Chapitre 6. Menace du stéréotype
6.7. Théories actuelles dominantes
Activation automatique du stéréotype
La représentation d’une catégorie donnée engendre automatiquement l’activation des
stéréotypes qui y correspondent (Devine, 1989). D’après les théories dites « idéomotrices »,
les stéréotypes peuvent influencer les comportements réels (Bargh et al., 1996; Dijksterhuis &
Bargh, 2001; Follenfant, Légal, Marie Dit Dinard, & Meyer, 2005). Lorsqu’ils sont négatifs,
les stéréotypes génèrent des perturbations qui peuvent affecter la réalisation de tâches motrices et cognitives.
Lorsque les individus « cibles » sont exposés de façon redondante aux stéréotypes, ils ont tendance à les internaliser (Allport, 1954; Clark, 1965; Erikson, 1956; Grier & Coobs,
1968; Lewin, 1941) et à penser qu’ils s’appliquent systématiquement pour eux-mêmes ou
pour les autres. L’expérience menée par Bargh et al. (1996), illustre les effets liés à
l’activation automatique d’un stéréotype. Après avoir exposé les participants au stéréotype de la personne âgée, leur vitesse de marche est mesurée (performance motrice). Contrairement aux participants du groupe contrôle, les sujets exposés au stéréotype présentent une vitesse de
marche plus faible, c’est à dire un comportement en adéquation avec la catégorie « personne
âgée ». Kawakami et al., (2003), Dijksterhuis et al., (2001) parlent d’un effet d’assimilation
ou d’imitation lorsqu’un sujet se comporte conformément à une représentation stéréotypée.
On peut prendre également l’exemple des travaux plus récents de Ginsberg, Rohmer et
Louvet (2012) qui, au cours d’une situation où les individus ont été amorcés par le stéréotype
« personnes handicapées », mettent en évidence que les performances motrices des sujets sollicités sont modifiées. Plus précisément, pour une tâche de coordination motrice, les sujets amorcés par le stéréotype « personnes handicapées » manifestent une dextérité moins
importante et une vitesse d’exécution plus lente. Ces stéréotypes liés aux personnes
handicapées renvoient plus généralement à la représentation d’individus peu compétents et
peu performants, que ce soit au niveau physique ou intellectuel (Louvet & Rohmer, 2010). Une fois activés, les stéréotypes agissent inconsciemment et ce caractère non-conscient,
inhérent à certains comportements et activités mentales, s’inscrit dans le courant de la
cognition sociale (Gawronski & Payne, 2010; Greenwald & Banaji, 1995). L’idée sous
-jacente est d’analyser les processus implicites ou automatiques à l’origine de nos actes
108
Follenfant et al. (2005) explorent également les effets des stéréotypes en contexte sportif. Au cours de leur expérience, les participants cette fois-ci font l'objet d'un amorçage avec le stéréotype des personnes âgées confronté à celui des basketteurs avant de réaliser une épreuve de lancer de balle lestée. L'activation du stéréotype des personnes âgées révèle une diminution des performances au lancer, alors que le stéréotype des basketteurs engage les
sujets à améliorer leurs performances. Dans leur cas, le fait d’exposer des individus
considérés comme jeunes au stéréotype des personnes âgées les amène, immédiatement après, à marcher plus lentement, et avoir davantage de problèmes de mémoire que des individus
jeunes non exposés au stéréotype (Bargh et al., 1996). Dans un autre contexte, l’exposition au
stéréotype des « professeurs » ou des « secrétaires » a pour effet d’augmenter (stéréotype
« professeurs ») ou diminuer (stéréotype « secrétaires ») les performances à un questionnaire de culture générale (Dijksterhuis et al., 1998).
Ainsi, il apparaît que suite à l’exposition à un stéréotype, les sujets se comportent
temporairement de manière congruente avec les informations contenues dans le stéréotype
(effet d'assimilation). L’effet d’assimilation étant à comprendre dans un sens différent de celui
évoqué dans les travaux de Tajfel. Dans ce cas, l’assimilation désigne le cas de figure où
l’activation d’une catégorie sociale et/ou d’un stéréotype modifie le comportement de l’individu. C’est sans s’en rendre compte que l’individu ajuste son comportement à la catégorie activée, ceci sans prendre en compte les comportements opportuns ou inopportuns.
