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Chapitre IV : Tolérance et liberté de conscience

IV.6. Castellion

IV.6.2. Les droits de la conscience errante

Dans notre corpus, la plus ancienne mention en faveur de droits de la conscience errante se trouve dans la préface à Edouard VI. Il s’agit en fait d’un plaidoyer indirect34, qui invite à une suspension du jugement sur autrui. Vouloir juger de la foi d’autrui, dit-il, c’est vouloir se mettre entre lui et Dieu, ou pire, à la place de Dieu, qui doit être le seul juge :

Qui es-tu, toi qui condamnes le serviteur d’autrui, lequel se tient ferme ou tombe à son Seigneur, et qui lui-même demeurera ferme : car Dieu le peut fortifier. Toi donc, pourquoi condamnes-tu ton frère, ou pourquoi le déprises-tu ? Un chacun de nous dira sa cause pour soi-même devant Dieu. A raison de quoi ne condamnons point l’un l’autre. Car si nous condamnons, nous serons condamnés.35

Ceci est vrai sans contredit, que celui-là se hâte pour se repentir, qui trop tôt juge : et que plusieurs se sont repentis d’avoir jugé, mais nul d’avoir différé le jugement : et que celui-là qui est plus enclin à douceur, et clémence, qu’à ire, et vengeance, ensuit la nature de Dieu.36

Il est plus juste, plus chrétien37, d’accorder à autrui le bénéfice du doute, de le regarder comme enfant de Dieu plutôt que comme condamné par Dieu.

Nous trouvons dans la préface de Martin Bellie au Traité des hérétiques la première mention explicite des droits de la conscience errante, appuyée sur l’autorité de Paul :

Mais je n’ose violer ma conscience, de peur que je n’offense Christ, lequel a défendu par S. Paul son serviteur, que je ne fasse rien de quoi je sois en doute s’il est bien fait ou non. Car il me faut être sauvé par ma propre foi, et non par celle d’autrui.38

Et cela est valable même si la conscience ou la foi se trompent.

Vaticanus 80 : Voyons, Calvin, mets-tu Servet à mort parce qu'il pense ainsi ou parce qu'il parle ainsi [à propos du baptême des enfants] ? Si tu le mets à mort parce qu'il parle comme il pense, tu le tues à cause de la vérité : car la vérité, c'est de dire ce qu'on pense, quand bien même on se trompe. Le Psaume 15 déclare heureux celui qui dit en vérité ce qu'il a dans son âme. Et toi, tu mets à mort un tel homme ? Plutôt que de le tuer parce qu'il pense ainsi, enseigne-lui à penser autrement. Ou alors, prouve-nous

34 Rappelons que Castellion a gardé, dans ses préfaces aux traductions des textes bibliques, une certaine prudence qui visait à protéger son travail de la censure. Ici il faut sans doute attribuer le procédé indirect à cette prudence.

35 Sébastien Castellion, « Préface à Edouard VI », Traité des hérétiques, p. 138.

36 Ibid., p. 141.

37 Castellion dit même que c’est tout simplement plus humain, puisque les Romains proposaient déjà cette attitude dans leur loi de recréance (disposition qui consiste à donner jouissance d’un bien ou d’un droit qui est en litige à titre provisionnel ; Jean Nicot, Le Thresor de la langue francoyse). Selon cette loi, en cas de soupçon sur le statut libre ou esclave d’un homme, il faut le traiter en homme libre jusqu’à preuve qu’il ne l’est pas. Il est en effet plus grave de traiter un homme libre en esclave, que de traiter un esclave en homme libre.

38 Sébastien Castellion, « La préface de Martin Bellie », Traité des hérétiques, p. 17.

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que les Saintes Ecritures réclament la mort de ceux qui se trompent ou qui pensent mal.39

Castellion relativise radicalement la notion de vérité : est vrai ce qui est en accord avec sa pensée, sa conscience. Il n’y a donc de vérité que subjective et ce qui est important c’est d’être cohérent avec sa pensée. On pourrait objecter ici que Castellion condamne pourtant l’impie au nom d’une vérité objective qui est l’existence de Dieu. Mais nous avons vu dans la première partie que pour Castellion il est impossible de dire vrai au sens qu’il donne ici, c’est-à-dire en accord profond avec sa pensée et son âme, quand on dit qu’il n’y a pas de Dieu : l’existence de Dieu est gravée par Dieu lui-même au cœur de chaque homme, et peut de plus être démontrée par la raison. Celui qui la nie est donc en contradiction avec sa raison comme avec son cœur et ne peut donc pas être sincère. Dans un cadre bien défini, celui d’une foi monothéiste chrétienne, Castellion affirme donc clairement les droits de la conscience errante40. Dit autrement, c’est seulement dans les choses non essentielles au salut que la conscience peut errer, mais dans ce cadre Castellion ouvre la possibilité de mener une recherche personnelle.

