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CHAPITRE II CADRAGE DE L’ŒUVRE

2.2. Time machine! version 5 de Masayuki Akamatsu

L’installation vidéo interactive Time Machine ! Version 5 (2005) de Masayuki Akamatsu n’était pas pour moi une source d’inspiration comme l’ont été les chronophotographies de Marey. Toutefois, je sens que mon œuvre se compare bien à cette installation sur plusieurs niveaux. Les similitudes et des différences décrites dans les prochains paragraphes m’aideront à souligner les particularités de mon approche.

La cinquième version de cette installation d’Akamatsu comporte trois écrans dans une pièce sombre devant lesquels le spectateur se place. Ces écrans occupent trois murs de la pièce, de sorte que le spectateur est entouré par les projections. Les trois projections comportent la même image : une prise de vue frontale du spectateur en temps réel, captée par une caméra numérique dissimulée dans la pénombre. L’image est continuellement transformée par une série d’effets numériques pouvant être

10 Parmi les artistes ayant entrepris de telles explorations cinématographiques, Oscar Fischinger, Len

Lye, Norman McLaren et les cinéastes nord-américains associés au cinéma structurel des années 1960s figurent parmi ceux et celles qui m’inspirent.

sélectionnés par le spectateur grâce à une manette qui lui a été fournie. Le spectateur peut donc directement interagir avec l’œuvre sur deux plans : il peut faire défiler et sélectionner les effets visuels appliqués à son image (grâce à la manette) ainsi que déplacer son corps dans l’espace pour modifier comment il est capté par la caméra (voir la fig. 2.3. de l’Annexe B). Par cette influence, l’individu passe du rôle de spectateur à celui de participant et tend à explorer les compositions possibles qu’il peut réaliser avec le dispositif. De plus, les effets engendrés par le système sont d’une complexité qui empêche le spectateur d’en maîtriser le déroulement, ce qui accroît l’imprévisibilité des synthèses. L’image produite devient ainsi un flux instable dont les allures dépendent de la mise en relation entre le dispositif et le participant. Pour ces raisons, je qualifierais les images de l’installation d’images-fluctuations.

Cette variabilité est rendue possible par l’approche procédurale qu’a entrepris Akamatsu dans la réalisation de Time Machine!. En limitant son contrôle sur l’œuvre au paramétrage global de l’interaction, il crée un système indéterminé qui multiplie les expériences et lectures possibles par l’émergence perceptuelle. Cette approche est assez courante dans les installations de média expérimental, et c’est une stratégie que j’ai moi-même adoptée dans mon œuvre. Bien que j’aie préféré ne pas incorporer une dynamique interactive à ma performance, l’utilisation d’algorithmes comportant des paramètres aléatoires m’a permis d’atteindre un niveau d’indétermination qui ne pouvait se faire par un système dont tous les aspects étaient fixés préalablement.

Un autre élément de l’œuvre d’Akamatsu qui est digne de mention est la manière dont les images de Time Machine ! sont traitées. Toutes les transformations visuelles pouvant être déclenchées par le participant ont un rapport important avec le temps (comme le titre de l’installation suggère). Les images captées par le système sont enregistrées et affichées à l’écran de façon discontinue et fragmentée. Les mouvements du participant peuvent être répétés à un rythme saccadé ou sporadique. Plusieurs itérations de son image peuvent occuper l’écran simultanément, chacune

d’elles étant décalée temporellement par rapport aux autres. Par moment, différentes parties de la même figure s’exécutent à des vitesses variables, fragmentant la forme du participant en « temps-composés ». Ces techniques font en sorte que le participant interagit avec des versions antérieures de lui-même et ses réactions spontanées pendant son exploration deviennent la matière pour les interactions qui suivent. Un jeu complexe s’établit entre le passé et le présent, entre l’enregistrement et la diffusion directe, de sorte que plusieurs temporalités sont vécues simultanément (Murray, 2004, paragr. 24). Cette surimpression de temps variés rappelle les chronophotographies de Marey, de plus que l’objet traité est encore ici le corps humain.

Akamatsu atteste lui-même que son œuvre porte un discours sur le temps cinématographique en particulier. Dans un film, une série d’images fixes défilent à l’écran à une telle vitesse que la perception d’un seul photogramme nous échappe, le mouvement que nous voyons étant une synthèse du passage de ces images disparues. Time Machine ! devient alors un moyen de récupérer les images perdues lors de ce défilement pour en créer de nouvelles compositions temporelles (Akamatsu, 2006). Cette démarche peut être considérée comme un acte de fabrication bergsonien parce que le découpage du réel par notre conscience pour en constituer des entités ne se limite pas à un traitement de l’espace, mais aussi du temps. Akamatsu vient alors déconstruire le flux du temps pour en faire des interprétations nouvelles. C’est une approche pertinente dans ma recherche-création parce que mes techniques génèrent des effets temporels semblables (voir la section 4.6 du chapitre 4).

La principale différence que j’aimerais souligner entre Time Machine ! et mon œuvre, outre le format de présentation (l’installation interactive versus la performance vidéographique), se joue au niveau de la présence du dispositif. Dans l’installation d’Akamatsu, le dispositif est relativement dissimulé : la caméra n’est pas mise en évidence, la manette est petite et discrète et tous les aspects de la production des

effets sont exécutés par un ordinateur hors de vue. Il est voulu que toute l’attention du participant soit dirigée vers l’image résultante du procédé, au point que trois écrans affichant la même image sont disposés autour de celui-ci. Quant à ma performance, j’accorde une importance au renforcement de la présence du dispositif parce que je ne considère pas que la génération d’effets visuels soit l’unique finalité de l’œuvre. Je souhaite transmettre au spectateur le procédé dans son ensemble, un procédé dont le dispositif joue un rôle déterminant. Il s’agit du dévoilement des composantes du système dont l’image-fluctuation n’est que la « pictorialité ». C’est dans cette optique que j’ai choisi de diriger l’attention des spectateurs vers certaines composantes du système producteur d’images, telles que la caméra et la projection, en leur prescrivant des opérations à être exécutées physiquement plutôt que numériquement. Dans Time Machine !, la seule présence physique à influencer l’image est celle du participant, les autres opérations étant discrètement mises en exécution par les algorithmes d’un ordinateur. Dans ma performance, le dispositif partage l’espace physique avec le performeur par ses composantes mécaniques et lumineuses. Des détails sur le fonctionnement du dispositif seront exposés dans le chapitre IV.