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Chapitre IV : Tolérance et liberté de conscience

IV.6. Castellion

IV.6.4. Tolérance juridique

Nous l’avons vu, la tolérance juridique, qui organise la coexistence de deux ou plusieurs confessions, n’était pas souhaitée par les contemporains de Castellion. Lui-même ne l’aborde explicitement que dans le Conseil à la France désolée, ce qui pourrait faire penser que c’est, comme pour l’auteur de l’Exhortation aux princes, un choix pragmatique, faute de mieux, et peut-être temporaire. Mais Castellion pose les bases d’une telle tolérance bien plus tôt, dans le Contra libellum Calvini, en séparant nettement la sphère civile et la sphère religieuse, ce qui autorise à dire avec D’Arienzo que la tolérance est pour lui une vraie revendication théologique, religieuse et politique59. La position très largement dominante à l’époque est d’attendre du magistrat civil qu’il protège l’Eglise (et, pour certains, la dirige, comme c’est le cas en Angleterre) : la société toute entière doit viser le service de Dieu et le magistrat civil a son rôle à jouer pour cela60. Ce n’est pas ainsi que Castellion voit les choses. Pour lui il est évident que

57 Peut-être parce que dans le texte c’est le Christ lui-même qui parle, incarnation de la vérité. Cette hypothèse est cohérente avec l’affirmation que nous avons vue dans le Contra libellum Calvini selon laquelle il était plus facile au temps du Christ de repérer l’hérésie que ça ne l’est aujourd’hui.

58 Sébastien Castellion, « La préface de Martin Bellie », Traité des hérétiques, p. 32.

59 « La pierre angulaire de sa pensée politico-religieuse est la revendication de la liberté de conscience non seulement comme expression de la loi divine de charité que Dieu a gravé dans la nature de tout homme et que la raison reconnaît comme un droit naturel, mais également comme proposition d'une vraie politique chrétienne de cohabitation entre les hommes. (…) Le fondement de la doctrine de la tolérance de Castellion est le principe du respect de l'altérité. Castellion théorise la séparation entre les sphères politique et religieuse non pour légaliser un autre culte à côté de l'Eglise traditionnelle, mais parce qu'elle permet de réaliser la véritable Eglise du Christ fondée sur le principe de séparation entre la sphère spirituelle et la sphère terrestre et temporelle. » (Maria d’Arienzo,

« Deux concepts de tolérance… », p. 219-220).

60 C’est le régime médiéval de la chrétienté.

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non seulement l’autorité civile ne doit pas diriger l’Eglise, mais encore qu’elle ne doit pas la protéger.

Vaticanus 77 : Tuer un homme, ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme. Quand les genevois tuèrent Servet, ils ne défendirent pas une doctrine, ils tuèrent un homme. La défense de la doctrine n'est pas l'affaire du magistrat (qu'est-ce que le glaive peut avoir à faire avec la doctrine?), c'est l'affaire des docteurs. L'affaire du magistrat, c'est de défendre le docteur comme il défend le paysan, l'artisan, le médecin, n'importe qui d'autre, contre les injustices. C'est pourquoi, si Servet avait voulu tuer Calvin, c'est à bon droit que le magistrat aurait défendu Calvin. Mais Servet a combattu avec des arguments et des écrits : il fallait le combattre par des arguments et des écrits.61

Vaticanus 91 : Pour nous, voici notre argumentation : les apôtres punirent avec leur arme propre, à savoir le verbe, les coupables qu'ils tenaient en la puissance de ce verbe, et cela pour des péchés qui touchaient aux paroles et à la doctrine. De même, le magistrat doit punir avec son arme, à savoir l'épée, les coupables qu'il tient en la puissance de cette épée, pour des fautes que l'épée est en droit de punir. Et de même que Pierre ne pouvait pas châtier un homicide par la parole, mais laissait cette tâche au magistrat, de même le magistrat ne saurait punir l'hypocrite par l'épée, ni l'hérétique, ni le menteur (il ne dispose d'aucune loi pour cela) : il doit confier au pasteur leur punition. Sinon, l'on mêle les choses sacrées aux choses profanes.62

Ces deux passages ont pour objectif de clarifier deux points intimement liés : les sphères respectives du magistrat et du théologien d’une part, leurs moyens d’action légitimes d’autre part. Le magistrat a à s’occuper des crimes qui relèvent de la sphère corporelle, humaine ; il le fait avec une arme appropriée, physique, l’épée. Le théologien a pour rôle de défendre la doctrine. La doctrine est spirituelle et se manifeste par une Parole, elle doit donc être combattue avec des armes qui relèvent de cette sphère : la parole, la justice, la foi, la patience. Ce qui ne veut pas dire que le théologien a le dernier mot pour ce qui relève de la sphère spirituelle, pas plus que le magistrat ne l’a dans le domaine civil : dans l’un et l’autre cas c’est Dieu, et lui seul, qui est l’autorité suprême. Castellion place donc l’être humain sous deux autorités terrestres différentes, qui toutes deux trouvent leur limite et leur fin dans celle de Dieu : l’autorité du magistrat pour ce qui touche au corps et à la matière, l’autorité du théologien pour tout ce qui touche aux questions de doctrine. Le but de cette distinction est de traiter les hérétiques de la façon adéquate : leur faute, si on décide de la juger telle – ce qui n’est pas recommandé puisque Castellion défend par ailleurs l’idée que seul Dieu est le juste juge en matière de doctrine – est spirituelle et relève donc du théologien, doté exclusivement d’armes spirituelles (en l’espèce l’admonestation fraternelle et si besoin l’excommunication). En aucun cas les hérétiques ne doivent être remis au magistrat civil. Castellion répète à l’envi que le Christ et les apôtres n’ont

61 Sébastien Castellion, Contre le libelle de Calvin, p. 161.

62 Sébastien Castellion, Contre le libelle de Calvin, p. 189.

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usé que de la Parole, pas de la violence. En séparant aussi nettement les sphères, Castellion protège l’autonomie de la conscience de l’homme, siège de la foi, de toute intrusion de l’autorité civile.

