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QUATRE TYPES DE PHRASES

Dans le document Qui a écrit Aétius, Juba et Tachmas ? (Page 135-138)

PHRASE ET CHOIX STYLISTIQUES

IV. QUATRE TYPES DE PHRASES

Des profils de courbes, comme ceux des tableaux 9 et 13, indiquent l’existence de plusieurs populations. Comme indiqué plus haut, le mode principal, dans les trois corpus est situé à 8-9 mots, c’est-à-dire la longueur moyenne de l’alexandrin. Les modes secondaires sont des multiples de 8-9 : 16-18 ; 24-27… ce qui correspond à des phrases de deux, trois, quatre vers, etc. Autrement dit, les différents écrivains sont contraints par la versification mais ils donnent aux différentes phrases des poids différents (signalés par la hauteur des modes).

On suppose que chacun des quatre types de phrase est homogène (la distribution du caractère épouse une forme en cloche). Cela permet d’utiliser les points d’inflexion des courbes (tableaux 9 et 13) pour délimiter ces populations, chacune étant centrée sur un mode : phrases courtes (de 1 à 13 mots) ; moyennes (de 14 à 22 mots) ; longues (23 à 46 mots) ; très longues (47 mots et plus).

Le vocabulaire de chacun de ces ensembles est comparé à celui des trois autres, grâce à la méthode du vocabulaire caractéristique1.

Cette comparaison porte sur les catégories grammaticales et sur les vocables.

Dans les phrases courtes, le verbe domine et l'indicatif l'emporte sur les autres temps. Les vocables les plus caractéristiques de ces phrases sont les pronoms personnels : je, tu et vous. Ils sont suivis de : seigneur, monsieur, adieu, madame et des verbes aller, dire, écouter, parler… Ce sont les phrases de l'interpellation et de l'action. Car l'essentiel de l'action – sur une scène de théâtre – consiste à interpeller l’autre ou les autres, parler, entrer et sortir de scène ! Ces phrases commencent souvent par des interjections et se terminent par des points d’interrogation ou d’exclamation (c’est-à-dire que l’intonation monte jusqu’à la fin au lieu de redescendre comme lorsque la phrase se termine par un point), ce qui ajoute à la tension dramatique. Dans les tragédies présentées par J. Racine, comme dans celles de J. La Chapelle et de J.-G. Campistron, ces brefs échanges ont d'avantage de poids par rapport à celles des deux frères Corneille. Au moins autant que le contenu de ces confrontations verbales, c’est le choix de leur donner la première place qui caractérise le "style" des pièces présentées par J. Racine.

Les phrases de longueur moyenne sont celles de la conversation courante mais débarrassée de la tension présente dans le groupe précédent. Ici encore le groupe verbal l'emporte mais moins nettement que dans les phrases courtes.

Les phrases longues remplissent deux fonctions différentes. La majorité d'entre elles sont des phrases d'exposition : récits d'évènements qui se passent en dehors de la scène et sont

1 Monière Denis, Labbé Cyril et Labbé Dominique. Les particularités d'un discours politique : les gouvernements minoritaires de Pierre Trudeau et de Paul Martin au Canada. Corpus, 4, 2005, p. 79-104 (texte consultable en ligne sur les Archives ouvertes du CNRS). Nous présentons ici un simple résumé. Un article ultérieur reviendra en détail sur les caractéristiques du style dans les pièces présentées par J. Racine.

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rapportés au spectateur ; retours en arrière, ou précisions historiques indispensables pour comprendre un incident ou le comportement d'un personnage. En effet, le théâtre classique était enserré dans un très grand nombre de règles. L'action devait se dérouler en moins de 24 heures, on ne devait pas voir sur scène de violences et encore moins de sang, les personnages devaient se comporter avec bienséance, etc. L'auteur ne peut donc pas montrer de combat, de duel ou de meurtre ; il doit les faire raconter par un témoin. On trouve également des phrases longues dans la bouche de quelques personnages – comme les rois, les empereurs, les grands capitaines – lorsqu'ils parlent aux autres dans le cadre de leurs fonctions. Lorsque de tels personnages parlent beaucoup – par exemple : Cinna de Corneille ou Alexandre de Racine – la moyenne s'en trouve nettement augmentée.

