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Samuel von Pufendorf ou le contractualisme absolu du droit de punir (1672)

Sur les fonctions de la peine, Samuel von Pufendorf (1632-1694) est intéressant, car il cite non seulement les auteurs antiques que nous avons déjà rencontrés (Platon et Sénèque), mais aussi ses prédécesseurs plus immédiats (Grotius et Hobbes).

Sa présentation de la question est à la fois claire et ambigüe. D’une part, Pufendorf semble attacher une grande importance à la justice de la peine.Ainsi par exemple, après avoir cité la formule de Sénèque, il ne peut s’empêcher de préciser que si la peine doit regarder vers l’avenir, elle n’est légitime que si elle est juste, c’est-à-dire que si elle répond à une faute : « J’avoue que, quand on punit, il faut nécessairement avoir égard au passé, ou au mal qui a été commis, sans quoi on ne sauroit concevoir de véritable Peine »170.

Dans le même esprit, il discute la question de savoir de quelle partie de la justice (justice distributive, commutative, etc.) relèvent les peines humaines et considère la peine comme une suite nécessaire du crime ou du délit :

« Cela étant, il faut conclure, que l’imposition des Peines est dirigée par une sorte de Justice toute particuliére ; à moins qu’on n’aime mieux dire, que la distribution des Peines, aussi bien que celle des Récompenses (…) sont des fonctions de la Prudence

168

Dominique WEBER, Hobbes et l’histoire du salut. Ce que le Christ fait à Léviathan, Paris, PUPS, 2008, p. 138.

169 Voir supra, p. 25. 170

Samuel von PUFENDORF, Le droit de la nature et des gens, t. II, trad. de Jean BARBEYRAC, Amsterdam, Gérard Kuyper, 1706, p. 352.

50 du Gouvernement, & qu’ainsi elles appartiennent à la Justice Universelle. (…) [L]a Sagesse du Créateur [a] disposé de telle sorte la nature des choses & la constitution des affaires humaines, que les Actions Mauvaises attirent quelque mal à leur Auteur par une suite nécessaire »171.

Mais d’autre part, Pufendorf estime que la peine, même juste, doit aussi être utile pour être légitime :

« Que celui (…) qui a fait du mal, en souffre, il n’y a rien là d’injuste, à ne regarder que l’action en elle-même. Cependant les Hommes ne doivent jamais punir, à moins qu’il n’en revienne quelque utilité »172

.

De plus, il en vient à laisser de côté le caractère expiatoire de la peine :

« Le véritable but des Peines est en général de prévenir les maux & les injures que les Hommes se font les uns aux autres par des actions criminelles. Pour cet effet, il faut, ou que celui, qui a commis quelque Crime (…), se corrige ; ou que les autres soient détournez par son exemple d’en commettre de semblables ; ou que le Coupable soit mis hors d’état de retomber dans le même cas »173

.

Ainsi, Pufendorf reconnaît à la peine un but général rassemblant trois buts ou moyens pour y parvenir. Plus loin, il y ajoute le rétablissement de l’autorité du souverain. Mais ce qui est plus intéressant est le fait qu’il termine cette partie consacrée aux fonctions de la peine en excluant explicitement la finalité expiatrice :

« Voilà toutes les fins que l’on peut se proposer légitimement dans la Punition des Crimes. Il ne paroit pas nécessaire d’y ajoûter, comme font (…) quelques-uns, celle qui consiste simplement à satisfaire à la Justice, ou à expier le Crime, c’est-à-dire, à redresser, pour ainsi dire, l’obliquité que l’on conçoit dans une Action qui s’écarte de la Régle, ou de la Loi. Les passages de l’Ecriture Sainte, que l’on allégue là-dessus, ou ne regardent que le Tribunal Divin, ou se rapportent seulement aux Loix particuliéres & aux Cérémonies des Juifs »174.

171 Samuel vonP

UFENDORF, Le droit de la nature et des gens, op. cit., p. 349. 172 Ibidem, p. 351.

173

Ibidem, p. 352. 174 Ibidem, p. 355.

