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Surpersition

Il est fort probable qu’une des première stations dans laquelle pénètre un touriste à Moscou soit Plochad’ Revolioutsiy, précédemment décrite, avec ses quatre-vingt sta- tues. Chacun sera capable de discerner que certaines sculptures ont perdu leur teinte bronze au profit d’une patine dorée. En chef de file, le chien, fidèle allié du soldat, dont le museau dore sous les caresses des passagers attentionnés. Petits et grands viennent quotidiennement, et presque inconsciem- ment poser une douce paume sur la statue lisse. En heure de pointe, certains font l’impasse, mais en horaires creux, la totalité des passagers qui la longe ne peut s’en empêcher. On raconte que ce geste serait un porte bonheur. A travers cet exemple transparaît l’énorme tendance superstitieuse des russes. Au-delà même de toute croyance, il s’agit bien de ces petits riens qui veulent tout dire, dont sont remplis les romans russes. La plupart du temps, l’éditeur se fend d’une petite note de bas de page pour expliquer ces gestes qui peuvent pa- raître incongrus.

Ce spectacle est donc un véritable petit morceau de Russie qui s’apprécie également dans le métro. Plochad’ Revolioutsiy est une station essentielle de par ce qu’elle renvoie de la société russe. Située en plein centre-ville et desservant le Kremlin et la Place Rouge, cette station est empruntée autant par les moscovites que par les touristes. Personne ne repart sans avoir ne serait-ce qu’effleurer le fameux museau, observer la cadence moscovite, ou au contraire, l’attente.

Rendez-vous

C’est peut-être dans cette fonction majeure que le métropolitain endosse au mieux son rôle d’espace public. Face à la rudesse du climat, il est tout à fait logique que les Moscovites aient cherché le lieu idéal pour se retrouver, s’attendre, et s’enlacer à l’abri du froid ambiant. D’une part, deux points de rencontre sont privilégiés. La fontaine

- En route, en route !” cria Anatole. Balaga allait sortir.

“Non, attends, dit Anatole. Ferme la porte, il faut nous as- seoir. Comme ça.” On ferma la porte et tout le monde s’assit 1 .

“Et maintenant, en avant marche, mes enfants !” dit Ana- tole en se levant

1 Le rituel russe des adieux veut que l’on s’assoie et se re-

cueille pendant quelques instants en silence avant le dé- part.

Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix

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Statue du garde-frontière avec son chien dans la station Plochad' Revolioutsiy Sculpt. : M. Manizer.

centrale du GOuM est, pour peu que l’on prévoit une balade en hyper centre, une solution prisée. Mais plus généralement, les rendez-vous sont fixés dans le métro, ce qui libère de toute contrainte géographique et météorologique. D’autre part, nous avons déjà évoqué l’organisation urbaine, ces cœurs d’îlots, les importantes distances qui séparent les stations de certaines habitations … Ainsi, vos hôtes vont souvent préférer vous indiquer une sortie de métro à laquelle se retrouver. “Prenez la sortie du premier wagon”. Dans les stations simples, éloignées du centre-ville, un escalier de sortie se trouve à chaque extrémité du quai central. La sortie du premier wagon est donc, métro à l’arrêt, celle qui se trouve du côté du conducteur. Cela participe du langage qui, sans être tout à fait propre à Moscou, est propre au métro et naturel pour les habitués, là où les novices ont besoin d’un temps de réflexion.

Le métro a toujours été cet endroit protégé qui permet d’attendre, serein, sans souffrir d’un retard éventuel, le plus souvent dû à un apprêt soigné. Mais là encore, les histoires individuelles se mêlent aux liesses de groupes lorsque le métro devient le point de réunion de tout un groupe.

Le 9 mai, jour de la victoire et jubilation nationale s’il en est, nous nous sommes regroupés avec les étudiants de mon université dans la station Kropotkinskaïa afin de nous joindre au Régiment des immortels. Des milliers de gens descendent la rue principale de Moscou, celle qu’en bon français, nous aimons appeler “les Champs Elysées de Moscou”, brandissant les portraits de ses aïeux ayant participé à la Grande Guerre Patriotique. Le défilé commençait à la station Tverskaïa, du nom de cette fa- meuse allée, mais les choses étaient organisées de manière à ce que tous les groupes ne convergent pas au même endroit en même temps. De même à la fin du défilé, on nous invita à ne pas stationner sur la Place Rouge, mais plutôt à traverser la Mos- kova pour nous disperser. Au fur et à mesure que les vagues de la marée humaine engorgées les stations du sud du centre-ville, celles-ci fermaient, obligeant les salves suivantes à aller un peu plus loin pour chercher une station.

Le métro vit donc au rythme du pays. Il est un lieu de rassemblement conscient, ou de concentration inconsciente. Deux mois avant l’événement décrit plus tôt, le 8 mars, c’est la journée de la Femme. Nous allons revenir sur la place de la femme en Russie, et particulièrement dans l’espace public, mais comprenons bien que si cela ne fait l’objet que de vagues mentions en France, il s’agit d’une journée vraiment importante en Russie. Les hommes doivent chérir les femmes qui les entourent, sans exception ni demi-mesure. Lorsque j’habitais Moscou, le 8 mars était un mardi, et je m’en souviens car j’avais rendez-vous, tous les mardis, avec Alexandra Vladimirovna, ma professeure de russe à l’université. Une septuagénaire, à la beauté et l’énergie

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Station Serpukhovskaïa, décembre 2018

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usse juvénile. Les temps n’étaient pas tendres avec elle, et pourtant, nos échanges étaient toujours souriants et positifs. Il semble que je n’étais pas la seule à admirer cette âme

douce et généreuse puisqu’elle repartie chez elle, le soir du 8 mars avec pas moins de trois bouquets de fleurs, et d’énormes gâteau emballés et maintenus par un nœud en ruban. Elle remerciait tous les jeunes hommes venus lui présenter par ces attentions leur respect et affection. Une fois la porte refermée, elle ne pouvait s’empêcher de se désoler. Elle n’appréciait pas de voir ces jeunes gens se mettre en frais pour elle, s’indignant de constater que les femmes étaient portées aux nues 24h dans l’année, alors que le reste du temps, leurs conditions en Russie sont de plus en plus précaires … Ce jour-là, en effet, les bras de chaque femmes (ou parfois ceux des hommes qui, après avoir offert le présent, se chargeaient de le porter) étaient remplis de fleurs, dans les rues, sur les quais des stations, dans les rames de métro. C’est sûrement ce 8 mars 2017 que l’idée de ce mémoire est né, avec, au commencement, l’illustration d’Alisa Yufa qui m’est apparue sur les réseaux sociaux. Je crois que j’ai, à ce moment précis, compris à quel point le métro représentait la ville, au sens très large, non seu- lement pour ce qu’il était, mais ce qu’il représentait, le tout dans une routine et une inconscience quasi-collective.