Les phrases très longues comportent 48 mots et plus. On y trouve quelques rappels historiques et, surtout, l’exposition de la pensée, de l’intériorité, des déchirements d'un personnage clef, soit qu'il parle à un confident, soit qu'il se livre à un monologue (stances).

Voici la phrase la plus longue des pièces publiées par J. Racine. Au premier acte de Phèdre, Hippolyte parle de son père (Thésée) :

Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix, S'échauffait au récit de ses nobles exploits, Quand tu me dépeignais ce héros intrépide Consolant les mortels de l'absence d'Alcide, Les monstres étouffés et les brigands punis, Procruste, Cercyon, et Scirron, et Sinnis, Et les os dispersés du géant d'Epidaure, Et la Crète fumant du sang du Minotaure : Mais quand tu récitais des faits moins glorieux, Sa foi partout offerte et reçue en cent lieux ; Hélène à ses parents dans Sparte dérobée ; Salamine témoin des pleurs de Péribée ;

Tant d'autres, dont les noms lui sont même échappés, Trop crédules esprits que sa flamme a trompés : Ariane aux rochers contant ses injustices,

Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ; Tu sais comme à regret écoutant ce discours, Je te pressais souvent d'en abréger le cours, Heureux si j'avais pu ravir à la mémoire Cette indigne moitié d'une si belle histoire. (Phèdre, acte 1, scène 1, vers 75 à 94)

Cette phrase couvre 20 vers et comporte 163 mots. Elle illustre bien le style de ces pièces : une suite de petits segments épousant le vers (ou le demi vers), juxtaposés plus que coordonnés ou subordonnés. Elle se situe dans la première scène où le fils, discutant avec son confident expose la situation et l’ambivalence de sa relation à son père. Il se parle surtout à lui-même, mais la présence du confident évite l’aspect artificiel des stances.

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Conclusions du chapitre

Par rapport aux frères Corneille, les pièces présentées par J. Racine entre 1667 et 1677, se caractérisent par un poids prépondérant donné aux phrases courtes et très courtes. Elles surviennent dans les scènes de confrontation marquées par de fortes densités des interpellations, interjections et exclamations. Au moins autant que le contenu de ces confrontations, c’est le choix de leur donner une place prépondérante qui caractérise le "style" des pièces présentées sous les noms de J. Racine, J. de La Chapelle et J.-G. Campistron.

Pour les pièces présentées par J. Racine, le style n’est stable qu’entre la troisième tragédie (Andromaque) et la neuvième (Phèdre). La longueur des phrases, leur spécialisation lexicale et leur construction ne seraient donc pas des caractéristiques intrinsèques à l’écrivain mais plutôt le résultat de choix dramaturgiques qui peuvent changer au cours du temps. Dès lors, on ne peut utiliser ces indices pour une attribution d’auteur qu’après s’être assuré, comme nous l’avons fait ici, qu’ils sont stables chez la plume présumée, du moins pour la période considérée.

Sans doute, cette spécialisation des phrases en fonction de leur longueur et de leur construction a-t-elle parue évidente au lecteur. Pourtant, à notre connaissance personne n’avait relevé ni défini précisément ces caractéristiques. Comme pour l’identification de l’écrivain, cette étude est hors de portée d’une simple lecture érudite et les données à manipuler sont trop volumineuses pour un recensement manuel.

Pour l’instant, dans nos dépouillements, nous n’avons pas rencontré deux écrivains présentant de telles ressemblances dans deux de leurs textes et a fortiori dans toutes leurs œuvres. La probabilité d’occurrence d’un tel événement paraît donc extrêmement faible. On peut conclure que les caractéristiques des phrases dans les trois corpus J. Racine, J. La Chapelle et J.-G. Campistron désignent un écrivain unique.

Cela renforce les conclusions tirées grâce aux distances intertextuelles et aux classifications automatiques.

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CHAPITRE IX

Dans le document Qui a écrit Aétius, Juba et Tachmas ? (Page 135-138)