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CONCLUSION 1 ERE PARTIE

2. LE NOUVEAU PARADIGME NUMÉRIQUE INTRODUCTION

2.2. L E DECLIN DE L ’ AURA APPLIQUE AU XXI EME SIECLE

2.2.3. Une théorie mélancolique du temps.

Dans son ouvrage Cinéma et Attraction, André Gaudreault propose un bouleversement de l’historiographie du cinéma, qu’il précise par la suite dans plusieurs de ses publications et qui est au cœur de ses recherches. Cette relecture historiographique consiste en une volonté de se détacher de l’historiographie traditionnelle, qui aurait vu la naissance du cinéma à proprement parler en 1895 en France (ou en 1890 aux États-Unis, selon qu’on soit Edisonien ou Lumiériste), et que cette histoire se serait déroulée jusqu’ici, avec quelques évolutions, selon une ligne historique bien tracée. Comme le souligne Gaudreault, le cinéma n’a pas été inventé d’un trait, mais, suite à divers tâtonnements et recherches techniques, a vu une première étape franchie au cours des années 1890-95, puis une seconde, essentielle, à partir des années 1908-1910, qui l’a vu quitter le phénomène de foire pour aboutir vers 1914 au modèle institutionnalisé narratif que l’on connaît encore aujourd’hui. Or, selon Gaudreault, ce modèle semble être mis à mal par la mutation numérique : celle-ci, d’autant plus dès lors que les prises de vues se font numériquement, semble ramener le cinéma dans une historiographie plus large dont le modèle ne s’appuierait plus sur la narration et la photographie, mais sur l’animation. Cette théorie a le mérite, en prenant comme exemple le film Les

aventures de Tintin : le secret de la licorne (Steven Spielberg, 2011), de déplacer la notion

de trace au-delà de la prise de vue réelle, et d’aborder la captation numérique, via une analyse de la performance capture comme outil de synthétisation du réel, comme un outil susceptible de construire un nouveau rapport au profilmique : nous cherchons l’acteur à travers le personnage animé, nous y décelons des indices de la réalité de l’enregistrement, via certains gestes, mimiques, ou via sa voix. Le profilmique agit « en sous-main », via les indices captés par la technologie numérique, via la volonté du spectateur à voir du réel dans ces images de synthèse : puisqu’on m’affirme que Daniel Craig est au générique, puisque les « stars » Jamie Bell, Simon Pegg et Nick Frost sont annoncés exactement comme s’ils étaient les acteurs réels d’un film « en prises de vues réelles », la valeur profilmique du film se

joue dans les liens que le spectateur va créer entre l’image synthétisée et la réalité de ces présences physiques. L’acteur Andy Serkis, qui interprète le Capitaine Haddock, a même fait sa spécialité d’interpréter des personnages en performance capture71, et prouve une certaine capacité du cinéma d’animation numérique à intégrer la puissance profilmique. Même les voix de doublage sont exécutées selon un rapport aux star-system qui trahit une tendance à compenser la « perte » profilmique des films d’animation dans une personnification de l’identité des voix de doublage : les films d’animation américains sont distribués en France en soulignant au générique la participation de Vincent Cassel (L’age de glace), Gad Elmaleh (Moi, moche et

méchant), Virginie Efira (Le chat potté) ou encore Catherine Deneuve (Monstres Academy) au générique. Depuis peu, les films d’animation incluent d’ailleurs le terme

« avec » pour préciser la distribution des rôles, permettant aux acteurs-doubleurs d’accéder au statut d’acteurs à part entière. Cette théorie permet donc d’aborder l’histoire du cinéma selon la vision élargie d’une histoire de l’animation qui a le mérite d’accorder cette aura à l’image numérique que nous avions jusqu’alors tendance à lui refuser : de ce point de vue, l’animation reproduirait presque l’acte de sculpter le coquillage et pourrait alors acquérir le statut d’image dialectique au sens benjaminien dont parle Didi-Huberman. Cependant, Gaudreault semble négliger cette part essentielle du cinéma qui consiste à enregistrer en prises de vues réelles et que la mutation numérique, par son essence virtuelle, semble sur le point d’annihiler, et, par principe relativiste, de ne pas considérer cette annihilation comme autre chose qu’une des nombreuses morts et renaissances qui ont pavé l’histoire du cinéma.

