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L’instrumentalisation de la traduction comme outil politique, plus particulièrement pour l’accession à l’indépendance, a été étudiée, entre autres, par Bastin et ses collègues du groupe de recherche en Histoire de la traduction en Amérique latine (HISTAL) (Bastin 2004, 2009; Bastin et Castrillón 2004; Bastin et Echeverri 2004; Bastin, Echeverri et Campo 2010, 2013) et Tymoczko (1991, 1999, 2000, 2010), qui ont respectivement démontré que la traduction de textes révolutionnaires a servi de levier à l’indépendance des nations d’Amérique latine et que la traduction de récits épiques irlandais a contribué à l’indépendance de l’Irlande. Chantal Gagnon, quant à elle, a étudié les phénomènes de traduction en lien avec des moments clés de l’histoire nationale du Québec, notamment au moment des référendums de 1980 et 1995 (Gagnon 2006b, 2009, 2012a, 2012b, 2014).

Bien que notre recherche diffère en plusieurs points de ces études de cas, notamment en ce qui a trait à la période et au public cible, elles constituent des précédents de première importance dans l’étude des liens entre traduction et indépendance. Ces travaux nous permettent de dresser des parallèles avec l’instrumentalisation de la traduction à des fins indépendantistes en Catalogne.

1.6.1.1. L’Irlande

Maria Tymoczko, professeure de littérature comparée spécialisée en traductologie à l’Université du Massachusetts, a étudié l’importance de la traduction et de la diffusion de récits épiques irlandais dans la (re)construction de l’identité irlandaise à la fin du XIXe et au tout

Irish Literature in English Translation (1999), Tymoczko indique que la traduction du patrimoine littéraire irlandais gaélique vers l’anglais – elle cite tout particulièrement le Táin Bó Cúailnge24 (Xe siècle) – a contribué à éveiller la conscience identitaire irlandaise, ce qui a

permis à l’Irlande de se libérer du colonialisme anglo-britannique. En effet, à partir du milieu du XIXe siècle, la traduction de ces classiques vers l’anglais était devenue nécessaire puisqu’à

cette époque l’irlandais devient langue minoritaire en Irlande, et ce, au profit de l’anglais (elle l’est encore à ce jour, malgré les efforts de revitalisation). Notons qu’au début du XXe siècle,

la connaissance de l’irlandais est à son plus bas niveau historique en Irlande, principalement en raison d’interdictions officielles de la part de Westminster, de l’émigration massive (en grande partie de paysans, locuteurs de l’irlandais) dans la foulée de la Grande famine (1845- 1852) et de la diminution massive de la transmission intergénérationnelle de cette langue gaélique (voir O’Beirne Ranelagh 1999).

La traduction des ouvrages irlandais en anglais était donc devenue nécessaire pour en assurer la diffusion, la connaissance et la pérennité. La prise de connaissance des récits épiques irlandais par l’intermédiaire de la traduction a permis à la population irlandaise de renouer avec son passé glorieux et de réaliser qu’elle était capable de grandes réalisations. Cette fierté retrouvée a sans équivoque contribué à la montée du nationalisme peu avant l’indépendance. Par ailleurs, la diffusion de ces ouvrages en anglais a permis aux Irlandais de démontrer aux Anglais, qui parfois les dépréciaient, qu’ils avaient une histoire riche et formaient un grand peuple (Tymoczko 1999).

Outre Translation in a Postcolonial Context (1999), Tymoczko a publié de nombreux travaux sur la traduction postcoloniale et politique en Irlande. Notons « Two Traditions of Translating Early Irish Literature » (1991), « Translation and Political Engagement: Activism, Social Change and the Role of Translation in Geopolitical Shifts » (2000), Language and Tradition in Ireland: Continuities and Displacements (2003) avec Colin Ireland, Translation and Power (2002) avec Edwin Gentzler et Translation, Resistance, Activism (2010).

1.6.1.2. L’Amérique latine

Les recherches menées par Georges L. Bastin et ses collègues du groupe de recherche HISTAL ont démontré que la traduction avait joué un rôle de premier plan dans les mouvements indépendantistes latino-américains au XIXe siècle. En effet, la traduction en

espagnol de textes révolutionnaires français et américains, dont la Déclaration d’indépendance des États-Unis (1776) et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) a inspiré la diffusion d’idées nouvelles qui allaient contribuer à l’émancipation d’une bonne partie des nations d’Amérique latine. La traduction de la Constitution des États-Unis (1787), quant à elle, a directement influencé la rédaction des constitutions latino-américaines. Notons également la traduction-appropriation d’œuvres de philosophes des Lumières, dont Montesquieu, Rousseau et Voltaire, de même que la parution de La Independencia de Costa Firme justificada por Thomas Paine treinta años ha (1811) et de Historia concisa de los Estados Unidos desde el Descubrimiento de la América hasta 1807 de John M’Culloch (1812), compilés et traduits par le Vénézuélien Manuel García de Sena (Bastin et Echeverri 2004).

