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La tradition de la guerre juste ou le paradigme légal révisé de Walzer 39

Chapitre 1 : Droits humains et conceptions de la moralité

1.3. Moralité et relations internationales 16

1.3.2. Les conceptions de la moralité 21

1.3.2.3. La tradition de la guerre juste ou le paradigme légal révisé de Walzer 39

La perspective de la guerre juste constitue une autre approche morale dont le succès a été rétabli suite à la publication de Just and Unjust Wars de Micheal

Walzer (Walzer 2000). Tout en reconnaissant que la structure fondamentale du système international soit fondée sur des entités souveraines et indépendantes, Walzer propose une révision du paradigme légal34. Il va chercher à l’assouplir alors que celui-ci condamne l’intervention dans les affaires internes des États35. C’est principalement sur la base du libéralisme et des arguments kantiens et utilitaristes que Walzer intègre le principe d’autodétermination à sa théorie de la guerre juste (ad bellum et in bello) (Smith 1997, 4)36. Dans cette perspective, les droits collectifs acquièrent une dimension morale et ne sont pas réductibles aux droits individuels qui seraient détenus par tous en vertu d’une appartenance à l’humanité ou encore, aux droits des États.

La tradition de la guerre juste renvoie à deux composantes essentielles qui concernent le droit d’entrer en guerre (jus ad bellum) et le droit dans la guerre (jus in bello). Dans sa version réformée, elle constitue une alternative à

34 Le paradigme légal repose sur l’analogie domestique. C’est-à-dire que comme les individus

dans leur société, les États possèdent des droits au sein de la société internationale. Comme le souligne Koontz, « (t)he rights of individuals to life and liberty translate into national rights of political sovereignty and territorial integrity » (Koontz 1997, 56). Autrement dit, les droits individuels à la vie et à la liberté sont associés aux droits des États à leur intégrité territoriale et à la souveraineté politique. Cette approche est réfractaire à l’utilisation de la force pour des raisons humanitaires et limite l’intervention à des situations de défense ou de punition devant des injustices commises (Beitz 2009, 326).

35 Au 21e siècle, le seul motif valable pour utiliser la force est codifié dans la Charte

onusienne. Il concerne la possibilité de se défendre ou de répondre à une agression par la force. Cette transformation est le reflet de la consolidation du système interétatique où la règle d’égale souveraineté devient sacro-sainte. Ainsi, la version moderne de la guerre juste est teintée de cet élément incontournable de la vie politique internationale qu’est l’État. Selon Rengger, le contexte libéral influence des discussions sur la notion de guerre juste. D’une part, celle-ci était traditionnellement vécue au quotidien et applicable aux actions individuelles, ce qui peut être associé à la raison pratique. Il ne s’agissait pas d’une règle ou d’un principe applicable en cas de guerre sporadique. D’autre part, la tradition de la guerre juste est une recherche de justice ou l’absence de justice alors que la notion de guerre juste réhabilitée dans un contexte idéologique libéral doit respecter les impératifs de paix comme fondement de la liberté. Elle doit donc combiner avec cette tension entre une doctrine qui refuse la guerre comme moyen et l’utilisation de celle-ci pour garantir la perpétuation de son existence (Rengger 2002 pp. 358-61).

36 Six principes concernent le droit à la guerre (jus ad bellum) et deux autres le droit dans la

guerre (jus in bello). Les premiers principes sont : (1) il y a une juste cause; (2) la guerre est autorisée par une autorité légitime; (3) les belligérants sont mus par des intentions, des mobiles justes; (4) le mal causé par la guerre est justifié par le plus grand bien visé en vertu du principe de proportionnalité; (5) la guerre est un recours ultime; (6) il existe une chance raisonnable de succès. Les seconds principes renvoient : (1) l’immunité des non-combattants; (2) les actions militaires en temps de guerre ne doivent pas causer des dommages démesurés en vertu du principe de proportionnalité (En note de bas de page Chung 2009, 505).

la perspective réaliste qui a dominé l’étude de la guerre et de la paix au 21e siècle (Elshtain 1992). En effet, Walzer a cherché à établir un rapprochement entre la notion de guerre et celle de moralité à une époque où la tradition réaliste et la conception de la moralité d’États dominent la discipline des RI. Ainsi, même s’il reconnaît les bases étatiques et la structure du système international sur lequel s’établit le paradigme légal, Walzer va critiquer la perspective réaliste qu’il décrit ainsi :

(w)ar is a world apart, where life itself is at stake, where human nature is reduced to its elemental forms, where self-interest and necessity prevail. Here men and women do what they must to save themselves and their communities, and morality and law have no place. Inter arma

slient leges: in time of war the law is silent (Walzer 1992, 36).

