• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Cadre conceptuel et démarche 61

2.2. Le discours hégémonique moral et ses concepts 75

2.2.2. L’hégémonie selon Ashley 79

Ashley a développé une version internationale de la perspective foucaldienne (Ashley 1989). Il le fait à partir de la notion de gouvernance. Selon lui, elle comporte trois niveaux. Les deux premiers ont été proposés par Rosenau et il s’agit de la Gouvernance « I » et « II ». La Gouvernance « I » renvoie à la régularité des lois, des règles, aux conditions objectives de la vie internationale. A priori, il ne s’agit pas d’un lieu de politisation, mais plutôt le milieu dans lequel évoluent les acteurs75. La Gouvernance « II » constitue au contraire un lieu où les subjectivités se rencontrent, les orientations sont dessinées avec des buts précis pour établir un certain ordre dans la vie

74 Nous sommes ici au cœur de la relation entre connaissance et pouvoir chez Foucault. Il

s’agit de s’interroger à savoir qui « have most influence over knowledge, whether it is technical knowledge, religious knowledge, or leadership in ideas, and who control or influence the acquisition, communication, and storage of knowledge and information. » Dans une certaine mesure, il s’agit de développer un aspect du pouvoir structurel chez Strange qui néanmoins interagit avec les trois autres dimensions matérielles (crédit, production et sécurité) (Strange 1987, 565).

75 Ce qui correspond à la matrice des choix dans une perspective rationaliste. On peut

associer ce niveau au contexte anarchique qui constitue une constante des relations internationales selon l’école réaliste ou encore aux lois de l’offre et de la demande dans une économie de marché.

politique. Les acteurs agissent de manière intentionnelle en connaissance des règles fondamentales de la Gouvernance « I ».

Ashley introduit la Gouvernance « III » qui établit un pont entre ces deux niveaux. D’une part, il cherche ainsi à remettre en question le caractère objectif et donné de la structure de la Gouvernance « I ». Selon lui, « the recognizably objective structures of global life, far from being autonomous and pregiven conditions, are arbitrary and contingent effects that are imposed in history, through practice, and to the exclusion of other ways of structuring collective existence » (Ashley 1989, 253). À son avis, il importe de reconnaître le caractère « collectivement contingent » de la structure puisque cela nous permet de nous interroger sur la nature de ces structures et sur la manière dont elles sont maintenues en place. Comment en viennent-elles à nous apparaître comme étant objectives? Pourquoi l’une domine l’autre? D’autre part, Ashley veut remettre en question le caractère purement intentionnel et subjectif des actions qui se déroulent dans la Gouvernance « II ». C’est le caractère producteur de ces interactions et de ces pratiques connues qu’Ashley cherche à mettre en évidence comme produisant les structures objectives et subjectives. L’auteur développe sur les éléments de la mécanique de la Gouvernance « III » qu’il identifie comme une problématique d’imposition des finalités internationales (imposing international purpose)76.

La Gouvernance « III » suppose trois choses. D’abord, l’utilisation du terme international plutôt qu’universel nous rappelle la pluralité du monde et la multiplicité des voix subjectives ou des sujets souverains. Il n’existe pas de point d’Archimède qui garantisse la centralité du discours dominant. Celui-ci doit être reconnu comme tel par les différents sujets. Ensuite, les finalités peuvent être associées aux conditions systémiques. Il s’agit des conditions objectives et holistes généralement considérées comme étant données. Ces conditions « fix political identity, binding recognized subjectivity to a collective purpose that is at once unspoken, unquestioned, and irreductible to some logicial combination of actors’ deliberate choices among visible

alternatives » (Ashley 1989, 258). Clairement, Ashley se distingue des perspectives réalistes où les interactions sont menées dans un but précis et de manières intentionnelles. Il se distingue également des approches néo- gramsciennes où la prépondérance de certains acteurs est à l’origine de la structure. Chez Ashley, tout comme chez Foucault, le pouvoir est essentiellement diffus et productif. Le troisième et dernier élément de la problématique implique l’imposition dans le sens où l’objectification des structures doit constamment être imposée et qu’elle peut toujours être contestée. Cela est nécessaire dans le sens où l’imposition d’une perspective se fait constamment par rapport aux autres. Ainsi, la résistance qui constitue la source de la contre-hégémonie chez les néogramsciens n’est en réalité qu’un mal nécessaire pour Ashley.

