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II. « LE LIVRE POPULAIRE » : ÉTUDE D’UN MODÈLE ÉDITORIAL

3. L E MARCHÉ DES COLLECTIONS À TREIZE SOUS (1905-1914)

3.1. La gamme des « 65 centimes » Fayard

Le succès du « Livre populaire » encouragea Fayard à développer une série de collections satellites. Il publia ainsi jusqu’à six « 65 centimes » par mois.81 Il s’agissait aussi de marquer son territoire face à la concurrence et « d’occuper du linéaire » dans les surfaces de vente sans discontinuer. Apparue en octobre 1906, la collection des « Œuvres de Gustave Aimard » paraissait aux alentour du premier de chaque mois ; les romans bon marché de Fayard se succédaient ainsi dans les kiosques à un rythme bimensuel, puisque « Le Livre populaire » sortait vers le 15. Pour les séries suivantes, les parutions se faisaient plutôt aux environs du 20 ou du 25. Comme l’expliqua Marcel Allain, les éditeurs populaires attachaient « une

grande importance à ce que la sortie de chaque volume soit prévue à une date rapprochée des payes de fins de quinzaine ou de fin de mois ».82

On peut catégoriser les collections sœurs à 65 centimes, qui se répartissent entre séries longues (plus de vingt parutions) ou brèves (autour de cinq), en quelques familles.

Tout d’abord viennent les suites attachées au renom d’un écrivain, qu’il s’agisse de romanciers du siècle précédent, comme Gustave Aimard83 (réédité entre 1906 et 1911), Pierre Alexis Ponson du Terrail (de 1908 à 1912), Louis Noir84 (entre 1911 et 1913), ou bien d’auteurs alors vivants, comme Aristide Bruant, dont Fayard republie les Bas-fonds de Paris (1910-1911), et Pierre Sales, avec ses « Grands drames de l’amour » (1913-1914).

De brèves séries, dont le personnage principal est un brigand célèbre, se succèdent en outre de 1909 à 1911 : « Vidocq », « Cartouche », « Mandrin », « Robert Macaire ». « Fra Diavolo » les rejoindra en 1914. On se situe-là dans une veine héritière de la littérature de colportage et dont le succès ne se dément pas.85

81 Entre septembre et décembre 1911, et de février à juin 1913. Au mois de janvier 1912, ce sont même sept collections

mensuelles à 65 centimes qui coexistaient et dont Fayard mit les nouveaux titres sur le marché.

82 Marcel Allain, « Du roman populaire et de ses possibilités commerciales », Europe, 1978, n° 590-591, p. 28. 83 Gustave Aimard (1818-1883), auteur de romans d’aventures se déroulant en Amérique du Nord ou au Mexique. 84 Les romans d’aventures exotiques de Louis Noir (1837-1901) sont emprunts d’une idéologie cocardière et colonialiste

très représentative de leur époque mais qui en rendent une réédition difficilement envisageable de nos jours.

85 Certes, « le colporteur n’existait plus. Il était, depuis longtemps, remplacé par les bibliothèques des gares, qui sont

des sortes de « voyageuses casanières », si l’on peut dire », écrit Fernand Fleuret. Mais ses « tristes héros » ennoblis par

l’imaginaire, continuaient de faire « rêver les femmes et les jeunes gens ». C’est qu’au « merveilleux populaire, qui

inventa les histoires de brigands, parallèlement à la rhétorique pédagogique qui inventa les Vies d’hommes illustres (…), il faut encore ajouter le vieil instinct de rébellion et d’indépendance qui sommeille au cœur des êtres les plus paisibles et les font battre les mains à la geste des hors-la-loi : détroussement de nigauds, gendarmes rossés, juges bernés, amours illicites, contrebande, fausse monnaie, travestis, etc... toutes choses qu’il serait tentant d’accomplir,

II. « Le Livre populaire » : étude d’un modèle éditorial

D’autres collections enfin sont consacrées à des aventures historiques en épisodes : « Les Drames de l’Inquisition » (1912), « Le Vautour de la Sierra » (1913-1914), « Le Capitaine de la Garde » et « Le Maître des Peaux-Rouges » (1914).

Tous ces romans sont des rééditions : ils sont déjà parus en fascicules, parfois même chez Fayard, ou en feuilleton. La présentation à 65 centimes leur confère un nouvel attrait et autorise leur remise en vente.

L’éditeur s’enhardit cependant et invente un tout nouvel objet éditorial : c’est la naissance de « Fantômas », aujourd’hui bien connue, quoique alimentée des légendes que Marcel Allain (1885-1969) se plut à entretenir sa vie durant. Fayard a appliqué le concept du feuilleton, jusqu’alors diffusé au travers de support comme le rez-de-chaussée ou le fascicule, au format du livre. La périodicité devient plus espacée (mensuelle), mais l’esprit, et surtout l’intention demeurent : entretenir une vente réitérée par la fidélisation de la clientèle. Jusqu’à nos jours, nombre de collections de livres de grande diffusion s’organisent sur le même principe d’un personnage central récurrent, donnant son nom à la série. L’opération fut renouvelée avec « Carot Coupe-Tête » (1911-1913), de Maurice Landay, et avec « Naz-en-l’Air » (1911-1913) puis « Titi le Moblot », (1913-1914) par Souvestre et Allain, deux séries méconnues d’inspiration revancharde.

S’agissant des « Fantômas » (1911-1913), le tirage cumulé revendiqué par la librairie Fayard dans les années 1950 s’élève, pour l’ensemble des titres, à cinq millions d’exemplaires.86 Le roman connut aussi de nombreuses traductions.87 Relayé par les films de Feuillade88, l’engouement pour l’insaisissable criminel dépasse le public peu cultivé qui constitue la clientèle coutumière des romans à bon marché. Artistes et intellectuels le célébreront, parmi lesquels Apollinaire, Cocteau ou les surréalistes.89

mais dont nous préserve une honnête lâcheté, une sujétion séculaire. » (Fernand Fleuret, Cartouche et Mandrin d’après les livrets de colportage, Paris, Firmin-Didot, 1932, p. 3-13). La pérennité de ces personnages dans les collections à bon

marché perdure jusqu’à nos jours, entretenue par la télévision et le cinéma, parfois de façon inattendue. Depuis 1999, Vidocq est ainsi le protagoniste d’une série de romans pornographiques publiés sous la signature de Zara aux éditions Vauvenargues, dans leur « Série X ».

86 Histoire de la Librairie Arthème Fayard…, p. 10.

87 Traductions dans douze pays, d’après Alfu, L’Encyclopédie de Fantômas. Etude sur un classique, Paris, autoédition,

1981, p. 97-98.

88 Cinq films sortis de mai 1913 à mai 1914 (Francis Lacassin, Maître des lions et des vampires, Louis Feuillade, Paris,

Bordas, 1995, p. 138-151).

89 « Au Bureau de Recherches surréalistes, un exemplaire de l’Introduction à la psychanalyse trône, voisinant avec le

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