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II. « LE LIVRE POPULAIRE » : ÉTUDE D’UN MODÈLE ÉDITORIAL

3. L E MARCHÉ DES COLLECTIONS À TREIZE SOUS (1905-1914)

3.3. Les publics

3.3.1. Typologie des lecteurs de romans populaires

Dans An Aesthetics of junk fiction101, Thomas J. Roberts dresse une typologie des

lecteurs contemporains de littérature de grande diffusion. Ceux mêmes qui jouissent d’une certaine culture esthétique s’en défont au profit de standards critiques stéréotypés lorsque, en « vacances culturelles », ils se consacrent à des lectures d’évasion publiées dans des séries populaires. Il est possible de trouver un équivalent dans le marché du début du XXe siècle pour quatre des catégories mises

à jour par Roberts102

Un premier groupe de lecteurs, qualifiés d’allergiques (allergics), apparaît absolument rétif à certaines lectures. Alors qu’il n’existe pas encore de frontières marquées entre les genres fictionnels, la variété des feuilletons et la polyvalence des auteurs en témoignent, cette catégorie était-elle répandue ? De prime abord, les seuls motifs de rejet pourraient apparaître éthiques ou moraux : ainsi, pour des lecteurs chrétiens, à qui le clergé suspicieux envers les livres populaires prescrivait

99 Isabelle Olivero, L’Invention de la collection… En outre, une enquête internationale de 1956, assez imprécise, fait état

d’expériences souvent éphémères (Harald Grieg, « Livres de poche et d’autres éditions bon marché » dans Union

internationale des éditeurs. Quatorzième congrès. Florence-Rome, 4-11 juin 1956. Rapports, Milan, Associazione

Italiana editori, 1956, p. 69-115). Mais elle apparaît peu exhaustive, dans la mesure où pour le domaine français elle ne mentionne rien avant « Le Livre de poche » et ignore par conséquent les collections qui nous intéressent.

100 En Grande-Bretagne par exemple, la presse ne diffusa de feuilletons qu’à partir du

XXe siècle, les quotidiens des pays anglo-saxons, de tradition protestante, publiant peu de fiction. Le genre qui alimenta « Le Livre populaire » n’y connut donc pas une fortune équivalente. Le roman populaire se vendait en fascicules (penny dreadfull). Par ailleurs, les kiosques de gare n’ayant pas connu dans ce pays plus libéral un monopole semblable à celui dont jouit longtemps Hachette, l’émulation des éditeurs des multiples collections de livres reliés bon marché (yellow backs) a contribué à établir plutôt ce format. Voir Michael Palmer, « Roman feuilleton et presse quotidienne populaire : expériences françaises et observations britanniques », dans Paul Féval romancier populaire. Colloque de Rennes, 1987, sous la dir. de Jean Rohou et Jacques Dugast, Rennes, Presses universitaires de Rennes/Interférences, 1992, p. 217-228.

101 Thomas J. Roberts, An Aesthetics of junk fiction, Athens (Ga), Londres, University of Georgia press, 1990, p. 70-86. 102 La catégorie désignée par Roberts sous le nom de fans, militants constitués en réseaux, a été laissée de côté, car il est

II. « Le Livre populaire » : étude d’un modèle éditorial

des romans jugés inoffensifs, préalablement sélectionnés ou produits à leur intention (comme ceux des Veillées des chaumières). Anne-Marie Thiesse a relevé aussi de nombreux témoignages de lectrices qui refusaient fermement les romans criminels, pas assez distrayants à leur goût, mais dont on leur a certainement inculqué qu’il ne s’agissait pas de lectures qui leur convenaient.103 A contrario, l’idée que leur pères ou leur frères s’intéressent aux romans-feuilletons, alors à dominante sentimentale, leur paraissait saugrenue. Selon Anne-Marie Thiesse, ces déclarations apparaissent révélatrices d’un clivage majeur à l’œuvre dans les lectures de masse, dont « le public applique plus qu’aucun autre le principe selon

lequel certains sujets, certains centre d’intérêts sont particulièrement dévolus à un sexe ou à une classe d’âge. »104

Deuxième famille, les exclusifs (exclusivists), à l’inverse des allergiques, se rencontrent chez les lecteurs portés spécifiquement vers un genre ou une collection. C’est cette clientèle que cherche à séduire et à fidéliser l’éditeur en soignant la présentation des ouvrages et en les singularisant par rapport à la concurrence. Dans le cas du « Livre populaire », il dut se trouver des « exclusifs sélectifs », selon la même logique de division par sexes et par âges. On imagine en effet que les inconditionnels, plus fréquemment jeunes et de sexe masculins, des romans d’aventures historiques, en étaient des consommateurs fidèles, mais qu’ils n’achetaient pas toujours les mélodrames larmoyants. Et les lectrices de ces drames sentimentaux se comportaient sans doute inversement.105

Les familiers (users), quant à eux, identifient bien les genres et les collections, mais ne les achètent ou ne les empruntent pas régulièrement. Ils leur consacrent néanmoins une attention suivie sur le lieu d’exposition, cédant à l’impulsion d’achat (ou de prêt) en reconnaissant un type de récit, un auteur ou un personnage familiers. Les lecteurs occasionnels (occasionnal readers), enfin, sont ceux qui se montrent le plus inconstants. La couverture accrocheuse, la réclame, sont conçues

103 Anne-Marie Thiesse, Le Roman du quotidien…, p. 59-73

104 Anne-Marie Thiesse, « Mauvais genres : quelques réflexions sur la notion de lecture populaire », Pratiques, 1987,

n° 54, p. 113. Même si les exceptions à cette règle ont pu rester marginales – et surtout discrètes – il convient néanmoins faire la part des choses entre discours social et lecteurs effectifs.

105 Le « Livre populaire » semble vouloir répondre à une soif de lecture d’évasion ouverte à toutes sortes d’intrigues :

romans sentimentaux, historiques, criminels. Il apparaît singulier que ce modèle ait obtenu du succès et ait perduré en dépit d’une telle partition des publics. Tallandier choisit quant à lui de diviser son « Livre national » en deux collections

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à l’attention de ces deux derniers types d’audience. Pour des raisons économiques, se recrutent ici la majorité des consommateurs.

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