Et il appelle instamment à suivre les recommandations éthiques de la conscience (on se rappelle que l’éthique est une composante essentielle de la foi pour Castellion) :

Aux catholiques et aux évangéliques, touchant de forcer les consciences les uns des autres : « A mienne volonté que le monde ne fust aujourd’huy pas plus obstiné qu’estoint ceux-là [les juifs auxquels s’adressait Jésus] ; je suis bien asseüré que la cause que maintenant je traite seroit vuidée en une seulle parolle de vérité évidente, et ne se trouveroit homme qui osast tant peu que ce fust contredire. Car il faudroit que dire à ceux qui forcent les consciences d’autruy : « Voudriés-vous qu’on forçast les vostres ? » Et soudainement leur propre conscience, qui vaut plus que mille tesmoings, les convaincroit tellement, qu’ilz demeureroint tous camus [honteux]. »41

L’impératif de suivre sa conscience ne s’applique pas seulement au contenu doctrinal de la foi.

Il faut aussi suivre ce que dicte la conscience à propos du volet pratique de la foi. De même qu’il est grave d’affirmer des choses contre sa conscience, il est grave de faire des choses contre sa conscience (comme par exemple forcer celle d’autrui). Continuer à forcer les consciences, c’est, pour les persécuteurs, aller contre leur propre conscience, donc cesser d’obéir aux commandements divins et mettre en péril leur salut. On voit qu’ici Castellion modifie profondément le concept d’hérésie : l’hérésie n’est plus la profession d’une foi qui s’écarte de

39 Sébastien Castellion, Contre le libelle de Calvin, p. 164-165.

40 « La liberté n'est pas le propre de l'homme, mais vient de la loi divine; Ainsi l'homme n'est libre que dans l'obéissance à son essence qui est celle d'une « créature » du Christ. La liberté de conscience n'est donc pas – et elle ne pouvait sans doute pas l'être au XVIe siècle – une revendication du pluralisme religieux, mais la revendication de la liberté d'obéir à la vérité. » (Maria d’Arienzo, « Théologie et droit dans la pensée et les œuvres de Sébastien Castellion. Aspects méthodologiques. », dans : Sébastien Castellion : Des Ecritures à l’écriture, p.

369).

41 Sébastien Castellion, Conseil à la France désolée, p. 32.

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celle énoncée par une autorité ecclésiale, mais le fait de refuser obstinément d’écouter sa conscience.

Dans le Conseil à la France désolée, on voit disparaître presque totalement toute référence à la foi, au profit de la conscience. Comment expliquer cela ? La conscience apparaît dans l’ouvrage comme le siège de la foi, aussi bien dans sa dimension doctrinale que dans sa dimension pratique, éthique. La conséquence, c’est que la conscience est plus précieuse que la vie car elle est le lieu où se joue le salut éternel de l’homme. Et, seconde conséquence, la conscience relève du spirituel et est inaccessible aux armes temporelles, physiques42. S’adressant comme Castellion le fait aux deux camps, la référence à la conscience est sans doute plus neutre que ne l’aurait été la foi, qui était comprise par les contemporains de Castellion d’une manière très différente de la façon dont il la comprend lui-même. Conscient que sa compréhension de la foi pourrait être mal comprise (voire taxée d’hérésie…) ou donner lieu à des interprétations erronées, Castellion tente de contourner le problème en utilisant la notion de conscience. La conscience présente également l’avantage d’être commune à tous ceux auxquels Castellion s’adresse, alors que la foi les divise.

Castellion ne revendique pas cette liberté de la conscience errante seulement dans ses ouvrages, mais également lors d’une comparution pour blasphème en 1557, suite à ses réserves sur la doctrine de la prédestination :

As far as eternal damnation is concerned to which the godless are said to be predestined, I confess that I cannot believe it. I ask that my dissent on this point be tolerated. If somebody believes otherwise, I shall not condemn him. Moreover, I do not intend to spread confusion in the church. I want to live in it as a loyal member and to be at peace with everybody else as becomes a true Christian. I also wish to do everything I can to further the well-being of the church of Christ and of the honest city of Basle.43

L’année suivante, dans l’appendice au Harpago sive defensio, il écrira aussi :

I ask you by the blood of Christ, leave me in peace and cease persecuting me. Grant me the liberty of my faith and the liberty to confess it, just as you wish that I grant you your own liberty. Do not always condemn those as apostates and blasphemers who do not agree with you. On the main points of religion I do not differ from you. (…) I disagree with you only on a few issues of interpretation, and many pious people share

42 « Penser qu’une conscience puisse estre persuadée par force, c’est aussi grande folie comme qui voudroit atout une espée ou halebarde tuer la pensée d’un homme. » (Sébastien Castellion, Conseil à la France désolée, p. 51).

43 Sebastiani Castalionis antwurt uff ettliche articul soi m von den hochgeherten und erwürdigen Rectore und den anderen furnemsten herren der hohen schul zu Basell sindt fürgehalten wordent (copie manuscrite de Basila Amerbach datée du 16 novembre 1557, conservée à la bibliothèque de l’Université de Bâle sous le n° Ms. OII 46,14), traduit de l’allemand par Hans Rudolph Guggisberg dans « Tolerance and intolerance in sixteenth-century Basle », p. 156.

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this desagrement with me. All of us are erring... Let us nevertheless treat each other kindly.44