Dans le Conseil à la France désolée, Castellion brosse le tableau de l’impasse dans laquelle se trouve la France, avec chaque parti tentant mutuellement de forcer l’autre à croire de la bonne manière. Castellion cite sept voies possibles de sortie63, dont aucune n’est souhaitable pour le pays, à l’exception de la dernière : que les deux parties « facent paix ensemble par telle condicion que chascune tienne sans contrainte laquelle religion elle voudra, sans faire fascherie à l’autre. »64. La recherche admet communément que les vues de Castellion ont été influencées par Erasme, aussi bien en ce qui concerne la tolérance-indulgence, la douceur envers les hérétiques, que pour ce qui concerne la tolérance légale à long terme. Mais pour Turchetti, si l’influence d’Erasme est réelle pour le premier point, elle ne peut pas avoir été pour le second puisqu’Erasme ne visait que la concorde autour d’une foi catholique rénovée et non la tolérance juridique. « Une certaine confusion entre erasmisme et castellionisme a engendré, lors du jugement historique, une double erreur, une double injustice (…) : une injustice à l’égard d’Erasme, duquel on a fait l’ancêtre des partisans de la tolérance de religions différentes, tolérance qui répugnait à son idéal d’unité et de concorde ; et une autre injustice envers Castellion, à qui l’on a attribué le désir d’accorder et de réconcilier les confessions religieuses, alors que simplement il voulait qu’on les admette simultanément l’une à côté de l’autre. »65. Conscient de son isolement, Castellion écarte les deux objections principales, l’une politique et l’autre théologique, au fait de laisser vivre des hérétiques. La première soutient que les hérétiques fomentent des séditions ; mais pour Castellion, ils ne le font que parce qu’on ne leur laisse pas la liberté de pratiquer selon leur conscience. La seconde objection est que les hérétiques risquent de répandre des doctrines fausses et Castellion admet qu’il faut empêcher cela ; mais il faut le faire par un moyen approprié. Ce moyen approprié, ce n’est pas la violence, qui fait des martyrs attirant plus de gens encore, mais la parole :

Mon intencion est qu’on leur résiste [aux fausses doctrines] par bon et convenable moyen et comme leur ont autrefois résisté les sages et gens de Dieu. Car je vous demande comment résista Jésus Christ aux Pharisiens et Sadduciens ? Et les Apostres, comment résistèrent-ils à Simon magicien et à Bar-Jésus et autres ? Ne fut-ce pas par

63 « Il faut nécessairement (selon que je puis, en épluchant le tout, comprendre) ou que la guerre soit perpétuelle ou qu’une partie soit par force persuadée et attirée à la religion de l’autre, ou que sans estre persuadée elle en face semblant, par creinte, ou qu’elle soit par l’autre de tout anéantie, ou pour le moins chassée hors du païs, ou que demourante au païs, elle soit misérablement tyrannisée, ou que les deux parties soyent dontées et assubjetties par quelque ennemi ou ennemis de dehors » (Sébastien Castellion, Conseil à la France désolée, p. 49-50).

64 Sébastien Castellion, Conseil à la France désolée, p. 50.

65 Mario Turchetti, « Une question mal posée : Erasme et la tolérance… », p. 385.

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parolles divines et vertueuses, sans mettre la main à l’espée et sans y inciter personne publique ne particulière ? Car ilz estoint sages gendarmes qui sçavoint mener la guerre spirituelle par armes spirituelles. Dont ceux qui font autrement, c’est-à-dire qui usent de violence, monstrent bien qu’ilz ne sont pas leurs imitateurs.66

La parole et l’enseignement libérés montreront très vite où se trouve la vérité, c’est du moins l’espérance solide de Castellion :

Donques le moyen seroit de combattre contre les hérétiques par parolle de vérité, laquelle est toujours plus puissante que parolle de mensonge. Que si, estans convaincus par vérité et par plusieurs fois légitimement amonestés, ils demeurent néantmoins en leur opiniastrise, qu’on les excommunie ; voilà la droite punition des hérétiques. Que si estans excommuniés, ils ne cessent pourtant pas d’enseigner, qu’on défende au peuple de les escouter, et si quelcun les escoute néantmoins, qu’il soit luy mesme amonesté, et à la fin, s’il persévère, tenu pour désobéissant. Voilà comment on peut contregarder l’Eglise contre les hérétiques.67

Castellion demande donc qu’on arrête de rechercher l’unité religieuse à tout prix, y compris au prix du sang de nombreuses personnes pieuses, pour accepter le dissentiment et apprendre à vivre avec une pluralité d’opinions en matière religieuse (dans le cadre de la foi chrétienne).

Castellion se fait peut-être là, si l’on suit Gilbert Vincent, le porte-parole des fidèles, qui aspirent à la paix, contre les autorités ecclésiastiques : « Du point de vue des fidèles ordinaires, l'Eglise se présente autrement que du point de vue des chefs. Ceux-ci la veulent homogène et conquérante. Ceux-là veulent pouvoir y vivre en paix, dans le respect mutuel. » 68.