De par le caractère automatique, il n’est pas question d’enjeux directement liés au phénomène
de catégorisation lorsque se joue le comportement automatique car, dans ce cas, le stéréotype agit sans même que le sujet ne prenne conscience des enjeux liés aux stéréotypes associés à sa
propre catégorie d’appartenance.
Le cadre théorique MTF de Shapiro et Neuberg (2007)
De par la portée sociale des stéréotypes, Shapiro et Neuberg (2007) inscrivent leur
travaux dans une perspective en rapport à l’identité ; ils focalisent leur approche sur les modes
d’opérationnalisation de la menace du stéréotype. Ils proposent un cadre théorique à menaces
multiples (Multi-Threat Framework, MTF). Le cadre théorique MTF intègre deux
dimensions, à savoir d’une part la source de la menace du stéréotype et d’autre part la cible de
la menace du stéréotype. Ces deux dimensions prennent en compte à la fois la notion
d’identité personnelle (le sujet en tant qu’individu unique) et la notion d’identité sociale (le
CHAPITRE 6. MENACE DU STÉRÉOTYPE
109
Au sein de ce modèle, sont distinguées six types de menace du stéréotype d’après :
(1) le concept de soi, (2) le concept de groupe, (3) la réputation personnelle face à
l’exogroupe, (4) la réputation groupale face à l’exogroupe, (5) la réputation personnelle face à
l’endogroupe, (6) la réputation groupale face à l’endogroupe29.
La lecture de la menace du stéréotype d’après les différentes sources (3 sources) et
cibles (2 cibles) ayant pour objectif d’analyser plus finement les conditions d’apparition et les
conséquences de la menace du stéréotype30.
29Les numéros entre parenthèses renvoient au Tableau 1. Les six types de menace du stéréotype d’après le
modèle de Shapiro et Neuberg (2007).
30 Dans le tableau de relecture du modèle MTF, nous réinvestissons le codage utilisé avec l’outil des
représentations mutuelles (« RepMut ») dans le cadre de l’étude des relations intergroupes (voir chapitre 13. Diagnostic des relations intergroupes au basket-ball, p. 279) : x correspond au sujet, c’est-à-dire à l’individu lui -même ; X correspond à l’endogroupe, c’est-à-dire à la catégorie d’appartenance de l’individu ; Y correspond à
110
Tableau 1. Relecture identitaire des six types de menace du stéréotype à partir du
modèle de Shapiro et Neuberg (2007)
Le « Soi » Le groupe Menace par rapport à l’identité personnelle
Support de la menace : stéréotypes remettant en cause, aux yeux du sujet, sa réputation personnelle.
Je suis personnellement menacé par la crainte que, à mes yeux, les stéréotypes attribués à
mon groupe d’appartenance soient vrais pour moi.
Identité visée : identité personnelle.
Menace par rapport à l’identité sociale Support de la menace : stéréotypes remettant
en cause, aux yeux du sujet, l’image de son
groupe d’appartenance.
Je suis socialement menacé, en tant que
membre d’un groupe, par la crainte que, à mes
yeux, les stéréotypes négatifs qui leur sont attribués soient vrais.
Identité visée : identité sociale. Menace par rapport à ma réputation
vis-à-vis de l’exogroupe
Support de la menace : stéréotypes remettant
en cause, aux yeux de l’exogroupe, la
réputation personnelle du sujet.
Je suis personnellement menacé par la crainte
que, aux yeux des membres de l’exogroupe,
les stéréotypes attribués à mon groupe
d’appartenance soient vrais pour moi. Identité visée : identité personnelle.
Menace par rapport à la réputation de mon groupe vis-à-vis de l’exogroupe
Support de la menace : stéréotypes remettant
en cause, aux yeux de l’exogroupe, l’image du
groupe d’appartenance du sujet.
Je suis socialement menacé, en tant que
membre d’un groupe, par la crainte que, aux yeux des membres de l’exogroupe, les stéréotypes négatifs attribués à mon groupe
d’appartenance soient vrais. Identité visée : identité sociale. Menace par rapport à ma réputation
vis-à-vis de l’endogroupe
Support de la menace : stéréotypes remettant
en cause, aux yeux de l’endogroupe, la
réputation personnelle du sujet.