51 Il est à noter que le seul argument donné par Pufendorf pour écarter la justice expiatoire ou rétributive comme finalité de la peine est un argument théologique. Aucune considération ici sur la pensée d’Aristote ou sur la justice sociale comme vertu naturelle, à l’encontre de toute l’importance que le Moyen Âge avait pu leur accorder dans le cadre des vertus cardinales. Comment concilier pareil oubli avec l’attachement que Pufendorf semble accorder à la vertu de justice ? Allons un peu en arrière, au début du chapitre, là où il explique les fondements du droit de punir :

« D’abord il se présente ici une difficulté à résoudre, savoir, comment les Particuliers ont pû, par les Conventions qui sont le fondement des Sociétez Civiles, conférer un tel Pouvoir à l’Etat, ou à ceux qui le gouvernent ? En effet la Peine étant un mal que l’on fait souffrir à quelqu’un malgré lui ; il est difficile d’expliquer comment on peut se punir soi-même, & par conséquent comment on peut transférer à autrui un Pouvoir que l’on n’a pas. (…) Il faut (…) savoir, que comme, en matiére de choses Naturelles, un Corps Composé peut avoir des qualitez qui ne se trouvoient dans aucun des Corps Simples (…) desquels il est formé : de même un Corps Moral (…) peut avoir (…) certains droits dont aucun des Particuliers n’étoit formellement revêtu, & qu’il n’appartient qu’aux Conducteurs d’exercer »175.

Pufendorf ne croit donc pas au caractère connaturel de la société, estimant que l’existence de l’État découle d’un contrat. Mais comment peut-il alors comparer le corps social à un corps naturel ? Si personne ne conteste qu’« en matiére de choses Naturelles, un Corps Composé peut avoir des qualitez qui ne se trouvoient dans aucun des Corps Simples » (il suffit de penser à l’unité du corps humain, sans laquelle les organes n’ont aucune vie), en revanche il paraît moins évident qu’il puisse en être de même pour une société dont l’existence repose sur la volonté d’individus.

Pufendorf est conscient de la difficulté, mais tente de l’écarter en soutenant que par le contrat social, « chacun s’engage à ne pas défendre » les criminels condamnés et à « prêter même main forte, s’il le faut » « au Chef de la Société » :

« [Q]uoi qu’aucun des Membres dont une Société se forme, ne puisse s’infliger des Peines à lui-même ; il suffit, pour donner ce droit au Chef de la Société, que chacun

175 Samuel vonP

52 s’engage à ne pas défendre (…) ceux qu’il aura condamnez, & à lui prêter même main forte, s’il le faut, pour empêcher que le Criminel n’échappe »176

.

Pufendorf part donc d’une supposition générale, sans envisager le cas de ceux qui n’ont aucun intérêt ni aucune volonté de coopérer à la justice criminelle. Cela est rendu nécessaire par sa conception du contrat social. Contrairement à Hobbes, Pufendorf estime que le droit de punir n’existe pas dans l’état naturel :

« Hobbes (…) soûtient, que le Droit de vie & de mort ne vient pas originairement du consentement des Sujets, & qu’il est uniquement fondé sur le droit que chacun avoit, dans l’Etat de Nature, de faire tout ce qu’il jugeoit nécessaire pour sa propre conservation ; de sorte que ce droit a été laissé, & non pas conféré, à l’Etat, qui aiant en main de si grandes forces pour le faire valoir, peut s’en servir, comme il le trouve à propos, pour la conservation de tous les Citoiens. Mais le droit de punir est différent du droit de se conserver, &, au lieu que le dernier convient à chacun, l’autre ne s’exerçant que sur des (…) Sujets ne sauroit être conçû dans l’indépendance de l’Etat Naturel »177.

Nous sommes à présent en mesure de comprendre pourquoi Pufendorf rejette le caractère rétributif de la peine : si la société n’a d’autre fondement qu’un contrat et si les peines n’ont aucun fondement naturel, il n’y a plus besoin de rétablir l’ordre naturel de la société et les peines ne peuvent avoir d’autre finalité que celles du contrat social.

Par ailleurs, l’on comprend aussi la divergence entre Pufendorf et Hobbes. Le droit de punir est pour Hobbes une simple prolongation du droit de se conserver, le premier se distinguant du second par son caractère social ; tandis que pour Pufendorf, le droit de punir est purement social et conventionnel, puisqu’inexistant dans l’état naturel. Cette différence est importante, car elle va avoir une incidence au siècle suivant sur la question de la peine de mort. Pufendorf continue à reconnaître la légitimité de la peine capitale, mais nous verrons dans la Partie 3 comment Beccaria, en partant de la même prémisse, va la nier.

Pufendorf a-t-il une influence en matière de fonctions des peines ? C’est vraisemblable. Uwe Hellmann soutient qu’« [e]n Allemagne, les fondements théorétiques du nouveau droit pénal

176

Samuel vonPUFENDORF, Le droit de la nature et des gens, op. cit., p. 339-340. 177 Ibidem, p. 340.

