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Kaïro : la numérisation comme trace de l’effacement du monde ?

CONCLUSION 2 EME PARTIE

3. L’IMAGE-DEUIL INTRODUCTION

3.2 L E DEUIL DU REEL

3.2.2. Kaïro : la numérisation comme trace de l’effacement du monde ?

Dans notre première partie, nous avons abordé Kaïro pour souligner la manière dont l’image numérique pouvait hanter l’image cinématographique, et c’est peut être dans ce sens que le film de Kiyoshi Kurosawa représente cette tension à l’œuvre entre technologie numérique et monde vivant qui semble accompagner ce sentiment de perte de sens et d’effacement qui s’exprime aujourd’hui dans les représentations apocalyptiques : le film décrit donc un Tokyo peu à peu envahi par les fantômes. Cette invasion se traduit chez les vivants par une épidémie de suicides et de disparitions. Il n’y a pas de règle figée pour ces dernières : les individus s’évaporent, se suicident, ou disparaissent dans la nature. Ce qui est en revanche immuable, c’est, une fois qu’ils ont été en contact avec un fantôme, leur fascination morbide pour les ectoplasmes et ce qu’ils représentent : neurasthénie, désespoir et apathie. L’épisode neurasthénique qui précède la disparition des vivants est une manière de faire d’eux, déjà, des fantômes : il est une sorte de frontière trouble et indéfinie qui existe entre leur état vivant et leur état mort. Par exemple, lorsque Michi, au début du film, se rend chez son collègue Tagushi dont elle n’a plus de nouvelles, Kurosawa met d’abord en scène Tagushi comme une apparition

spectrale, une ombre effrayante se mouvant à l’arrière-plan pendant que Michi fouille dans ses papiers sans le voir, puis il désamorce la tension horrifique lorsque Michi s’aperçoit enfin de sa présence et s’adresse à lui. Michi échange ensuite quelques phrases avec Taguchi, et en l’espace de deux minutes ce dernier s’est pendu et est déjà mort : Michi a très bien pu discuter avec son collègue et le laisser vaquer à ses occupations dans une autre pièce, ignorant qu’il était en train de se pendre, comme elle a très bien pu converser avec son fantôme avant qu’elle se rende compte qu’il était déjà pendu au moment où elle est rentrée dans l’appartement. Cette indétermination souligne l’aspect flou de la frontière qui sépare les morts des vivants.

On retrouve cette indétermination à la fin du film, cette fois-ci pas dans la « définition » des personnages, mais au cœur de la plasticité de l’image du film : les deux personnages principaux, Michi, donc, et Kawashima, en quelque sorte son « pendant » masculin, décident de fuir un Tokyo déserté pour échapper au désastre. Kurosawa intègre numériquement des voitures en feu dans les rues de la ville, des cadavres, puis un avion qui s’écrase une fois que Michi et Kawashima sont arrivés sur les quais du port de Tokyo. La grossièreté des effets numériques utilisés pour

ces séquences, leur aspect « cheap », donne l’impression d’un monde réel contaminé par l’espace numérique, de « trucs » numériques déposés sur l’image du film comme des décalcomanies. Après l’apparition d’un dernier fantôme en image de synthèse, au visage lisse comme du papier glacé, qui aura finalement raison de la résistance de Kawashima, ces effets numériques semblent souligner la contamination de l’image 35mm (le monde des vivants) par un virus fantôme issu du réseau numérique106 (le « couloir » utilisé par les esprits pour se déverser dans le monde des vivants). Par ailleurs, l’avion numérique qui s’écrase étant un modèle issu de la seconde guerre mondiale, ce n’est pas seulement l’espace des vivants envahi par un autre espace, mais également le temps des vivants envahi par un autre temps. Juste après le crash de l’avion, lorsque Michi cherche dans la capitainerie les clefs du petit bateau de tourisme qui leur permettra de prendre la mer, elle débouche dans une pièce envahie de cendres en suspension, et où des cadavres figés et calcinés rappellent, comme nous l’avons souligné plus haut, Hiroshima, voire Pompéi et ses corps figés dans la cendre : l’indétermination dans laquelle le monde numérique plonge le monde réel ne concerne plus seulement la frontière entre le monde des vivants et le monde des morts (et son extension entre un monde tangible et un monde désincarné), mais également celle entre le présent et le passé, entre l’oubli et la mémoire. Ce qui s’échappe de ces avatars numériques évoque un monde invisible qui affleure et oppose des forces contraires à un monde incarné qui, lui, est en voie de désincarnation. Comme si cette indétermination débouchait sur un monde invertébré, où des vivants sans ossature évolueraient sans être capables de donner un sens à leur vie.

