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Le trope synesthésique et ses interactions avec d’autres figures

Deuxième chapitre : Les synesthésies dans Alcools

1. Analogie du sensible : vers une synesthésie définitoire

1.2 Le trope synesthésique et ses interactions avec d’autres figures

En espérant avoir clarifié sur ce qu’est la synesthésie, l’avancement de la présente recherche se soumettra donc à un examen d’Alcools en deux étapes, alternativement à l’échelle rhétorique et symbolique, et dont la première met en place le contexte analytique pour le reste du chapitre, où les synesthésies participent à la création poétique principalement à titre de figure de style. De ce fait, il y a lieu, de manière plus scrupuleuse, d’inspecter minutieusement la qualité rhétorique de synesthésie comme métaphore, voire même comme trope, ses distinctions et ses interactions avec d’autres figures.

Huang, Tao, « Délimitation et distinction de synesthésie », Seeking Truth, nº 5, Beijing, 1995.

Donnons suite à la contestation de la polysémie synesthésique, amorcée par celle de gustation d’Aristote et de Williams . Dans sa dissertation 70 judicieuse , bien qu’elle appelle les adjectifs qui se réfèrent, et en mesure de 71 s’appliquer aux différentes modalités sensorielles les adjectifs synesthésiques, Rakova ne soutient pas pour autant qu’ils devraient être interprétés comme métaphoriques ou polysémiques : le syncrétisme lexical est fondé sur la manière dont la conceptualisation de notre sensorium fonctionne, il n’existe pas une « extension » d’un sens à l’autre. Par exemple, dans température chaude, couleur chaude et voix chaude, le chaud se rapporte toujours au concept CHAUD, psychologiquement primitif, couvrant tous domaines d’expériences sensorielles. Sa monosémie synesthésique se complète avec un autre point de Le Guern, qui souligne le rôle primordial des expériences synesthésiques perceptuelles dans la détermination linguistique de synesthésie, conclut que la synesthésie est «  la saisie d’une correspondance au niveau de la perception elle-même, en deçà de l’activité linguistique  ». 72

Dans ces analyses, les adjectifs synesthésiques sembleraient par conséquent n’être qu’une réflexion de la multisensorialité de notre perception, et cesseraient effectivement d’être une figure, du moins pour les plus conventionnels.

Nous nous rangeons, sans que la fonction cruciale de perception soit d’autant plus négligée, à l’opinion de Strik Lievers qui affirme, en accentuant la 73 différenciation de nos sens, que la synesthésie est indéniablement une figure, dans ses formes courantes aussi bien que vivantes. Le fait que la façon dont nous percevons l’extérieur s’avère souvent être un phénomène fondamentalement multisensoriel, de sorte que dans de nombreux cas, une expérience perceptuelle n’arrive pas à être attribuée à un sens unique, ne signifie pas que nos concepts sensoriels sont indifférenciés. Qu’Aristote reporte le goût au toucher, ou que Williams unisse de sa part les mots olfactifs au goût, l’utilisation des étiquettes du sens commun de l’odorat, du goût et du toucher n’aurait pas pu s’éviter — il n’est nullement besoin de postuler, en faveur des adjectifs synesthésiques où les sens

Voir chap. 1, 2.1, § 10-12.

70

Rakova, M., The Extent of the Literal : Metaphor, Polysemy and Theories of Concepts, London:

71

Palgrave Macmillan, 2003.

Le Guern, Michel, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse, 1972.

72

Strik Lievers, F., « Figures and the senses. Towards a definition of synaesthesia », Review of

73

coopèrent, se mélangent et même se brouillent l’un dans l’autre, une catégorie sensorielle syncrétique.