53 ont surtout été créés par Samuel (…) von Pufendorf (…) et Christian Thomasius »178. À noter que Christian Thomasius (1655-1728), également juriste et philosophe du droit saxon, soutient aussi dans ses Institutiones Jurisprudentiae Divinae datant de 1688 que les fonctions de la peine sont la prévention et la correction179.Or l’on sait que vers la même époque (1687- 1693), Thomasius bénéficie de la correspondance de Pufendorf180. Il paraît donc plausible que celui-ci soit pour quelque chose dans l’exposé de Thomasius.

Par ailleurs, il y a lieu de noter que Pufendorf n’est pas un intellectuel à l’écart de la vie politique. Ainsi, il est l’ami du duc de Prusse Frédéric-Guillaume Ier de Brandebourg et de Denkelmann, premier ministre du fils et successeur de Frédéric-Guillaume, Frédéric III de Brandebourg, qui va devenir en 1701 le premier roi en Prusse sous le nom de Frédéric Ier de Prusse181.

Section 4. Baruch Spinoza ou l’extrême conséquence du déterminisme (1676) Issu d’une famille juive marrane originaire du Portugal, appartenant à la communauté juive d’Amsterdam dont il est ‘excommunié’ à l’âge de 23 ans, Baruch Spinoza (1632-1677) est connu comme philosophe et non comme juriste. L’on s’étonnera donc peut-être de le trouver ici.Pourtant, sa pensée n’est pas sans incursion dans la philosophie du droit, comme l’indique la publication récente d’un ouvrage ayant pour titre Spinoza and Law et rassemblant des contributions de nombreux auteurs182.

Au regard des fondements du droit criminel, la négation du libre arbitre présente chez Spinoza peut avoir une incidence sur la question du droit de punir, comme le montre sa correspondance avec Henri Oldenburg. Celui-ci lui demande :

« De quel droit l’un de nous peut-il être accusé pour avoir agi de telle façon ou de telle autre, alors qu’il lui était de toute impossibilité d’agir autrement ? ».

178

Uwe HELLMANN, « Le renouveau du droit pénal allemand sous l’influence des Lumières », in Annette SOUSA-COSTA (éd.), Entre droit et morale : la finalité de la peine. Journée d’études du 13 novembre 2007, Université Paris Ouest Nanterre la Défense, Bern, Peter Lang, 2010 (Travaux Interdisciplinaires et Plurilingues, 12), p. 112.

179 Mario Alessandro C

ATTANEO, « La peine entre droit naturel moderne et idéalisme allemand », in Jean-Louis

VIEILLARD-BARON et Yves Charles ZARKA (dir.), Hegel et le droit naturel moderne, Paris, Librairie

philosophique J. Vrin, 2006 (Recherches sur l’idéalisme et le romantisme allemands, III), p. 73. 180 Pierre L

AURENT, Pufendorf et la loi naturelle, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1982, p. 251.

181

Ibidem, p. 21. 182 AndréS

54 Et Spinoza de répondre :

« Les hommes, en effet, peuvent être excusables et néanmoins privés de la béatitude et souffrir des tourments de bien des sortes. Un cheval est excusable d’être cheval et non homme. Qui devient enragé par la morsure d’un chien, doit être excusé à la vérité et cependant on a le droit de l’étrangler. Et qui, enfin, ne peut gouverner ses désirs, ni les contenir par la crainte des lois, bien qu’il doive être excusé en raison de sa faiblesse, ne peut cependant jouir de la paix de l’âme, de la connaissance et de l’amour de Dieu, mais périt nécessairement »183.

Dans ce passage, Spinoza ne traite pas expressément du droit pénal, mais la généralité du propos (celui « qui […] ne peut gouverner ses désirs ») et son renvoi explicite aux lois (« ni les contenir par la crainte des lois ») semblent autoriser de les appliquer au droit pénal.

D’ailleurs, l’on peut se demander dans quelle mesure Spinoza appréhende encore le droit pénal comme une sphère autonome, étant donné que sa négation du libre arbitre devrait logiquement impliquer l’absence de responsabilité pénale. Il est symptomatique qu’il semble mettre sur le même plan celui qui « ne peut gouverner ses désirs, ni les contenir par la crainte des lois » et celui qui « devient enragé par la morsure d’un chien ». La faute ne lui paraît plus nécessaire pour légitimer la répression. Les deux doivent « être excusé[s] », mais selon Spinoza l’un « périt nécessairement » et « on a le droit [d’]étrangler » l’autre.