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Dans son célèbre Léviathan (1651), Thomas Hobbes (1688-1679) ne laisse aucune place à la justice rétributive. Selon sa septième loi de nature, il faut « que dans les vengeances (c’est-à- dire quand on rend le mal pour le mal) on ne considère pas la grandeur du mal passé, mais la grandeur du bien qui doit s’ensuivre ». Sans envisager que « la grandeur du bien qui doit s’ensuivre » pourrait être le rétablissement de l’ordre social, il en déduit que :

« Il nous est interdit (…) d’infliger un châtiment avec aucun autre dessein que la correction de l’offenseur et l’instruction des autres », estimant que « cette loi découle de celle qui la précède immédiatement, et qui ordonne de pardonner quand on a obtenu des sécurités pour l’avenir »161

.

Sans distinguer la vengeance privée de la vengeance publique, il ajoute que :

« [L]a vengeance exercée sans égard pour l’exemple et l’avantage futur revient à retirer triomphe ou gloire du mal souffert par autrui, sans que cela tende à une fin (car la fin est toujours une chose à venir) ; or, tirer gloire de ce qui ne tend à nulle fin, c’est là de la vaine gloire, chose contraire à la raison ; et en faisant souffrir sans raison, on tend à amener la guerre, ce qui est opposé à la loi de nature : c’est ce qu’on désigne généralement du nom de cruauté »162.

Le fait pour Hobbes de ne même pas prendre en compte la fonction rétributive est-il lié à sa théorie du contrat social ? L’on sait en effet qu’il est l’un des premiers à défendre une doctrine du pacte social. Or Hobbes en déduit que la justice n’existe pas tant qu’il n’y a pas de conventions : « là où nulle convention n’est intervenue antérieurement, aucun droit n’a été transmis, et chacun a un droit sur toute chose. En conséquence, aucun ne peut être injuste ». De là découle une nouvelle conception de la justice et de l’injustice : « la définition de

160 Jean-Marie C

ARBASSE, La peine de mort, op. cit., p. 43. 161 ThomasH

OBBES, Léviathan, choix de chapitres et présentation par PhilippeCRIGNON, trad. par François

TRICAUD, Paris, Flammarion, 2017, ch. XV.

47 l’injustice n’est rien d’autre que la non-exécution des conventions » et « [e]st juste tout ce qui n’est pas injuste »163

.

Si Hobbes écarte le caractère rétributif de la peine, c’est peut-être aussi parce qu’il rejette le libre arbitre de l’homme : « L’appétit, la crainte, l’espoir et les autres passions ne sont pas appelés volontaires, car ils ne viennent pas de la volonté, mais sont la volonté, et la volonté n’est pas volontaire »164

.

En effet, pour Hobbes, l’homme peut délibérer et prendre une décision en usant de sa volonté, mais celle-ci est déterminée par des facteurs nécessaires :

« Il [un certain Bramhall] ne devrait pas renoncer à cette vérité particulière qu’il y a des causes certaines et nécessaires qui amènent chaque homme à vouloir ce qu’il veut, bien qu’il ne conçoive pas encore selon quel mode la volonté de l’homme est causée. Je pense, pourtant, que ce n’est guère malaisé à concevoir, quand on constate journellement que la louange, le blâme, la récompense, le châtiment, les bonnes et mauvaises conséquences des actions enregistrées dans la mémoire de chacun, nous font choisir tout ce que nous choisissons »165.

Ce passage permet de mieux comprendre le rôle qu’Hobbes attribue aux peines : le châtiment et le blâme comme la louange font partie de ces éléments qui « nous font choisir tout ce que nous choisissons ». Jusqu’ici, cela semble évident à l’intuition de tout un chacun. Mais Hobbes ne se contente pas de dire que ces éléments et d’autres influent sur notre volonté, mais plutôt qu’ils la déterminent de façon nécessaire.

Dans une telle conception, si le libre arbitre n’existe pas et que par conséquent il n’y a pas de culpabilité, comment justifier l’existence même du droit pénal ? De quel droit passer de l’action nuisible à l’auteur coupable ? De quel droit réprimer celui-ci en raison de celle-là ? Car prouver l’utilité de la peine, en montrant qu’elle participe aux facteurs déterminant (de façon nécessaire) la volonté, peut suffire pour expliquer le droit pénal, mais non pour le justifier. De fait, Hobbes semble avoir beaucoup de difficulté sur ce point. Il en vient à distinguer la cause et l’auteur d’un acte :

163 ThomasH

OBBES, Léviathan, op. cit., ch. XV.