La traduction et la diffusion d’autres textes moins connus (du moins à l’extérieur de l’Amérique latine) ont également contribué à la chute de la puissance coloniale espagnole sur le continent américain. La Lettre aux espagnols américains (1799), écrite en français par le jésuite péruvien Juan Pablo Viscardo y Guzman exilé en Italie, a été traduite en espagnol (1801) et diffusée en Amérique latine. Dans cette lettre, Viscardo condamne les agissements de l’Espagne dans les colonies américaines. Reprise par le révolutionnaire vénézuélien Francisco de Miranda, la lettre voyage vers l’Amérique latine, notamment en Colombie, en Argentine, au Pérou, au Venezuela, au Costa Rica et au Mexique. Avec Elvia Rosa Castrillón, Bastin a consacré un article à cette lettre, intitulé « La Carta dirigida a los españoles americanos, una carta que recorrió muchos caminos… » (2004). Nicolas de Ribas a également écrit sur l’incidence politique de cette lettre en 2009 dans « L’Angleterre ‘nation-laboratoire’ du projet indépendantiste du jésuite péruvien Viscardo y Guzmán (1748-1798) » et en 2012 dans un numéro spécial de la revue HISTOIRE(S) de l’Amérique latine intitulé Traduction(s), traducteurs et circulation des idées au temps des Révolutions hispano-américaines (1780- 1824). Ce numéro contient d’autres articles sur la traduction et l’indépendance en Amérique

Bastin a publié de nombreux autres articles sur les liens entre traduction et indépendance en Amérique latine, principalement dans le cadre du projet de recherche Le rôle de la traduction dans le processus d’indépendance du Venezuela (1780-1830). Mentionnons les articles « Traducción y emancipación: el caso de la carmañola » (2004) et « Francisco de Miranda, intercultural forerunner » (2009). Avec Álvaro Echeverri, il a publié « Traduction et révolution à l’époque de l’indépendance hispano-américaine » et, avec Echeverri et Campo, le chapitre « Translation and the Emancipation of Hispanic America » dans Translation, Resistance and Activism (2010), ouvrage dirigé par Tymoczko mentionné plus haut. Celui-ci a été repris en espagnol dans Traducción, identidad y nacionalismo en Latinoamérica (Castro Ramírez 2013).

En dernier lieu, mentionnons les travaux menés par Aura Navarro (2009, 2010, 2011, 2013, 2014) sur la Gaceta de Caracas au XIXe siècle, lesquels démontrent que, dans cette

publication, la traduction faisait partie d’un projet politique. Selon Navarro, la traduction servait notamment à communiquer des idées politiques, dont les idéaux d’indépendance des traducteurs. Elle précise que « la traduction est appropriatrice et appropriée, tant pour le choix des textes que pour la visée de la traduction qui est de consolider l’identité du peuple vénézuélien face à l’indépendance et à la nouvelle république » (Navarro 2011 : 97). Comme nous le verrons, ces questions du choix des textes et de la visée de la traduction sont également de première importance dans la campagne de traduction catalane qui nous intéresse.

1.6.1.3. Le Québec

Bien que contrairement à l’Irlande et aux nations d’Amérique latine le Québec n’a pas accédé à l’indépendance politique (tout comme la Catalogne), des travaux ont abordé la question de la traduction dans la démarche souverainiste de cette province canadienne. Les principaux travaux sur le sujet sont ceux de Chantal Gagnon (2006b, 2009, 2012a, 2012b, 2014), qui s’est notamment intéressée à la traduction de discours politiques qui ont été prononcés à des moments clés de l’indépendantisme québécois, dont l’élection du Parti québécois en 1976 et les campagnes référendaires de 1980 et 1995. Ces travaux ont fait état, entre autres, de la délégitimation du discours indépendantiste québécois en traduction anglaise

(voir section 2.2.3.3). Par ailleurs, Mátyás Bánhegyi (2008) et Julie McDonough (2014) se sont également penchés sur la traduction dans le cadre des référendums québécois.

Bon nombre d’autres travaux traductologiques traitent de l’instrumentalisation de la traduction à des fins politiques sans toutefois traiter directement de la question de l’indépendance; notons ceux liés aux études postcoloniales (Spivak 1988, 1999, 2000; Niranjana 1992; Robinson 1998; Bassnett et Trivedi 1999b; Tymoczko 1999; Shamma 2009), au pouvoir (Álvarez et Vidal 1996; Arrojo 1998; Tymoczko et Gentzler 2002; Maier 2009), à l’activisme (Baker 2009, 2013; Tymoczko 2000, 2003, 2010), à l’idéologie (Von Flotow 2000; Tymoczko 2003; Munday 2007; Guillaume 2016a, 2016b), aux minorités (Venuti 1998; Cronin 2003, 2006; Apter 2006), à la mondialisation (Oustinoff 2009, 2011a, 2011b; Casanova 2015), à la guerre et aux conflits (Apter 2004; Mehrez 2012; Franjié 2013, 2016; Guidère 2015; Rafael 2016; Wolf 2016) et à la censure (Pegenaute 1999; Rabadán 2000; Merino et Rabadán 2002; Seruya et Moniz 2008; Bacardí 2012, 2017).

La question de la construction de la nation post-indépendance a été abordée dans l’ouvrage Role of Translation in Nation Building (2012) dirigé par Ravi Kumar. On y aborde notamment les cas du Cameroun, de l’Afrique du Sud et de l’Inde. Dans ce collectif, Sunil Sawant (2012 : 147) affirme que « le besoin pour la traduction est plus idéologique qu’esthétique » alors que Moses Nyongwa (2012 : 33) prétend qu’au cours de l’histoire, trois activités ont permis aux nations de consolider leurs bases : la guerre, le commerce et la traduction. Selon lui, la traduction joue un rôle fondamental dans l’édification des nations (Nyongwa 2012 : 44-49), ce qui n’est pas, comme nous le verrons, étranger au cas de la Catalogne.