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Transport de matière et structure du verre

L’aspect granulaire du mélange vitrifiable, qui impacte ses propriétés physiques et chi-miques, est crucial pour l’élaboration du verre. L’autre trait mis en lumière pour expliquer en quoi la persistance des hétérogénéités pose problème est la lenteur du transport de masse dans les silicates. Il est, à ce titre, nécessaire de se pencher sur la structure des verres pour mieux comprendre comment la mobilité atomique y préside à des phénomènes macrosco-piques [Calas et al., 2002] comme la dissolution de cristaux ou leur nucléation et croissance, ou encore la séparation de phase. On se restreindra ici aux verres d’oxydes, et plus particu-lièrement aux silicates.

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1.3.1 Structure des silicates fondus et amorphes

La structure des silicates fondus est difficilement accessible, en raison de leur température de liquidus souvent élevée. Toutefois, le verre offre un excellent substitut [Majérus et al., 2004, Cormier et al., 2011] pour une étude commode dans les conditions ambiantes. Il est en effet obtenu par refroidissement rapide d’un liquide. Cette trempe fige la structure du réseau silicaté : le verre présente donc l’organisation qu’avait le liquide à une température plus élevée, dite température fictive, qui dépend de la vitesse de refroidissement.

On fait généralement remonter à [Zachariasen, 1932] les fondamentaux de la structure des verres. Cristallographe, il postule que la différence entre une phase cristalline et son analogue vitreux réside dans un désordre à l’échelle de plusieurs atomes, tandis que l’organisation entre premiers voisins serait la même dans les deux cas. Dans le cas de la silice vitreuse, la coordination tétraédrique des atomes de silicium par des atomes d’oxygène est identique à celle du quartz, mais le désordre provient de la rotation entre les sommets des tétraèdres. Récemment, les images de microscopie électronique en transmission de [Huang et al., 2012] (Figure 1.11) ont apporté une preuve expérimentale directe de ce modèle du réseau aléatoire proposé 80 ans plus tôt.

Figure 1.11 – Images STEM d’une bicouche de silice cristalline (à gauche) et vitreuse (à droite) sur graphène tirée de [Huang et al., 2012]. L’accord avec le modèle de Zachariasen schématisé sur les premières vignettes est excellent.

L’ajout de fondants introduit une source de désordre supplémentaire par la formation d’oxygènes non-pontants, c’est-à-dire des atomes d’oxygène qui ne sont pas liés à deux atomes de silicium mais à une seul. La charge négative portée par l’atome d’oxygène est alors compensée par la présence à proximité d’un contre-cation alcalin ou alcalino-terreux. La Figure 1.12 représente l’effet de l’ajout de Na2O à un réseau aléatoire de silice : les liens entre certains tétraèdres sont rompus grâce à l’apparition d’oxygènes non-pontants.

On parle alors de réseau aléatoire modifié, car le désordre structural créé par l’apport de cations se regroupe dans des hétérogénéités ou « canaux » du verre [Greaves, 1985]. C’est cette capacité qui distingue les cations dits formateurs de réseau, comme Al3+ ou Si4+, des cations modificateurs de réseau comme Na+, Mg2+ ou K+. Les premiers forment des liaisons plutôt covalentes avec les anions oxyde, tandis que les seconds ont une liaison plus ionique [Warren et Pincus, 1940]. Cette vision de la structure du verre est relativement simplifiée, l’élucidation complète est encore loin d’être acquise [Wright, 2014].

Figure 1.12 – Représentation schématique de l’effet dépolymérisant de l’ajout de Na2O à un verre de silice (A). Les quatre oxygènes non-pontants sont chacun compensés par un cation Na+ (B).

Dans un verre de silice pure, d’un point de vue stœchiométrique, tous les oxygènes sont pontants, autrement dit chaque tétraèdre est connecté à quatre autres par ses voisins, formant une chaîne ininterrompue. L’introduction de fondants modifie le réseau et coupe des liaisons Si−O−Si : on parle de dépolymérisation du réseau, par analogie avec une chaîne de polymère organique qui se verrait brisée par rupture de liaisons entre deux monomères.

Les unités structurales du réseau sont donc des tétraèdres, qu’on désigne aussi sous le terme Qn, avec n le nombre d’oxygènes pontants. Dans le réseau tridimensionnel continu de la silice vitreuse, tout tétraèdre est Q4. L’ajout de petites quantités de modificateur fait d’abord apparaître des tétraèdres avec un seul oxygène non-pontant, et donc trois oxygènes pontants : ce sont des unités Q3. Davantage de fondant fait apparaître au sein du réseau des unités Q2, puis des dimères Q1, voire des unités isolées Q0.

La présence et l’organisation de ces unités structurales Qn permet aussi de classifier les silicates naturels [Montagne et al., 2013]. Les tétraèdres isolés Q0 sont formés pour une stœchiométrie de deux unités de modificateur pour une unité de silice. Ces unités SiO 4 –

4 sont caractéristiques des orthosilicates, dont les plus emblématiques représentants naturels sont la forstérite Mg2SiO4et la fayalite Fe2SiO4. Les unités Q1peuvent se coupler deux par deux par un sommet : on parle de pyrosilicates ou sorosilicates. Leur stœchiométrie est de trois unités modificatrices par unité de silice. Lorsque la teneur en silice égale celle du modificateur, des