« Aujourd’hui, donc, ce serait peut-être le paradigme de la captation-restitution qui aurait du souci à se faire, face à ce retour en grâce de l’animation. Sa position dominante est en effet plus que jamais menacée. Dans les esprits, certes, mais aussi dans le monde bien réel de la production cinématographique. Ce passage à un nouveau paradigme, dont nous sommes à l’heure actuelle les témoins, semble en                                                                                                                

71 Outre le Capitaine Haddock, il a interprété Le Gollum dans Le Seigneur des anneaux (Peter Jackson, 2001-2003) et Le

Hobbit (P. Jackson, 2012-2014), Kong dans King Kong (Peter Jackson, 2005), Caesar dans les adaptations contemporaines de La planète des singes, etc.

effet accorder à l’animation le principe premier structurant. Avec l’estompement de la force identitaire et l’effacement de la valeur "différentielle" du cinéma, ébranlées par les coups de boutoir de l’hybridation numérique et diluées dans la porosité généralisée liée à la convergence des plates-formes et des médias, l’animation des images, ce principe que l’institution avait pris soin de déclarer hors identité ou à tout le moins "para-identitaire", est peut-être en train de reprendre sa place de principe fondateur de la res cinematografica »72.

Or, voir disparaître la prise de vue réelle, ou lui refuser la possibilité de se faire selon la chimie du procédé argentique, c’est, en ne considérant plus le cinéma comme autre chose qu’un principe d’animation, voir disparaître une certaine manière d’appréhender le réel, notamment par la mise en fiction de formes et de motifs réels, et donc de rendre compte de ce qui nous semble être la réalité du monde. C’est, d’une certaine manière, nier au cinéma ce qui en a constitué la substance depuis la mise en mouvement de prises de vues « réelles », c’est presque balayer d’un revers de la main en en faisant un détail de l’histoire de l’image animée. C’est, malgré tout, ce qui nous semble être en jeu lorsque nous convoquons la théorie du déclin de l’aura appliquée à l’image cinématographique et au XXIème siècle : en effet, cette « mise à distance » du réel par la synthétisation numérique, cette « discontiguïté » qu’elle semble mettre en œuvre entre le regard et le monde, nous semble en adéquation avec cette « étrangéité » nourrissant l’imaginaire de la fin apparu au tournant des deux millénaires, et portant l’homme dans un rapport distancié et déconnecté avec un monde qui lui échappe.

En cherchant à attribuer une aura à l’image cinématographique que Walter Benjamin lui refusait, nous mettons finalement à jour un nouveau paradoxe : puisque l’aura représente aussi une forme d’attachement sensible à la désuétude et à la chose passée, il se peut bien que l’image numérique, telle que théorisée par André Gaudreault, soit elle-même constituée d’une aura que nous ne lui voyons pas encore. Outre que l’aura que nous attribuons à un objet nous semble alors plus                                                                                                                

72 Gaudreault, André in Techniques et technologies du cinéma. Modalités, usages et pratiques des dispositifs cinématographiques à

travers l’Histoire. Gaudreault, André & Lefebvre, Martin (dir.), Presses Universitaires de Rennes, coll. Le spectaculaire, Rennes, 2015, p.60

émaner de notre propre jugement sensible que de l’objet lui-même, ce qui semble alors se dégager du concept du déclin de l’aura est moins une théorie critique de la modernité qu’une théorie mélancolique du temps qui passe, qui appréhenderait l’avenir dans un travail prospectif de deuil permanent. Hier, dans la vision benjaminienne, deuil de l’humanité où se devinait la hantise de la catastrophe des années 40, aujourd’hui, dans ce que dit l’image numérique du monde contemporain, deuil du réel et d’une certaine capacité, via l’amenuisement de la valeur du profilmique, à le représenter.