Pour récapituler, en dépit du fonctionnement intégré de nos sens, la conceptualisation de notre expérience perceptuelle partage le sensorium en différents sens. Les descripteurs linguistiques d’expérience sensorielle ont donc tendance à être inventoriés comme relatifs à un sens ou à l’autre, en conformité avec le bon sens de notre conceptualisation du sensorium. En certains cas, tels descripteurs peuvent avoir trait à plusieurs sens comme dans l’adjectif CHAUD, dont la thermoréception, diachroniquement avant les autres, est souvent perçue comme sens dominant, son application à d’autres modalités génère donc un transfert conceptuel, une métaphore.

Le trope synesthésique justifié, il est à présent possible d’illustrer le rapport entre synesthésie et d’autres figures.

Une communauté de vues entend par synesthésie une métonymie, ou une métaphore métonymiquement motivée. Comme dans (rouge est une) couleur chaude, la contiguïté expérientielle en ferait ressortir plausiblement l’invocation au feu qui est à la fois rouge et chaud. Toutefois, cette tournure ne s’en autorise pas pour prétendre qu’elle contienne un composant métonymique. Fournir un autre exemple de métonymie, plus typique et consensuel, pourrait faciliter la compréhension de l’incompétence de contiguïté en matière de plaidoyer de l’interprétation métonymique de synesthésie. Dans un énoncé tel que je bois un verre, il est manifeste que l’énonciateur fait allusion par le verre à son contenu. Les verres sont objets dont la fonction est de contenir quelque chose, typiquement un liquide qui, afin d’être bu, est souvent placé à l’intérieur d’un récipient. La relation entre le verre et son contenu est simplement décrite, rendue explicite par la métonymie — mais n’est pas créée par elle. Inversement, dans rouge est une couleur chaude, nulle relation entre rouge et chaud n’est préétablie, la couleur rouge ne possède pas de propriétés intrinsèques pour être chaude — la relation de rouge et de chaud, alors deux concepts indépendants, est créée par synesthésie.

Malgré leur divergence, il se trouve que la synesthésie et la métonymie pourraient, ou dans des situations appropriées, s’associer : la citation de Montale, «  un son de bronze tombe de la tour  » exhibe une synesthésie qui repose sur la

relation entre son et bronze, tandis que la métonymie ne concerne que le nom bronze (de la tour) et son référent. Autant dire que un son de bronze est une métaphore synesthésique qui comporte un mot, bronze, dont la référence est métonymiquement accessible.

De même, la synesthésie peut coexister avec hypallage. Proust nous offre un cas d’hypallage faisant intervenir des lexèmes sensoriels quand il voulait décrire les cheveux d’Albertine dans La Recherche : «  la brune sécheresse de ses cheveux ». La connexion syntaxique entre le nom sécheresse et l’adjectif brun, plus particulièrement comme une «  adjectivation transposée  », initie un conflit conceptuel. Si l’hypallage est identifiée, et en renvoyant l’adjectif brun au substantif ses cheveux, cette phrase aurait interprétée comme « la sécheresse de ses cheveux bruns », ce qui, en retour, affaiblira la conflictualité synesthésique.

Il appert donc que l’hypallage coexiste avec la synesthésie de la même manière que métonymie : toutes deux sont stratégies destinées à désactiver la conflictualité synesthésique, dont la première atteint l’homogénéité par assigner, ou distribuer les termes conflictuels à leur sujet sémantique, et la dernière par agir sur la référence d’un concept saturé.

Une autre figure par laquelle de différentes expressions sensorielles peuvent être alliées est la comparaison, elle est pourtant de nature incompatible avec la synesthésie. Les comparaisons assimilent explicitement les concepts qui, aussi distants qu’ils soient, ne peuvent en aucun cas se coïncider en vue d’une éventuelle analogie que l’on s’attend à en tirer, et retiennent, même intensifient leurs dissemblances et leur incompatibilité comme des parties indépendantes. Si nous apportons une modification à cet exemple « lumière est comme parfum » en enlevant le comparant comme, une comparaison se transformera en une synesthésie et leur distinction se dessine : pendant que la comparaison présuppose et maintient la séparation des domaines sensoriels en question, la synesthésie les embrouille, compromettant leur identité originale.