Pour revenir à la scène où Michi découvre Taguchi pendu : le moment où la jeune femme rentre dans l’appartement de son collègue correspond à l’apparition du titre. Ce titre arrive à la fin du générique, qui est intervenu après ce que l’on pourrait définir comme un court prologue, lui même dédoublé par la courte première                                                                                                                

106  Il est à noter que, juste avant cette apparition numérique, lors d’une scène de suicide par balle où Harué, une amie de Kawashima, met fin à ses jours, aucun impact de balle, aucune trace de sang n’est à constater, comme si sa mort avait été traitée en dehors de la logique organique du réel, par une sorte d’arbitraire numérique. Par ailleurs, on peut rapprocher cette mort des « fausses morts » d’Holy Motors.

séquence sur le bateau, où Michi se tient seule sur le pont et où sa voix-off annonce sans le préciser le drame qui s’est produit, et par la scène, en flash-back, où Michi et ses collègues constatent la disparition de leur collègue Tagushi. Le générique apparaît alors sur les images de Michi en route pour l’appartement de Taguchi, sur une musique inquiétante composée essentiellement de cordes, dont les premières mesures délivraient d’abord un sentiment mélancolique. L’ensemble dégage une sensation de tristesse et d’inquiétude, et d’un événement en marche contre lequel on ne peut rien. Kaïro, qui signifie « réseau » en japonais, est composé de deux idéogrammes, dont l’un est un carré à l’intérieur d’un autre carré. Ici, le carré intérieur est en rouge, et fait écho à la délimitation en rouge des zones interdites, pièces fermées et hantées, sortes de passages par lesquels les fantômes se matérialisent dans le monde réel. Il apparaît sur un plan en travelling avant, assez typique du cinéma d’épouvante pour représenter un point de vue subjectif menaçant et ignoré du personnage menacé, qui s’avance vers Michi fouillant dans l’appartement semble-t-il vide de Tagushi, dans le même axe qu’un plan étrange déjà vu lors du prologue, lorsque Michi téléphonait chez Taguchi avec ses collègues rendus inquiets par son absence, et qui s’avérera être une de ces « images mentales » que verront les personnages sur les écrans d’ordinateur. Le carré dans le carré, de même que ces espaces hermétiques que sont les zones interdites qui vont se multiplier dans la ville, produit un effet de rime, qui est probablement la tournure poétique la plus frappante et la plus belle de Kaïro : lorsque Michi et ses collègues ouvrent la disquette trouvée chez Taguchi après son suicide, ils tombent sur l’une de ces « images mentales ». Celle-ci représente l’appartement de Taguchi, vu, donc, selon cet axe déjà remarqué lors du prologue, puis en travelling avant sur Michi lors de l’apparition du titre : on y voit Taguchi de dos, debout face à ses écrans d’ordinateurs. En agrandissant l’image, Michi remarque que sur l’un des écrans apparaît exactement la même image. Taguchi se voit donc sur son écran d’ordinateur, de dos, en train de regarder son écran d’ordinateur, et prend probablement conscience qu’une instance « autre » est en train de l’observer. En

agrandissant encore, Michi remarque que la même image se reproduit à l’infini dans l’écran, comme une sorte de larsen visuel, l’écran dans l’écran dans l’écran dans l’écran. L’agrandissement de cette image débouche sur une reproduction à l’infini d’une réalité figée en voie de désincarnation. C’est à partir de cette indétermination, cette forme de désubstantialisation par la dématérialisation, que Kaïro contamine son espace fictionnel pour représenter le désastre d’un monde où les vivants se donnent, corps et âme, et sans résistance apparente, à la digitalisation. Kaïro, en tant que film de désastre et en dévoilant ses effets numériques, souligne, dans l’essence même de ses images, une des questions fondamentales soulevée par la digitalisation de l’image : que reste-t-il du réel ? L’image numérique est-elle incapable de rendre compte du réel, traduit-elle une forme de déliquescence du réel, ou est-elle une réinvention du réel, la création d’un réel autre ?