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Un espace radicalement autre, en marge du réel

Dans le document Histoires d'ombres et traces mémorielles (Page 66-70)

3-1 Le cas particulier du musée mémoriel d’Auschwitz comme hétéro topie

III- L’ombre, un espace pictural autre

1- Un espace radicalement autre, en marge du réel

Nous avons définis dans la partie précédente le concept de l’espace autre hétérotopique en prenant l’exemple très particulier du musée mémoriel d’Auschwitz-Birkenau. Si cela nous sert à dé- finir l’espace de l’ombre comme un espace pictural radicalement autre en marge du réel il nous faut maintenant définir ce que l’on entend par « ombre » et ce que l’on entend par « marge ». L’ombre se définit par elle-même en marge de la lumière, elle s’y oppose et est son contraire. Considérons ici la définition de la lumière et de l’ombre faites par Michael Baxandall dans Ombres et Lumières. « La lumière elle est un flux d’énergie massique émis par une source de rayonne- ment »51 ; « comme le soleil, une bougie, une lampe etc. L’énergie massique (les photons) est une énergie

en excès, qui produit en surplus de petites particules se mêlant pour former des particules plus grosses. La lumière visible est les photons de la partie intermédiaire de ce spectre. Il existe de nombreuses struc- tures moléculaires à travers lesquelles l’énergie des photons n’est pas transmise sous forme visible. Il y a donc des inégalités, des interruptions du flux dans le monde. Des « trous dans le corps de la lumière »52.

Ces trous sont les ombres.

Les ombres percent donc des trous dans le champ optique, on peut en distinguer trois formes. Je note que dans un premier temps une ombre peut être une déficience locale, relative dans la quantité de lumière qui rencontre une surface, elle est alors objective. Dans le deuxième cas l’ombre est une variation locale et relative dans la quantité de lumière réfléchie de la sur- face vers l’oeil. Ainsi on note trois formes de déficiences, trois formes de l’ombre: que l’on ap- pelle ombre projetée, ombre portée et ombre propre et d’ombrage. Max Milner va définir l’ombre comme «à la fois un en deçà et un au-delà de l’être, vers lequel se tournent les époques que

les clartés rationnelles laissent sur leur soif d’illimité, mais aussi celles que tourmente l’idée d’un envers des choses et celles qui n’apprécient pleinement la lumière que dans la mesure où l’interposition d’un obstacle crée des contrastes donnant au monde visible relief et couleur.»53

L’ombre est donc en marge, en bordure de la lumière. Mais qu’est-ce qu’est pré- cisément une marge? Une marge se trouve au bord de quelque chose, à la frontière, à la lisière de... Elle est à côté de ce qui est au centre, de l’espace principal. C’est aussi un espace de dé- placement, en sociologie la marge peut être conçue comme un espace d’ordre social alter- natif, ce qui se passe en marge de l’ordre établi relève du contre-pouvoir et de la résistance54. Comme nous avons pu le voir mon travail se consacre presque exclusivement au relevé des ombres portées. Il est aussi important de noter que ces ombres de branches d’arbres sont crées à partir de l’éclairage public de la ville. Nous reviendrons plus précisément sur l’influence de l’éclairage pu-

51. Michael Baxandall, Ombres et lumières, Paris, Gallimard, 1999, p.11 52. Ibid., p.11

53. Max Milner, L’envers du visible, essai sur l’ombre, Paris, Seuil, 2005, p.10

54. Voir sur le sujet: Kevin Hetherington, The Badlands of Modernity, Heterotopia and social ordering, Londres, Routledge, 1997, 2003 pour la présente édition (Taylor&Francis e-library)

blic dans la ville dans le chapitre quatre de ce mémoire. Mais revenons à notre conception de l’ombre comme un espace radicalement autre. Si nous allons aborder le sujet de l’ombre pour ses qualités picturales il est intéressant de noter que certaines expressions comme « mettre à l’ombre » font passer quelque chose d’immatériel car l’ombre et les couleurs sont les seuls objets du monde physique à ne pas avoir de matérialité.