Dans l’optique de la moralité d’États, la guerre est une situation particulière qui légitime la suspension de la loi en vertu de la « nécessité ». Pour Walzer, la guerre n’est pas différente des autres actions et demande à être justifiée moralement. C’est pourquoi il juge le « silence de la loi » en temps de guerre comme étant injustifié. Il suggère alors de réintégrer le jugement moral à propos de la guerre pour mettre un terme à l’exclusion mutuelle entre moralité et guerre qui persiste dans la pensée réaliste.

Pour que la société d’États reste légitime, celle-ci doit être légitime au départ. Dans un sens, si la continuité territoriale et la transcendance de l’État méritent d’être garanties, elle ne peut l’être que si elle est moralement légitime selon Walzer. Il en va de même pour le système international. Il existe donc des limites à la nécessité d’États et à l’action que les États peuvent poser en vue d’assurer leur pérennité. L’aspect légitime de la « nécessité » que Walzer cherche à intégrer suppose que des considérations autre que les seules stratégiques doivent être intégrées au calcul prudentiel. En ce sens, il ne s’oppose pas au réalisme classique qui reconnaît l’existence et le rôle de la moralité (les idées, les arguments) dans la vie politique internationale. Il questionne simplement les contours et l’étendue de la notion de « nécessité » d’État revendiqués par les réalistes puisque ces derniers ne sont pas en

mesure de le faire et qu’ils sont prêts à tout sacrifier pour la perpétuation de l’État (Smith 1997, 7).

Mais la perspective communautarienne ne peut pas être directement assimilable à la moralité réaliste. Il est vrai que chez Walzer, les droits collectifs ont un statut particulier et que la communauté possède une valeur intrinsèque. Face au courant cosmopolitique, les communautariens soulignent l’importance d’une perspective qui permet de considérer l’importance du contexte sur les conceptions de la moralité. De façon générale, selon cette perspective, la communauté définit ce qu’est la moralité et se situe à l’opposée de l’idée selon laquelle il existerait un point d’Archimède à partir duquel on pourrait juger d’une situation. Walzer s’oppose au caractère fondationnel de la moralité et suggère plutôt que celle-ci émerge d’une perspective particulariste. En effet, elle trouve ses sources dans des contextes politiques, sociaux et culturels particuliers et étant donné ce caractère localisé, son application ne peut donc pas être globale (Walzer 2006).

Dans ce contexte, l’émancipation et la reconnaissance des droits individuels passent par l’émancipation nationale ou de la communauté politique (selon la perspective adoptée). Ce qui contribue parfois à limiter les débats autour de la pertinence ou non d’ériger des frontières et/ou sur la nécessité de justifier le nationalisme (Tamir 1993; Miller 1995). C’est pourquoi certains vont affirmer que la perspective communautarienne, dans un contexte international, constitue finalement une variante de la moralité d’États.

En effet, on associe souvent la perspective communautarienne à la tradition réaliste dans la mesure où, en vertu de l’importance morale qu’elle accorde aux droits collectifs, celle-ci semble conforter la légitimité de l’État comme acteur principal des RI. En effet, l’insistance sur la définition de la moralité dans la communauté renforce l’idée de non-intervention étant donné que Walzer suppose que les communautés sont elles-mêmes en mesure de décider ce qui est moralement bon pour elles. De plus, en vertu de la place

accordée à l’autodétermination et à cet égard de l’importance accordée à la non-ingérence dans les affaires internes des États, cela laisse penser que Walzer est disposé à endosser des régimes à l’opposé des démocraties libérales, pourvu qu’il n’y ait pas de situation de suprême urgence (Doppelt 1978, 7). En effet, étant donné que pour lui, l’espace moral se définit et se justifie au sein de la communauté plutôt que dans une perspective universelle, la possibilité de juger de certains régimes est par conséquent largement restreinte.

En effet, du point de vue communautarien, le contexte social joue un rôle significatif dans l’établissement des paramètres de la moralité. C’est pourquoi on accuse les plus durs d’entre eux de relativisme alors que l’expression des droits est circonscrite aux contextes culturels, historiques ou est délimitée par les frontières territoriales. D’un point de vue philosophique, cette contestation quant à l’applicabilité universelle des principes de justice, soutenue également par les communautariens, permet de remettre en question la perspective à partir de laquelle le jugement éthique devrait être effectué sur la base des droits humains. Mais cela signifie également que si l’établissement d’un point d’Archimède « facilite » le jugement éthique, il n’aide toutefois pas à rendre compte du monde empirique et des différences qui caractérisent la société internationale et par conséquent, du rôle du discours moral dans un tel contexte.