Je suis personnellement menacé par la crainte
que, aux yeux des membres de l’endogroupe,
les stéréotypes attribués à mon groupe
d’appartenance soient vrais pour moi. Identité visée : identité personnelle.
Menace par rapport à la réputation de mon groupe vis-à-vis de l’endogroupe Support de la menace : stéréotypes remettant
en cause, aux yeux de l’endogroupe, l’image du
groupe d’appartenance du sujet.
Je suis socialement menacé, en tant que
membre d’un groupe, par la crainte que, aux yeux des membres de l’endogroupe, les stéréotypes négatifs qui leur sont attribués soient vrais.
Identité visée : identité sociale.
1 2
3 4
CHAPITRE 6. MENACE DU STÉRÉOTYPE
111 Le modèle de Schmader et al. (2008)
En 2008, Schmader et al. proposent un modèle s’appuyant sur trois concepts
fondamentaux : le concept du groupe (endogroupe qui renvoie au groupe d’appartenance du sujet), le concept du domaine (aptitudes dans un domaine concerné) et le concept de soi. Ici,
on peut remarquer l’existence d’une relation concomitante, dynamique, comme le soulignent
Gawronski et Bodenhausen (2006) qui précisent que ce n'est pas seulement l'activation de ces trois concepts qui prime, mais la relation entre eux qui sous-tend la dynamique de la menace du stéréotype.
Figure 3. Modèle de Schmader et al. (2008) représentant dans une triangulaire
les trois concepts influents de la menace du stéréotype (concept de soi, concept de groupe, concept du domaine d’aptitudes) et la valence de leur relation (positive, négative)
_
En situation de menace d’un stéréotype, bien qu’il puisse exister une relation positive
entre le concept de soi et le concept du domaine d’aptitudes, la menace s’instaure relativement
à la relation négative entre le concept de groupe et le concept du domaine d’aptitudes.
Le soi est lié à un groupe d’appartenance et dispose d’aptitudes dans un domaine donné. Lorsqu’intervient le stéréotype, apparaît une réputation négative invoquant les croyances
selon lesquelles le groupe d’appartenance ne disposerait pas cette aptitude mais dans le cas où
le stéréotype devient une menace, s’activerait un état de déséquilibre cognitif entraînant à son
tour un état de tension interne (Schmader, Johns, & Forbes, 2008). Réagir positivement à la
menace consisterait pour l’individu à rétablir un état de non tension. Ce sont précisément les
Concept de groupe Concept du domaine
d’aptitude Concept de soi
+
-
112 tentatives de l’individu afin de réduire cet état de tension qui sont à l’origine de la survenue de
pensées, d’émotions négatives ainsi que de processus d’autorégulation. En cela, ce modèle
intègre les processus qui interviennent dans la limitation de la capacité de mémoire de travail, en situation de menace du stéréotype, à savoir le stress et la vigilance.
Dans le domaine sportif comme académique, les illustrations peuvent être multiples : par exemple, si l’individu considère que son groupe d’appartenance possède la capacité (par exemple détente) sur laquelle il est évalué [lien groupe (Noirs-Blancs)/domaine (sport)], et
qu’il considère qu’il est comme son groupe [lien soi-groupe (Noirs-Blancs)], alors l’individu peut considérer qu’il dispose lui aussi de cette capacité [relation soi-domaine (sport)]. En
revanche, si l’individu considère que son groupe ne possède pas la capacité (détente) sur
laquelle il est évalué [lien groupe (Noirs-Blancs)/domaine (sport)], et qu’il considère qu’il
n’est pas comme son groupe [lien soi-groupe (Noirs-Blancs)], il peut considérer qu’il ne
dispose pas de cette capacité [relation soi-domaine (sport)].
Schmader et al. (2008) précisent que l’effet de menace du stéréotype est obtenu pour
des tâches complexes ou difficiles (voir les résultats des expériences menées par Beilock,
Rydell, & McConnell, 2007; Keller, 2007) ; en revanche, l’effet ne semblerait pas effectif
lorsque les tâches sont faciles (O’Brien & Crandall, 2003). Selon eux, les tâches plus
complexes solliciteraient une attention plus intense et durable durant la réalisation (le sujet conserve les informations pertinentes pour la tâche) et entraineraient ainsi une mobilisation des pensées inférentes.