Elles ne sont qu’affaire de perception, cependant en 2012 une équipe de physiciens aus- traliens de l’université Griffith dirigée par David Kielpinksi démontre qu’un seul atome suffit à bloquer la lumière. L’infiniment petit, tout comme l’infiniment grand possède une ombre. «Mettre à l’ombre » signifie « aller en prison », un espace lui aussi définit par Michel Fou- cault comme une hétérotopie. Les prisons possèdent leurs propres règles et codes en marge du monde réel, de la société normative, elle crée ses propres normes, Je citerai le travail du photo- graphe serbe Milomir Kovačević (réfugié politique en France depuis 1995) qui va passer six jours à prendre des photographies de six prisons bosniaques et croates quand l’état Yougoslave se dé- sintègre, à raison d’une journée par prison et d’environ cinq cent clichés (soit quinze rouleaux de pellicule) par jour. Il se concentre sur les détails car « le détail permet de dire davantage […] Le détail, c’est une intention à ce qu’il y a de singulier. »55. Cette attention portée à ce qui est singulier rentre en conflit avec l’espace carcéral car ce dernier vise à tout uniformiser, à gommer toute indi- vidualité, à casser l’individu au moyen de l’uniforme, du matricule et de la surveillance constante. Mais les prisonniers pour garder une individualité (ou paradoxalement rentrer dans des rangs) usent de moyens divers pour créer des codes propres à l’espace carcéral comme les tatouages (ils dif- fèrent énormément selon les gangs et la zone géographique dans laquelle se trouve la prison) ou les photographies collées au mur des cellules. Un livre crée à partir de ce travail est publié aux éditions Actes-Sud en 1998 et les photographies seront exposées au sépulcre de Caen en 2000. Être à l’ombre veut donc dire se trouver dans un espace autre qui est définit par ses propres règles, outre la prison je peux aussi citer l’exemple des catacombes comme un monde à l’envers du notre, existant en parallèle, complètement coupé de lumière naturelle. Mais cela nous ferait, pour l’instant, sortir de notre propos. En revanche l’espace urbain de nuit, lieu de mes relevés d’échantil- lons d’ombres, peut aussi être compris comme un espace de marge. D’autant plus que pour réaliser mon travail artistique je me place à l’ombre des arbres, dans un autre espace bien précis. Cet espace est défini par le cadrage de mes photographies, où, nous l’avons vu précédemment, l’attention est portée sur le détail. Ce détail peut être alors compris comme un espace négatif de l’image de la branche d’arbre, plus les ombres prennent la place dans le format plus elles forment un contre-es- pace, une image autre de l’arbre visant à l’abstraction totale. Au fil des saisons, grâce aux dessins réalisées de manière mensuelle, nous pourrons alors voir comment l’ombre dévore l’espace de la lumière, la situation s’inverse donc la lumière (représentée, toujours, par le quadrillage ou le tra- vail de pointillés) devient un espace autre en marge des ombres. La marge prend alors le dessus sur le centre au fur et à mesure que l’on avance dans l’espace ou seront exposés les dessins de manière chronologique. Cet espace de marge ne sera pas simplement compris comme une pictura- lité autre prenant le dessus sur une certaine forme de figuration mais comme un espace possédant des implications sociales. En effet, nous le verrons dans le chapitre cinq consacré à la question du lieu, il se crée dans les marges des espaces de résistance à certaines formes de domination sociale. Mais l’ombre ne crée pas seulement un espace radicalement autre que ce soit dans sa matéria- lité ou dans sa picturalité. Elle possède une aura, est présente dans tous les mythes et plus particuliè- rement dans certains rites funéraires. À la fois familière et inquiétante car elle rend invisible certaines

18. Ker Than, « First Picture of an Atom’s Shadow—Smallest Ever Photographed »publié le 13 juillet 2012, https:// news.nationalgeographic.com/news/2012/07/120710-first-picture-atom-shadow-photograph-science-nature-smallest/,

parties du monde connu, elle crée selon l’expression de Freud, dans le domaine de la psychanalyse, une « inquiétante étrangeté ».

2- L’inquiétante étrangeté de l’ombre, esthétique ro-

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