En somme, l’imposition des finalités internationales « is a problem of transforming a potentially vocal clash of competing interpretations into a silently affirmed collective truth » (Ashley 1989, 259). Nous pouvons établir un pont entre cette vérité collective silencieuse et les régimes de vérité chez Foucault. Dans un contexte où le pouvoir est un pouvoir de production, l’hégémonie prend quant à elle un sens différent. Disons que le pouvoir permet de poser des actions et gestes, de reproduire ou non les rituels. Par contre, l’hégémonie a un caractère non intentionnel qui est une naturalisation de l’arbitraire. Pour lui, l’hégémonie c’est « an ensemble of normalized knowledgeable practices, identified with a particular state and domestic society (or perhaps a number of states and domestic societies), that is regarded as a practical paradigm of sovereign political subjectivity and conduct » (Ashley 1989, 269). Il s’agit de pratiques normalisées qui dominent la sphère sociale à un point tel que l’on en vient à ignorer l’arbitraire du discours dominant considéré comme objectif et naturel. Ashley ajoute que la force de l’hégémonie est de pénétrer un domaine de la doxa (ou la toile de fond de l’ordre établi qui semble aller de soi) et de s’insérer dans la mécanique qui lui est propre. Ainsi, « (t)he power of hegemony resides

precisely in the capacity to inhabit a domain of doxa to competently perform the rituals of power naturalized therein » (Guzzini 1993, 466)77.

Pour Ashley, l’hégémonie n’est pas le résultat d’une accumulation de pouvoir puisque celle-ci se constitue dans l’intersubjectif pour acquérir un caractère objectif. C’est précisément ce caractère objectif qui fait de l’hégémonie ce qu’elle est. Dès que celui-ci est remis en question et contesté, on assiste à une politisation de la doxa et par conséquent de l’hégémonie. La notion d’hégémonie ainsi comprise n’est pas non plus le résultat d’une volonté intentionnelle de la part d’un acteur d’exercer son pouvoir sur les autres ou encore l’imposition d’une idéologie qui engloberait l’univers politique de manière à dominer. Sa fonction est plutôt de faire ressortir un noyau

à partir duquel la déviance peut être identifiée et l’ordre évolue, c’est-à-dire de mettre en évidence une sorte de pivot à partir duquel les rites, les discours, le permissible évoluent.

En somme, définir l’hégémonie correspond à l’identification de ce qui se présente comme étant les relations objectives systémiques, les rituels de pouvoir qui sont intégrés au point de ne plus apparaître comme des formes de pouvoir. Pour nous, il importe de mettre au jour le discours « communément » accepté, mais également de considérer les éléments de contention qui gravitent autour de ce soi-disant consensus en insistant sur les différents discours en présence78. Afin de mettre l’accent sur le caractère intersubjectif de cette constitution de l’hégémonie et par conséquent sur le discours, nous souhaitons faire appel à la notion de consensus chez Gramsci et voir comment elle a été adaptée par des néo-gramsciens comme Laclau et Mouffe. Nous verrons en quoi ces auteurs se sont distingués de Gramsci. Cela

77 La doxa est « un système de reconnaissance normalisé ». Celui-ci cesse d’exister à partir du

moment où la légitimation est nécessaire. Dans un sens, cela fait un pont entre la conception d’hégémonie chez les néo gramsciens qui affirment que celle-ci n’est plus lorsque l’utilisation de la coercition devient nécessaire et que le consensus s’effrite. Par contre, on demeure ici essentiellement au niveau de la légitimation et non pas de l’utilisation de la force (Guzzini 1993, 466).

78 Comme le souligne Guzzini, « consensus is conceptualized not only in a agent’s

recognition but also as produced and reproduced outcomes of rituals and discourses that are not intentionally effected by particular actors » (Guzzini 1993, 464).

nous permettra de mettre l’accent sur leur conception du discours et sa relation à la notion d’hégémonie.