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I Le métro comme marqueur identitaire

Le métro est un univers qui, généralement, peut fasciner autant qu’il exaspère. Il est souvent perçu comme le catalyseur des aspects négatifs des espaces publics tout en demeurant le quotidien de milliers de personnes.

L’aspect social de nombreux métros a déjà été étu- dié, à commencer par celui de Paris. Marc Augé lui assigne même le concept de fait social total, déve-

loppé par Marcel Mauss, puisqu’il impact chaque sphère de la vie sociale (politique, économique, privée, publique …). Un fait social total a donc la caractéristique de concerner l’ensemble de la société et de révéler quelque chose de chacun de ces membres. C’est l’histoire individuelle, vécue par chacun, pour chacun, entremêlée à l’histoire collective, et ce à travers le temps. Là encore se rencontrent le « moment précis », et le fil général du temps. Mais peut-on vraiment parler de « marqueur identitaire » ? Qu’est-ce qui permet, dans le métro, de faire aussi bien coïncider la petite et la grande Histoire ? Existe-t-il une « culture du métro » ? Pour Marc Augé, la culture serait l’élément qui agrège les grands thèmes anthropologiques (les relations, le destin, l’identité …).

Le sujet de l’identité est brûlant. En France. En Russie. Partout. La mondialisation a tant unifié la surface du globe, penchant la population mondiale vers un extrême, que la réponse, qui arrive aujourd’hui comme un retour de bâton, se penche vers l’autre extrême. Ainsi, comment traiter objectivement, sans passion aveuglante du sujet ? En ayant longuement parlé, avec différentes personnes, dans chacun des pays, j’ai pu en dégager personnellement deux axes, qui se sont ensuite affinés au fil de lectures plus théoriques. Le premier tournera autour du langage, et le second autour du lieu commun agissant comme point de repère.

Un langage commun à tous les moscovites

Le métro est régi, à Moscou comme partout, par de nombreuses lois, à la fois expli- cites et implicites. Apprendre les codes tacites du métro correspond à déchiffrer une langue. Nombre de théoriciens se sont penchés sur tous ces signes qui composent, au sens propre comme au figuré, le langage dans le métro et le langage du métro. Le métro [c’est] la collectivité sans la fête et la solitude

sans l’isolement.

Marc Augé, Un ethnologue dans le métro

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Le langage du métro

Luka Novak affirme le métro comme « inconscient urbain ». Dans l’ouvrage, au ton léger, il tente de démontrer en quoi le métro permet de comprendre l’aspect urbain et idéologique de certaines villes. Bien que ces analyses semblent, sur certains points précis, forcer un peu le trait, son discours se recoupe avec de nombreux autres. Pourrait-on dire que l’inconscient est la partie « efficace » de notre pensée ? Le mé- tro serait, alors, en quelque sorte le « ça » freudien. Une pulsion, sans barrière, sans contrôle, rapide, efficace. Et en effet, le métro s’affranchit de nombreux ralentis- sements urbains. En ville, et particulièrement en centre-ville, il est bien plus rapide que n’importe quel autre transport. De même, la lecture de son plan permet de comprendre la logique géographique, et parfois idéologique de la ville. Par exemple, le plan concentrique du métro de Moscou fait totalement transparaître les différents stades de la construction urbaine de la ville. Si, comme exprimée précédemment, le métro ne s’est pas encore étendu dans les quartiers de Nouveau Moscou, il y a pourtant fort à parier que cela sera le cas dans les prochains développements. Le plan du métro de Moscou est donc une simplification du schéma urbain de la ville. Il est ramené à l’essentiel, la rivière, le centre, la rocade, les zones prioritairement déve- loppées, tout y est de manière schématique et claire. Luka Novak avance l’hypothèse selon laquelle le métro de Londres traduirait parfaitement dans son plan, l’organisa- tion de la bourgeoisie en ville. Il traduit le peu de station dans le quartier de Chelsea par la théorie suivante. Ce quartier étant un quartier très riche, il a peu besoin d’être desservi car les domestiques dorment dans les caves, et les propriétaires fortunés du quartier n’ont pas besoin du métro pour en sortir.

