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2.1 « Ces grappes de nos sens qu’enfanta le soleil »

2.3 La synesthésie dormante

En effet, à part ces exemples synesthésiques que nous avons présentés et classifiés ayant pour indice les vocabulaires sensoriels bien déchiffrables, nous remarquons, entre autres, une existence des métaphores qui, mettant à part leur structure analogique relativement plus patente et sensible, donc relativement plus immédiate et superficielle, recèlent une relation de ressemblance implicite mais véritablement plus constructive car c’est elle qui les génèrent à l’origine — et elle est synesthésique. Attendu que cela nous demande l’effort de mettre au jour l’intersection dissimulée à l’intérieur des métaphores, nous nous permettons de désigner ce genre de synesthésie sous le terme de synesthésie dormante. La raison de cette dénomination consiste en ce qu’elle sont de nature à se mouvoir et à être

Le terme fut utilisé pour la première fois par le psychologue allemand Robert Vischer en 1873.

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(Ricard, Mathieu, Plaidoyer pour l’altruisme, Nil, Paris, 2013. p. 48)

Sur des synesthésies fondées sur la connaissance du goût, voir surtout « Vendémiaire » (p. 149)

mue, mais reste arrêtée et fixée, c’est à notre tour de la réveiller ou canaliser (si l’on se réfère à l’expression de l’eau dormante) . 84

La génétique de la plupart des synesthésies dormantes dans le recueil devrait être attribuée à la multisensorialité des mots imagés. Notre premier exemple sera ces deux vers dans « L’Ermite » :

Ô Seigneur flagellez les nuées du coucher Qui vous tendent au ciel de si jolis culs roses (…) (p. 100)

En apparence, le parallèle se fait dans le même sens et n’implique rien d’autres que les perceptions visuelles de la forme, la couleur et la figure. Il est valable, certes, mais avec le verbe en impératif « flagellez » qu’Apollinaire a pris soin d’y insérer pour prier le « Seigneur » céleste de châtier les « nuées » trop aguichantes comme les «  culs  », nous osons ainsi conjecturer sur une opération d’aliénation sémantique plus cruciale et plus profonde qui est fondée sur une synesthésie vue- toucher — les nuées sont douces. L’introduction voluptueuse des fesses n’est ici que pour consolider la sensibilité de cette base analogique et synesthésique, et pour, sûrement, l’effet de la surprise des images.

Souvenons-nous des discussions dans la partie précédente sur l’identité problématique de la synesthésie, parce que la détermination synesthésique de l’expression «  les nuées sont douces  » pourrait faire l’objet de désaccord. Il n’est nullement contestable qu’un objet ou un phénomène nous arrive par voies sensorielles multiples, la multisensorialité de la réalité perceptive est admise. C’est au cours du processus de sa conceptualisation où a lieu la différenciation des impressions confuses et désordonnées de cet objet ou de ce phénomène, parce que nos sens sont communément considérés comme séparés. Par conséquent, la perception la plus dominante et la plus essentielle ne tend à devenir un concept que dans le cadre d’un seul sens, et prioritaire, qui prime sur les autres perceptions de l’objet ou du phénomène — quand l’expérience tactile des nuages

Il faut faire observer la différence entre les expressions de la synesthésie dormante et la

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métaphore dormante. Tandis que la première se penche principalement sur son côté « non-activé », la dernière est largement employée pour signifier les métaphores courantes, stéréotypées, et parfois lexicalisées.

est encore étranger à la plupart de manière générale, le mot «  nuées  » est donc évidemment caractérisé visuellement.

L’acquisition d’une telle synesthésie dormante pourrait parfois se servir de clé à l’interprétation textuelle. La pièce maîtresse du recueil, « La Chanson du mal-aimé » qui commémore l’amour d’un Apollinaire de vingt ans pour son Annie Playden, nous en offre ces trois étonnants vers plaintifs :

Juin ton soleil ardente lyre Brûle mes doigts endoloris Triste et mélodieux délire (…) (p. 59.)

De même, si nous nous contentons de ne nous représenter que l’image du « soleil » superposée par celle de la «  lyre  », et prendre isolément ce torride mois de juin pour cause de la brûlure qui s’abat, la précieuse poéticité de cette phrase nous échappera avec l’omission d’une architecture synesthésique interne : la présence simultanée de la lyre et des « doigts » par eux-mêmes annonce avec précision que ce n’est pas naturellement l’éclairage solaire qui endolorit les doigts du poète, mais il s’identifie à Orphée étant fils d’Apollon qui joue affectueusement de cette « ardente lyre » de soleil — et dont les rayons peuvent en effet être vus comme les cordes de l’instrument. Et comme la lyre est souvent symbole de l’art poétique, le rapprochement à la rime de « lyre » et de « délire » ne manque pas d’intérêt : le poète assument que sa poésie entraîne une perte de rapport normal au réel, un égarement, des divagations. Écrire des vers à la façon dont Orphée joue de la lyre du soleil, les doigts endoloris parce que c’est une chanson du mal-aimé qu’elle chante, triste et mélodieuse.

Pour plus d’exemples :

(1) Sache nos cœurs sache les jeux que nous aimons / Et nos baiser

quintessenciés comme du miel (« L’Ermite », p. 103)

(2) Voie lactée ô sœur lumineuse / Des blancs ruisseaux de Chanaan

/ Et des corps blancs des amoureuses / Nageurs morts suivrons- nous d’ahan / Ton cours vers d’autres nébuleuses (refrain de « La Chanson du mal-aimé », p. 46)

(3) Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez

votre cœur / Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels (« Zone », p. 43)