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3. Les contes traditionnels du corpus

3.3. Le travail de réécriture

Perrault lui même cherchait, à travers l’élaboration de ses Contes, à traduire l’oralité des contes de tradition populaire, dans une écriture raffinée. Marc Soriano a dit de lui qu’il voulait mettre « au service de l’art populaire, de sa fraîcheur, de sa profondeur, les ressources de l’art savant 58 ». Selon ce spécialiste des contes, Perrault se serait permis d’effacer les éléments primitifs des contes traditionnels pour créer de véritables adaptations littéraires. D’après les termes de Georges Jean, à travers Perrault, les contes se sont « humanisés », et la « psychologie » a pris la place des tensions tragiques primitives et sacrées. Selon le critique, les transcriptions de Perrault sont de véritables réécritures dont le style est inimitable. Par exemple, l’humour dans les contes de Perrault n’était pas présent dans les contes-sources ce qui souligne le véritable travail de réécriture de l’écrivain.59 La visée et la signification des contes réécrits ont été détournés. Perrault ne cherchait pas à respecter le fonds populaire traditionnel, puisque son œuvre n’était pas au service de la valorisation de ce répertoire. Au contraire, sa « réécriture » opérait des transformations importantes : censures, suppressions, ajouts ou omissions d’éléments des contes originels dont il s’inspirait. Il a changé ce qui pouvait choquer le sens de la bienséance et de la vraisemblance. De même, il sélectionnait les contes qu’il voulait réécrire et ne gardait que ceux qui lui plaisaient et qui l’inspiraient. Ceux qui ne répondaient pas à ses préoccupations ont été laissés de côté lors de son tri. Cette censure s’explique en grande partie par sa volonté de s’adapter aux goûts mondains. Ce travail avait une visée à la fois pédagogique, littéraire et une volonté d’élargir le lectorat du conte au milieu mondain des salons. Sa démarche a engendré une christianisation des contes oraux et ajouté une dimension moralisante à ces récits primitifs. Perrault s’est servi de la tradition populaire pour montrer son talent littéraire. « Il s’agit bien d’un exercice de style et non d’une transcription objective de l’oralité populaire : le conte de nourrice offre une matière brute mais c’est bien la manière de Perrault qui en fait une œuvre littéraire moderne, autonome et inédite 60 ». Nous pouvons donc qualifier l’entreprise de Perrault de réécriture des contes populaires oraux en récits stylisés et littéraires. Ainsi, même le conte de Perrault que nous qualifierons de « conte-source » est déjà une réécriture de textes antérieurs.

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M. Soriano, op. cit.,p. 491 et XIV

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G. Jean, Le pouvoir des contes, p. 155- 191

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Mais les frères Grimm n’ont pas agit autrement lorsqu’ils ont compilé des contes issus des villages ruraux de la Hesse. Leur collecte a donné lieu à des retranscriptions par écrit des contes récoltés, plus au moins fidèles à la matière orale. Pour s’adresser aux petits bourgeois de leur temps ou aux personnes éduquées de la classe moyenne, leurs œuvres ont modifié légèrement la transcription originale. Certains critiques soutiennent que leurs contes proviendraient directement des Contes de Perrault. Georges Jean reconnaît que leur langue est la langue simple de la prose parlée, mais qu’elle relève plus de l’écriture que de l’oralité. Selon lui, le fait de s’adresser à un public bourgeois a inévitablement conduit à une transformation des contes originaux. Il distingue deux catégories de transcriptions : « les transcriptions brutes » qui préservent le patois ou la langue régionale et les « transcriptions fidèles mais homogénéisées » dans lesquelles il range le travail des frères Grimm61. D’après son analyse, les

contes des frères Grimm seraient restés fidèles à la trame des contes originaux, au style sobre, à leur structure et au contenu, mais ils auraient été adaptés pour convenir au public qu’ils voulaient atteindre. La société décrite dans les contes allemands ne serait pas celle de la réalité paysanne mais plutôt celle de la cour princière au début du XIXe siècle en Allemagne. Le milieu social dans lequel vivent les personnages du conte serait un reflet de la réalité de l’époque et non le reflet de la réalité paysanne des contes oraux. Jack Zipes insiste sur les conséquences qu’ont eues les modifications stylistiques sur la matière originelle. Selon lui, l’entreprise des Grimm a inévitablement conduit à la « bourgeoisification » des contes 62. Les frères Grimm auraient donc retouché les contes traditionnels dans une fin bien précise : l’ambition de créer une œuvre d’art. C’est en particulier le cadet Wilhelm qui s’est chargé d’ajouter aux contes collectés une dimension littéraire et artistique.

Les spécialistes des frères Grimm s’accordent aujourd’hui pour dire que, malgré l’intention première des écrivains allemands de révéler la richesse de la tradition culturelle des classes pauvres, les contes de Grimm se sont écartés de la sobriété des contes traditionnels populaires. Leur travail n’aurait donc pas abouti à une réelle traduction brute des contes oraux, mais plutôt à une mise par écrit stylisée et adaptée.

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G. Jean, p. 27-189

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L’ambition des frères Grimm était donc triple : valoriser la tradition orale, créer une oeuvre littéraire, mais aussi s’adresser à un public juvénile. Leur objectif était de rendre la lecture du recueil agréable et accessible aux enfants 63. L’adaptation des contes écrits populaires effectuée par les Grimm, révèlent que toute œuvre s’inscrit dans la longue lignée de l’écriture littéraire, faite de reprises et de transformations.

Nous allons voir que ces deux contes, malgré tout qualifiés de “conte- sources” dans notre travail, sont à la portée d’un jeune public pour deux raisons précises. D’abord parce que leurs auteurs souhaitaient les destiner aux enfants, mais aussi parce que leurs formes mêmes sont adaptées à l’enfance. Pourtant, la question du destinataire des contes de Charles Perrault et des frères Grimm est loin d’être simple, c’est ce que nous nous apprêtons à appréhender.

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