Le métro peut, dans son plan, mais également dans sa typologie, révéler beaucoup. En tant qu’inconscient urbain, le métro incarne sa ville de manière simplifiée, ef- ficace et sans accident. D’ailleurs, en matière de chronologie, les développements sont, en France, assez simultanés dans l’ensemble de ces disciplines. En effet, le mé- tro parisien sera majoritairement construit entre 1900 et 1930, cette époque-même où Freud avance ses thèses psychanalytiques. Dans le même temps, Ludwig Wit- tgenstein donne une nouvelle approche du langage. Quelques dizaines d’années plus tard, les philosophes, anthropologues, linguistes, littéraires etc. du mouvement struc- turaliste bâtiront les ponts nécessaires entre ses disciplines. En tête, Jacques Lacan affirmera à maintes reprises que « l’inconscient est structuré comme un langage ». Retour sous terre pour voir en quoi cette idée, selon laquelle les règles linguistiques pourraient expliquer l’essentiel des phénomènes terrestres, peut se comprendre dans le métro. Luka Novak nous explique que les stations peuvent être vues comme des mots. Ainsi, un trajet sur une ligne devient une proposition. Les propositions s’en- chainent selon une certaine syntaxe, ce sont les correspondances. Un trajet complet

est donc la traduction d’une phrase entière. Ainsi à travers le monde, on obtient une multitude de syntaxes ou de traductions différentes, dans le sens où le signifié reste le même alors que le signifiant est modifié (une station reste une station, mais peut avoir différentes formes). Pour continuer de filer la métaphore, les différents types de stations peuvent être assimilés aux différentes natures de mots d’une langue. Pour résumer, en tant qu’inconscient urbain, le métro s’appuie sur une forme de structure connue et développée dans chaque société, le langage, souvent vu comme le propre de l’homme. Et le langage possède intrinsèquement, de façon concrète et abstraite, une dimension sémiologique. Un ensemble de signes et de codes dont la compré-

hension et l’agencement évoluent.

Cette sémiologie peut être vue comme la gram- maire de ce langage, avec des règles à maîtriser pour pouvoir s’approprier l’espace sans gêne.

La grammaire du métro

Commençons sur une note lexicale. En russe, les mots безграмотный, bezgramotniy

ou bien неграмотный, negramotniy sont généralement traduits par « illettré » ou

« analphabète ». Littéralement, on pourrait les comprendre dans le sens de « sans grammaire » ou « non-grammatical ». Leur sens a cependant dévié de la signification première pour désigner également aujourd’hui l’adjectif « inculte », dans un langage oral surtout. Ainsi, la grammaire (très compliquée et éloignée de la nôtre) porte une importance toute singulière en Russie tant sa maîtrise est un marqueur social. Si l’on apparente la grammaire urbaine à la maîtrise des codes d’une ville, d’une mé- tropole, et donc, de son métropolitain, cela permet de différencier plus facilement les citadins, qui « parlent moscovite », et les autres, qui n’ont pas connaissance de cet ensemble sémiologique. On dit souvent, avec une pointe de provocation, que « Mos- cou est un grand village »2. Cette expression fait référence au Moscou prè-soviétique

que l’on apparente parfois à un « bourg asiatique », à cheval entre deux cultures, toujours, à l’époque comme aujourd’hui, anarchique et désordonnée. Ainsi, seuls les moscovites savent se mouvoir dans ces conditions qui les distinguent ainsi des étran- gers (touristes, russes d’autres ville, ou limitchikis*).

2Carton de Grammont Sarah. « Débats : Moscou est un grand village : Touristes, commerçants,

migrants ruraux et intelligentsia ». Une autre approche […] consiste à voir dans l’espace réel […] un jeu de signe, un langage à décoder.

André Peny, Le paysage du métro

On peut ainsi les voir jeter papiers et mégots par terre, et non dans les corbeilles prévues à cet effet ; ils boivent au goulot leur bière dans le métro, ils ont l’outrecuidance de fumer sur le quai, ne savent pas « tenir leur droite » dans les escalators, ni laisser descendre les passagers du wa- gon avant de s’y engouffrer.

Sarah Carton de Grammont, Moscou est un grand village

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Par tie tr ois : La société r usse 122 123 Par tie tr ois : La société r

usse Lorsque l’on évoque les règles de savoir-vivre à appliquer à Moscou, ou dans beau-coup d’autres villes, celles-ci vont presque toutes se rapporter à l’usage du métro.

Nous pourrions compléter la liste de ces petites habitudes collectivement dévelop- pées dans le métro. Cela viendra dans un second temps, l’intérêt étant ici de com- prendre que le métro et ses codes implicites sont une manière, à Moscou comme ailleurs, de différencier l’habitué du néophyte, non sans, parfois, exprimer ainsi une pointe de mépris. Comme nous l’avons déjà évoqué, l’éternelle relation paradoxale entre les habitants d’une capitale et le reste de la population est également présente à Moscou. Le métro joue alors un rôle prépondérant dans cette opposition. Il résume et catalyse les effets de la ville.

Ces règles participent donc d’un apprentissage du langage de Moscou, au-delà de la langue en elle-même. Mais dans le métro se développe également un langage verba- lisé qui continue d’en dire long sur ses usagers.