Afin d’éviter cette critique de relativisme moral, Walzer suggère que malgré l’origine contextuelle de la moralité, il existe un code minimal global. Il affirme que « morality is thick from the beginning, culturally integrated, fully resonant, and it reveals itself thinly only on specific occasions, when moral language is turned to specific purposes» (Walzer, 4). Cette moralité minimale ou « thin » est importante dans la mesure où elle offre une perspective critique et une dimension solidaire qui dépasse les communautés sans pour autant proposer une approche universaliste puisqu’elle prend naissance dans des contextes particuliers. De la sorte, la perspective de

Walzer se distingue des réalistes pour qui l’action éthique est impossible au-delà des frontières étatiques.

Ainsi, même si Walzer adopte au départ le paradigme légal et l’analogie domestique pour jeter les bases de sa théorie, il soutient que cette dernière est en réalité une « doctrine des droits humains » (Walzer 2000, xxx). Comme le souligne justement Hutchings, en reconnaissant les droits collectifs, la perspective communautarienne repose sur une conception contractuelle de l’État où les droits individuels sont fondamentaux (Hutchings 1999). En ce sens, le communautarisme se distingue du réalisme pour qui la morale est subordonnée à l’État et accorde néanmoins une place prépondérante aux droits individuels.

En effet, Walzer ne rejette pas la possibilité qu’un État ou un groupe d’États intervienne lorsque des individus sont menacés. Pour lui, les États qui s’attaquent à leur population ne méritent pas la capacité à s’autodéterminer puisqu’il viole la raison même de leur existence. Ainsi, l’idée que l’intervention puisse être légitime dans certaines situations (d’extrêmes urgences) renvoie plus directement à la place que Walzer accorde aux droits humains dans sa théorie. À cet égard, Walzer se distingue entre autres des réalistes pour qui l’action éthique est impossible au-delà des frontières étatiques. En effet, la révision du paradigme légal qu’il propose permet l’utilisation de la force dans trois contextes autres que dans le cas d’agression. Il affirme que : « State can be invaded and wars justly begun to assist secessionist movements (once they have demonstrated their representative character) to balance the prior interventions of other powers, and to rescue people threatened with massacres »37. Il ajoute que ces actions « uphold the values of individual life and communal liberty of which sovereignty itself is merely an expression » (Walzer 2000). Dans ce contexte, même si la

37 Doppelt résume ainsi les trois cas d’exception où le paradigme légal mérite d’être ignoré et

où l’intervention peut être moralement acceptable chez Walzer : 1) l’intervention humanitaire lorsqu’un peuple fait face à un massacre ou à un déplacement forcé ; 2) la contre-intervention dans le cas où un État tiers serait déjà intervenu, et ce, afin d’équilibrer les forces en présence et 3) lorsque deux communautés politiques coexistent sur un même territoire et que l’une (le gouvernement) empêche l’autre de faire sécession (Doppelt 1978).

préservation de la souveraineté des États importe, sa légitimité repose sur les droits humains et collectifs. En effet, si pour lui la communauté possède une valeur intrinsèque, elle demeure néanmoins tributaire des droits individuels. Ce statut accordé simultanément aux droits individuels et aux droits collectifs fait en sorte que la perspective de Walzer oscille entre le réalisme et le cosmopolitisme38. Une tension survient entre cette volonté de reconnaître le paradigme légaliste et la société d’États et l’argument plus universel des droits de la personne qu’il cherche à défendre dans le cas par exemple, d’une suprême urgence (Chung 2009; Smith 1997, 15).

Mais contrairement à l’approche de Rawls qui offre une conception de la justice comme point de départ, Michael Walzer propose une approche casuistique qui privilégie la résolution des problèmes moraux dans la pratique. Les solutions apportées doivent donc tenir compte des différents contextes dans lesquels ils évoluent et c’est pourquoi Walzer use d’un grand nombre d’exemples historiques pour illustrer son propos. La conception de la moralité qu’il défend est par conséquent remaniée au gré des contextes et s’inscrit dans la raison pratique plutôt que dans l’établissement de règles et de principes (Rengger 2002, 360).

