• Aucun résultat trouvé

IV. LA FIN DU REGNE DE SENGHOR (1980-1984)

3. La fin d’une époque

3.2. Une ultime mise en scène

3.2.1. L’adaptation d’un des romans les plus populaires de la littérature sénégalaise

Pour sa dernière création avec le troupe, Raymond Hermantier s’attaque au roman d’Ousmane Sembène, les Bouts de Bois de Dieu, un classique de la littérature sénégalaise connu du grand public, qui rompt avec les pièces inscrites au répertoire de la troupe. L’auteur avait jusqu’à présent refusé toute adaptation de son livre, notamment au cinéma, et fixe comme condition le respect rigoureux de l’intrigue et de son ton politique, participant lui- même au travail de transposition. Hermantier sait que l’élite dakaroise et le milieu artistique sénégalais l’attendent au tournant pour cette dernière mise en scène, et met tout en œuvre pour travailler au mieux avec Ousmane Sembène et ses comédiens. La réécriture du roman s’étale sur près de deux ans, entre 1982 et 1983, utilisant beaucoup l’écriture de plateau, et la pièce tient finalement en trois heures – ce qui en fait la plus longue représentation de la troupe après

1

Lettre n°00730 mC/CT2 du Ministre de la Culture sénégalais (Abdel Kader Fall) à Raymond hermantier à propos de la prolongation de son contrat au Sorano, Dakar, le 19 mars 1984. BNF, fond Raymond Hermantier, cote 4-COL-163 (218).

2

Télégramme n°822 du 22 décembre 1983 et n°1065/DPL du 30 décembre 1983 échangés entre l’ambassadeur de France à Dakar (Claude Harel) et la direction de la DGRSCT (M. Rauch) pour une demande de subvention de la troupe du Sorano pour sa création des Bouts de Bois de Dieu d’Ousmane Sembène. Archives Diplomatiques de Nantes, fond de l’ambassade de Dakar (184PO 1), carton 844, dossier « ACT IV manifestations culturelles diverses ».

99

Macbeth. Quatre-vingt séances de répétition sont organisées entre l’hiver 1982 et le printemps

19831, et il est demandé aux comédiens d’étudier le roman. De plus, avant d’être jouée à Dakar, la pièce est présentée en Tunisie à la première édition des Journées de Carthage puis en France pour une lecture-spectacle au festival d’Avignon 1983, qui font office d’entrainement en vue de se confronter au public sénégalais.

Les Bouts de Bois de Dieu raconte le déroulement de la grève des cheminots sénégalais en

1947, revendiquant les mêmes droits que les travailleurs français – des allocations familiales, une retraite et une augmentation de salaire. Ecrivain et réalisateur engagé, Ousmane Sembène retrace les événements de la grève avec une vision très marxiste du conflit, c’est-à-dire selon le concept de lutte des classes, qui prend le pas sur celui de lutte des races défendu par Léopold Sédar Senghor.

Cette approche marxiste se traduit par une plus grande esthétisation du rapport de force entre l’administration coloniale et les cheminots sénégalais. L’administration française est incarnée par quatre personnages différents qui illustrent chacun un de ses aspects. Déjean, l’agent général de la Régie des chemins de fer, est profondément raciste et ne veut rien céder aux grévistes ; Isnard, le contremaître, est le bras-droit de Déjean, un aventurier qui exécute les ordres avec zèle et ne pose pas de questions ; Leblanc, un mécanicien, est lui du côté des grévistes, souhaitent les aider mais à conscience qu’il est leur ennemi dans ce conflit ; Pierrot, bureaucrate envoyé par la métropole pour fournir des informations sur la grève, finit par donner sa démission à Déjean tant l’attitude de l’administration l’écœure. Enfin, Bernardini, incarné par Raymond Hermantier lui-même, gardien de la prison, est un tortionnaire cruel et sanguinaire, incarnant les crimes de la colonisation.

Le rapport de force s’engage également sur le plan linguistique, qui s’affirme véritablement comme un élément structurant de l’action dramatique. Le wolof est présenté comme une langue-refuge, utilisé par les grévistes pendant leurs négociations avec les blancs pour ne pas qu’ils découvrent leur stratégie et comme langue de vérité, lors d’un meeting du député sénégalais Edouard2 présenté comme un traître, où Bakayoko, le leader de la rébellion, prend la parole en wolof pour dénoncer à ses frères l’opportunisme du député corrompu avec l’administration coloniale et les convaincre de continuer la lutte.