1.3. Transport de matière et structure du verre 23 unités Q2 sont formées : il s’agit des métasilicates, parmi lesquels figurent le métasilicate de sodium Na2SiO3=Na2O· SiO2 et la wollastonite ou métasilicate de calcium CaSiO3. Les tétraèdres s’y organisent en chaînes, qui peuvent être simples (pyroxènes, pyroxénoïdes) ou doubles (amphiboles), ou en cycles. Le terme de métasilicate est en principe réservé à cette organisation en chaîne, aussi appelée inosilicate, tandis que les cyclosilicates sont les minéraux formés par unités Q2 organisées en anneaux. Dans la suite du présent manuscrit, le terme de métasilicate sera utilisé plus libéralement pour désigner tout silicate respectant la stœchiométrie 1 : 1 avec les modificateurs de réseau. La distinction structurelle n’est en effet pertinente que pour les matériaux cristallins. Le terme de sesquisilicates est parfois employé pour désigner les espèces dont la stœchiométrie entre silice et modificateurs de réseau est 3 : 2, bien qu’il ne corresponde pas à une organisation des unités Qn. À partir d’une connectivité Q3, des feuillets peuvent se former. Ces phyllosilicates incluent les disilicates, où le rapport molaire entre le modificateur de réseau et la silice est 1 : 2, comme dans le disilicate de sodium Na2Si2O5=Na2O· 2 SiO2. Un réseau pleinement polymérisé est quant à lui appelé tectosilicate.

Dans les silicates fondus, et par extension dans les verres qui représentent un liquide surfondu refroidi au dessous de la température de transition vitreuse, règne cependant un désordre topologique. Tous les tétraèdres n’ont pas non plus le même nombre d’oxygènes non-pontants : il y a en outre un désordre chimique. On définit alors un nombre moyen d’oxygènes non-pontants par tétraèdre Q appelé NBO/T pour non-bridging oxygen(s) per tetrahedral cation. NBO/T peut être directement calculée à partir de la stœchiométrie pour un verre ternaire SiO2-CaO-Na2O.

1.3.2 Implications pour le procédé d’élaboration silico-sodocalcique

La formation d’un verre silico-sodocalcique s’effectue en faisant réagir du sable de silice avec des fondants pour obtenir un silicate fondu homogène, mis en forme et refroidi de façon à préserver l’organisation du liquide. D’un point de vue structurel, il s’agit donc de briser le réseau tectosilicate par action de carbonates, qui à son contact libèrent des oxydes modificateurs de réseau en émettant CO2. Les réactions dépolymérisent donc la silice : on passe d’unités Q4 à un verre avec NBO/T=0,73–0,78 pour des verres de vitrage ou de conditionnement. L’échelle de l’hétérogénéité qui est initialement celle du milieu granulaire, typiquement de quelques centaines de micromètres, doit être ramenée à celle du réseau aléatoire modifié, qui est nanométrique.

Les premières réactions qui mettent en jeu la silice cristalline et les carbonates de sodium et de calcium forment des produits fortement dépolymérisés. Ces derniers doivent ensuite réagir avec la silice restante pour parvenir à la digérer. Or la mobilité atomique est d’autant plus grande que le réseau est déjà dépolymérisé, car la présence d’oxygènes non-pontants

permet un déplacement relatif des tétraèdres sans rupture de liaison siloxane. C’est pourquoi la phase de digestion est lente : un grain de sable en cours de dissolution par le silicate fondu consomme les modificateurs dans le liquide avoisinant, et réduit la possibilité d’apport en abaissant les coefficients de diffusion. C’est aussi la cause de l’épaississement du silicate fondu lorsqu’il s’enrichit en silice.

1.3.3 Parallèles et différences avec les géosciences

La dissolution de minéraux dans des silicates fondus est naturellement un domaine d’in-térêt pour de nombreux processus géologiques [Liang, 1999]. L’interaction entre le magma et la chambre magmatique, la durée de persistance des xénolithes entraînés lors de la remontée magmatique [Chen et Zhang, 2009] en sont deux illustrations. L’importance de la solubilité des gaz dans le magma est de premier plan pour les phénomènes volcaniques [Bagdassarov

et al., 1996], et cette solubilité est fortement liée à la composition du magma. De plus, la viscosité joue un rôle important dans la dangerosité des éruptions, puisqu’elle détermine le type d’émission effusive (hawaïenne, strombolienne) ou explosive (vulcanienne, péléenne, etc.) [Parfitt et Wilson, 1995, Wylie et al., 1999]. Ces deux facteurs, viscosité et solubilité des gaz, sont directement liés à l’évolution de la polymérisation du magma et donc à ses variations de composition au contact de roches. L’augmentation de viscosité par dissolution de roches riches en silice est donc particulièrement étudiée [Shaw, 2000,Acosta-Vigil et al., 2006].

À l’image du four verrier, le silicate fondu d’un processus naturel n’est mélangé que par l’action des gradients thermiques, chimiques et des bulles de gaz. Les changements de composition induits par dissolution de roches sont ainsi susceptibles d’être à l’origine de mouvements convectifs [Shaw, 2006]. La trajectoire d’un magma n’est tout de même pas aussi prévisible que celle d’une particule fluide dans un four, et les variations de tempé-rature et de pression peuvent amener les silicates fondus à dissoudre et à reprécipiter des minéraux [Liang, 2003].

Trois différences majeures méritent d’être soulignées. D’une part, les systèmes d’intérêt géologiques ont souvent une composition sensiblement éloignée des verres silico-sodocalciques [Edwards et Russell, 1996]. La teneur en alcalins est globalement plus basse, et il est rare que le sodium soit largement majoritaire. Le calcium et le magnésium sont présents simultané-ment et souvent en quantités comparables. L’aluminium est loin d’être un élésimultané-ment trace, de même que le fer. D’autre part, les processus de fusion partielle et de dissolution sont souvent étudiés à des températures et des pressions pertinentes pour des processus géologiques, donc éloignées des conditions de surface [Brady, 1995, Yu et al., 2014]. Enfin, le contact entre les matériaux est assuré dans une processus géologique, alors la nature divisée du mélange vitrifiable est une limitation importante.

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