164 Thomas H

OBBES, Elements of Law, I, 12, 5, cité par Arnaud MILANESE, « Nécessité et imputation chez Hobbes : Se démarquer d’Aristote et se démarquer de la scolastique », in Philosophiques, volume 41, numéro 1, printemps 2014, p. 23.

165 Thomas H

OBBES, Questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard, n° 24, réponses de 1646, cité par

Arnaud MILANESE, « Nécessité et imputation chez Hobbes : Se démarquer d’Aristote et se démarquer de la scolastique », op. cit., p. 23.

48 « Bien que Dieu soit la cause de tout mouvement et de toute action, et bien que par conséquent le péché, à moins qu’il ne soit ni mouvement ni action, provienne nécessairement du premier moteur, on ne peut dire néanmoins que Dieu est l’auteur du péché, car l’auteur n’est pas celui qui nécessite une action, mais celui qui l’ordonne et en a la responsabilité »166.

En revenant maintenant sur les fonctions qu’Hobbes attribue aux peines, on peut mieux comprendre l’implication de cette théorie déterministe : « Il nous est interdit (…) d’infliger un châtiment avec aucun autre dessein que la correction de l’offenseur et l’instruction des autres ». Il est symptomatique qu’Hobbes parle d’« instruction » plutôt que d’exemple. Si l’homme ne jouit pas du libre arbitre, le crime est davantage une erreur qu’une faute.

Par ailleurs, il y a lieu de se demander si pareille doctrine n’implique pas aussi une nouvelle définition de l’amendement ou de la correction, qu’Hobbes met en tête des fonctions de la peine. Comme cela a été expliqué dans la Partie 1167, la correction joue un rôle central dans le champ pénal du droit canonique. L’amendement a alors pour finalité le bien éternel du coupable et participe donc à l’œuvre du salut des âmes que poursuit l’Église.

La peine telle que conçue par Hobbes partage-t-elle cette même finalité ? Cela est plus que douteux. Du point de vue du droit canonique, l’amendement présuppose le libre arbitre, par lequel le coupable peut gagner des mérites et ainsi racheter sa faute. Bien qu’Hobbes reconnaisse l’attribution d’un auteur à un crime, sa négation de la volonté libre (« la volonté n’est pas volontaire ») semble avoir pour conséquence l’impossibilité de tout rachat de la part du coupable.

Que devient la correction dans un tel schéma ? Probablement un moyen de changer les impressions de l’être sensible qu’est l’homme, pour modifier les déterminations nécessaires dirigeant sa volonté, afin qu’il puisse être réintégré dans la société, ‘re-sociabilisé’, ramené au respect du contrat social qu’il ne semble pas pouvoir quitter librement. Le chapitre 3 offrira des exemples plus explicites de cette nouvelle conception de l’amendement.

Enfin, un troisième élément peut expliquer le rejet de la rétribution pénale chez Hobbes. Comme Grotius, Hobbes ne semble pas croire à la doctrine de la satisfaction de la rédemption

166 Thomas H

OBBES, Questions concernant la liberté, la nécessité et le hasard, n° 12, réponses de 1656, cité par

Arnaud MILANESE, « Nécessité et imputation chez Hobbes : Se démarquer d’Aristote et se démarquer de la scolastique », op. cit., p. 32.

49 de Jésus168. Or nous avons vu dans la Partie 1 que la crucifixion servait d’exempla justitiae aux juges, comme le montre certains tableaux destinés aux cours de justice169. En rejetant l’idée de la satisfaction du sacrifice christique, Hobbes supprime aussi l’un des principaux modèles de rétribution du monde chrétien.

En conclusion, il apparaît que Jean-Marie Carbasse a raison de souligner le rôle central et précurseur d’Hobbes dans l’élaboration d’une nouvelle rationalité de la justice pénale et même de la justice tout court, cette justice désormais définie de façon négative (« est juste tout ce qui n’est pas injuste ») et sans autre fondement que les conventions (« l’injustice n’est rien d’autre que la non-exécution des conventions ») passées entre des êtres mus par des facteurs qu’ils ne maîtrisent pas.

Section 3. Samuel von Pufendorf ou le contractualisme absolu du droit de