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TIRÉSIAS , L ’ AVEUGLE VOYANT ILLUMINATION , APPARITION ET « VENUE À VOIR »

Et nous sommes ravis de vous apprendre que votre séjour parmi nous est loin d’être terminé.

C EUX D ’ À CÔTÉ DE L AURENT M AUVIGNIER

I. V OIR LE GESTE CRIMINEL : DE QUELQUES REPÈRES MYTHOLOGIQUES 1.1 S’ ARRACHER À LA VUE Œ DIPE ET L ’ INSOUTENABLE DU REGARD

1.2. TIRÉSIAS , L ’ AVEUGLE VOYANT ILLUMINATION , APPARITION ET « VENUE À VOIR »

Dans le même ordre d’idées, le psychanalyste J.-B. Pontalis soulève lui aussi la force du lien qui unit le voir à l’aveuglement dans les mythes grecs, lorsqu’il remarque : « La vision comme perte de vue, n’est-ce pas aussi ce qu’illustrent les mythes grecs – nos mythes – celui de l’aveugle voyant, voyant ce que la vue cache dans l’évidence sensible, ou du cyclope doté non d’un œil en moins mais d’un œil en trop14 ? » Le crime d’Œdipe, fatal et impardonnable, est en effet visible aux yeux d’un personnage aux dons uniques, Tirésias, l’aveugle voyant. À l’instar du dieu Apollon, Tirésias possède la clairvoyance absolue, dû à un pouvoir mantique qui lui permet d’accéder à une connaissance totale du monde sensible. Toutefois, lorsque celui-ci énonce à Œdipe sa terrible prophétie, le héros thébain refuse de croire la vérité toute- puissante de sa parole et renie sa voyance et ses talents divinatoires, se montrant encore une fois aveugle avant l’heure.

Tirésias incarne ainsi la sagesse transcendantale, le savoir céleste, mais aussi une qualité d’intuition et de vision profonde à laquelle les simples mortels voyants n’ont pas accès et qui permet de se rendre au-delà du réel. La représentation de l’aveugle voyant a par ailleurs été reprise dans de nombreux textes littéraires, notamment plus près de nous, L’Intruse de Maurice Maeterlinck. Au sujet de cette pièce, Paul Gorceix écrit que Maeterlinck souhaitait dépeindre, à travers son personnage d’aïeul aveugle, « L’être normal, primitif, originel, en communion immédiate avec l’inconnu, en contact direct avec les ténèbres fécondes et tout l’inexprimable que tout homme doit avoir en soi15», description qui pourrait tout aussi bien servir pour le vieillard aveugle de Thèbes.

Mais ce mythique aveugle voyant, dont la pureté du regard intérieur outrepasse le monde des apparences, serait peut-être aussi celui qui voit à chaque instant pour la première fois, celui qui discerne, dans l’immédiateté de la voyance, la transparence du « vrai ». En ce sens, chaque plongée de l’aveugle voyant au cœur de sa pensée, chaque nouvelle vision se

14 J-.B. Pontalis, « Perdre de vue », dans Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1988, p. 276. 15 Paul Gorceix, Dramaturgie de la mort chez Maurice Maeterlinck : essai, suivi de Maurice Maeterlinck, Les Aveugles. La mort des Tintagiles, Paris, Eurédit, coll. « Théâtre du monde entier », n° 9, 2006, p. 53.

vivrait comme un éblouissement, une apparition. « Ça n’arrêterait pas de venir, d’apparitionner. [Ce serait] une venue à Voir16 ».

Il survient une indéniable « venue à Voir » dans Ceux d’à côté, au moment où l’Homme aperçoit la silhouette de Claire pour la première fois et décrit la rencontre en ces termes : « C’est qu’il ne se passe rien, alors soudain ça a été si neuf, cette impression pour la première fois de voir, avec ma présence à moi dans le même espace que les choses à regarder » (C, 26). Claire surgit ainsi dans le champ de vision de l’Homme comme une Apparition, lui permettant de se dégager de la pénombre, de sortir de l’absence, bref, de prendre conscience, pour reprendre les propos de Merleau-Ponty dans L’Œil et l’esprit, que « son corps est à la fois voyant et visible » et qu’il peut désormais « ouvrir sur le monde », se voir « voyant, se toucher touchant »17. Or, dans le cas de l’Homme, le fait de voir pour la première fois se vit aussi comme un aveuglement en soi, car c’est justement cette apparition, ce trop-plein de lumière irradiant de Claire qui l’éblouit et provoque le passage à l’acte. À l’aune de cette hypothèse, il s’avère dès lors possible de supposer que l’Homme tient à la fois d’Œdipe et de Tirésias : il est illuminé et fautif, émerveillé et impardonnable, voyant et étranger à lui-même.

Mais justement, si l’Homme tergiverse, s’il oscille entre une clarté usurpée (comme Ulysse) et un obscurcissement total de sa personne, c’est que l’apparition, la « venue à Voir », dans son cas, n’est jamais éloignée de la fascination. Dans son essai intitulé Phalènes, Georges Didi-Huberman soulève avec pertinence que

L’apparition a fait, le temps d’un éclair, son empreinte : elle va donc durer de quelque façon. Non comme apparition, bien sûr (rien ne disparaît plus vite qu’une apparition). Mais comme fascination, cette manière qu’a l’image de nous maintenir longtemps, voire indéfiniment sous son pouvoir de hantise. […] C’est regarder « l’impossibilité qui se fait voir »18.

16 Hélène Cixous, « Savoir », dans Voiles, avec Jacques Derrida, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1998, p. 16. 17 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985 [1964], p. 18.

18 Georges Didi-Huberman, Phalènes. Essais sur l’Apparition, 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 2013, p. 253.

L’image de Claire à la piscine apparaît et disparaît sous les yeux de l’Homme, elle se révèle de façon soudaine, dans le « tout à coup » de la présence, puis elle s’éloigne, s’enfonce, replonge sous l’eau. Elle laisse son sillage, sa trace en mouvement à regarder, mais demeure flottante, insaisissable, et c’est cette image survivante, « revenante », qui fascine l’Homme, qui attise son désir au plus haut point et qui lui rappelle douloureusement que son corps à lui se trouve dans la solitude de cette image, dans la distance de cette apparition :

C’était terrible […] là où elle disparaissait, non, rien, je ne pourrais pas dire ce que ça faisait. C’était le temps qu’elle laissait à mes yeux pour qu’ils se reposent d’elle, le temps qu’elle s’enfonce sous l’eau qui glissait sur elle et la recouvrait et puis elle ressurgissait deux ou trois mètres plus loin […]. Elle disparaissait et moi je cherchais de la force en écoutant les bruits des enfants. Je voulais les cris et les rires parce que j’avais froid, que j’avais peur ; elle revenait vers moi. (C, 25-26)

De regard en regard, l’apparition se fait donc fascination, puis ressassement, obsession, en raison de cette distance qui ne cesse de croître. L’Homme souhaite figer l’image de Claire, l’arrêter, la garder dans ses yeux comme on épinglerait un papillon sur un mur. Mais en agressant Claire, l’Homme « produit la Mort en voulant conserver la vie19 », il ne réussit pas seulement à figer cette apparition, à la neutraliser avec la force de son corps : il la dépouille de l’essentiel, de « ses mouvements, ses battements, ses parcours imprévisibles, et même [de] l’air qui donnait un milieu à tout cela20 ».