1

SONAR SENGHOR Maurice, Souvenirs de théâtres d’Afrique et d’Outre-Afrique, Paris, l’Harmattan, 2004, p. 136.

2

Désigne explicitement le député sénégalais Edouard Diatta, élu d’abord à l’Assemblée territoriale en 1946 puis à l’Assemblée nationale après l’indépendance, et ministre dans le premier gouvernement de Senghor.

100 Dans sa mise en scène, Raymond Hermantier présente la lutte des cheminots comme une lutte de libération des travailleurs, mais aussi des traditions africaines étouffées par le colonialisme, revendiquées notamment par les femmes qui soutiennent la grève. Leurs costumes traditionnels hauts en couleurs contrastent avec le bleu de travail uni des cheminots que Line Senghor s’est efforcée de recréer à l’identique de ceux d’époque. Les femmes cuisinent le riz et le mil et évoluent dans une immense armature en bois conçue par Malick Sy et Amadou Wane Sarr qui reproduit l’environnement métallique d’une gare ferroviaire.

L’audiovisuel est là encore un élément central de la mise en scène. Le fond de scène est recouvert par une grande toile blanche qui sert d’écran. Au début du spectacle, une série d’images retraçant les différentes grèves ayant eu lieu partout dans le monde entre 1902 et 1947 sont projetées sur une quinzaine de minutes. Tout au long de la pièce, des images d’archives, de grèves, de foules, sont projetées et dialoguent avec l’action scénique1

.

3.2.2. Abdou Diouf se désintéresse des activités du Sorano

La première des Bouts de Bois de Dieu a lieu le 1er mars 1984 au Sorano, annoncée en grande pompe par la presse partisane du pouvoir. Une délégation de cheminots ayant vécu les événements de 1947 est invitée à la soirée de gala, en compagnie d’une mission française envoyée par Jack Lang. Cependant, le jour même de la représentation, Raymond Hermantier reçoit une lettre du secrétaire d’Etat à la présidence, Jean Colin2

, lui présentant les excuses du Président Abdou Diouf qui ne pourra pas y assister :

« Monsieur le Président de la République a bien reçu votre lettre du 21 février 1984 à laquelle il a été très sensible.

[…] C’est avec plaisir que Monsieur le Président de la République aurait assisté à la représentation de la pièce : « Les Bouts de Bois de Dieu ». Malheureusement en raison d’engagements antérieurs, il ne pourra pas honorer sa présence à la représentation de cette pièce.

Il vous félicite, toutefois, d’avoir pu porter sur scène cette belle page de notre histoire nationale. » 3

1

Notamment dans la scène où Fa Keita est torturé par Bernardini, où au moment le plus violent le noir se fait sur scène pour laisser place à des images de souffrance, atténuée par l’intermédiaire de la caméra, sorte d’euphémisme scénique.

2

Après avoir été dans l’administration coloniale en AEF et dans l’administration sénégalaise issue de la loi cadre en 1956, il est nommé ministre des Finances en 1964 par Léopold Sédar Senghor. En 1971, il devient ministre de l’Intérieur. En 1980, Abdou Diouf le nomme secrétaire à la présidence. A la fin des années 1980, sa présence au sein du gouvernement est de plus en contestée. Il en ait finalement écarté suite au remaniement ministériel de mars 1990.

3

Lettre de Jean Collin à Raymond Hermantier, Dakar, le 1er mars 1984. BNF, fond Raymond Hermantier, cote 4-COL-123(214).

101 Cette communication par un intermédiaire du Président rompt avec les relations qu’entretenait le Sorano avec le Président Senghor. Abdou Diouf n’accorde pas autant d’importance au Théâtre et se fait plus distant de ses activités, bien qu’il ait conscience de son utilité politique – il propose une représentation des Bouts de Bois de Dieu dans la Régie des Chemins de Fer de Thiès pour le 1er mai 1984. Le Président n’entend plus utiliser le Sorano comme un relais de la politique gouvernementale, et l’éloigne progressivement de sa diplomatie1

.

Ce délaissement par le pouvoir présidentiel va de pair avec une politique de « désenghorisation » engagée par Abdou Diouf à partir de 1983, construisant son hégémonie en se dégageant de l’aura de Senghor.