Cette perspective qui limite la moralité aux contextes de son application nous apparaît toute aussi limitée pour comprendre le rôle de la moralité dans la société internationale. Derrière l’argument plus libéral de Walzer, l’État reste central et légitime au sein de la société internationale, et ce, en vertu de la présomption morale selon laquelle l’adéquation entre une communauté et son gouvernement est nécessaire (Walzer 1980, 212). L’intégrité territoriale se fonde sur le droit à l’autodétermination des collectivités, ce qui tend à reproduire le modèle interétatique. C’est ce qui fera dire à certains de ses critiques qu’il soutient une approche centrée autour de l’État qui endosse le statu quo (Hendrickson 1997, 29). En ce sens, même s’il

38 À ce propos, Hutchings affirme que le « communitarianism in the international context

slips between realism, in which the forces of nature dictate the outcomes of politics, and moral cosmopolitanism in which the ground for collective right is the prior right of individuals » (Hutchings 1999, 46).

affirme que les droits des États reposent ultimement sur les droits des individus, la valeur qu’il accorde à la communauté le fait pencher davantage vers un renforcement de l’ordre existant (Hendrickson 1997, 29). De plus, ajoutons que même si la décision d’intervenir sur la base des droits humains est prise, ce sont les États qui demeurent les agents responsables de l’application de cette décision étant donné qu’ils sont, dans le contexte mondial actuel, les acteurs principaux du système international. On constate que la perspective casuistique de Walzer qui insère la réflexion morale dans un contexte constitue finalement un frein à la place qu’il souhaite accorder aux droits humains.

Pendant les années 1990, un certain nombre d’interventions humanitaires ont été entreprises sous prétexte de préserver les droits humains. La perspective de la guerre juste s’est avérée être une voie normative attrayante, permettant de dépasser le paradigme légaliste qui s’oppose à toutes interventions si elle n’est pas effectuée en cas de légitime défense39. Certains ont jugé les paramètres de Walzer beaucoup trop limités alors que d’autres vont chercher à défendre la non-intervention comme un devoir40. Ce qui est frappant est que malgré l’intention de dépasser les antagonismes libéraux et réalistes, la perspective communautarienne ne parvient pas à présenter l’enjeu sous une forme autre qu’une tension entre la nécessité de protéger les droits humains et celle de préserver la souveraineté. Finalement, la théorie qu’il propose absorbe ces deux éléments incontournables de la vie politique internationale sans pour autant remettre en question ces concepts, notamment les droits humains.

En effet, le discours moral et son rôle ne font pas l’objet d’une remise en question chez Walzer. Bien que Walzer admette le caractère particulier de ces droits au départ pour ensuite affirmer qu’ils peuvent à un certain moment

39 D'ailleurs, le Rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des

États fût largement inspiré de cette approche (Canada 2001).

40 Par exemple, Hendrickson critique la manière dont Walzer et les défenseurs de sa pensée

ont repris la pensée réaliste. Cette critique comporte également une justification pour poser des limites à l’intervention, notamment pour éviter les abus pernicieux de certains États. Selon lui, la perspective de Walzer est beaucoup trop permissive à plusieurs égards (Hendrickson 1997, 53).

être « thin », il ne questionne pas les étapes qui ont permis à ce discours de se hisser comme fondement moral pour sa théorie. La perspective de la guerre juste ne permet pas de comprendre quel rôle joue une moralité au sein du système interétatique et comment celle parvient à occuper une telle place en transcendant les États et leurs intérêts propres. En effet, avant que les États ne puissent « instrumentaliser » ce discours, il est nécessaire qu’il trouve écho dans la communauté internationale.

Parallèlement, Walzer n’hésite pas à adopter une conception de la souveraineté qui intègre les postulats libéraux du contrat social reposant sur les droits individuels. Bref, la souveraineté fait l’objet d’une révision normative, mais pas les droits humains chez Walzer. Même si les droits ne sont pas antérieurs à la vie en société, ils constituent l’enjeu ultime du débat et possèdent une valeur absolue. En ce sens, la perspective communautarienne de Walzer, pas plus que la perspective cosmopolite présentée plus haut, ne se questionne sur la place qu’occupe le discours moral des droits dans la société internationale. En effet, les droits collectifs méritent d’être préservés et c’est en ce sens que la thèse de la guerre juste est un frein à la notion de « nécessité » réaliste. Toutefois, elle semble plutôt présumer que les droits existent sans se questionner sur les dimensions politiques qui pourraient participer à la construction de ce discours. Voyons maintenant en quoi la perspective communautarienne de Rawls diffère de celles présentées jusqu’à maintenant.