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1.4 Présence de points de référence

1.4.1 En théorie du choix social

Un problème très voisin de celui de l'agrégation des préférences en théorie de la déci-sion multicritère a été étudié depuis longtemps en théorie des élections. Il consiste en la recherche d'une procédure permettant d'agréger de manière raisonnable les avis exprimés par plusieurs votants concernant divers candidats an de dégager un élu (ou de classer les candidats). Tant l'ancienneté (Borda (1781), Condorcet (1785)) que l'actualité (les divers processus électoraux utilisés) de ce problème montrent sa richesse et sa complexité. Au cours des années 1950 s'est développée la théorie du choix social, visant de manière plus large à l'étude des liens pouvant exister entre les préférences individuelles des membres d'un groupe social et les décisions prises par ce groupe, reétant la préférence collective du groupe (voir par exemple Arrow et Raynaud (1986), ou Sen (1986)).

1On prête aux auteurs la métaphores des montagnes : "les hauteurs relatives perçues de deux mon-tagnes peuvent s'inverser suivant le point de vue".

2lauréat du prix d'économie décerné par la banque de Suède en mémoire d'Alfred Nobel en 1976

3co-lauréats du prix d'économie décerné par la banque de Suède en mémoire d'Alfred Nobel en 2002

1. Décision multicritère, décision dans l'incertain 31 Choix social Décision multicritère

candidat alternative

votant critère

rang valeur d'un critère préférence individuelle préférence partielle préférence collective préférence globale Fig. 1.2 Correspondances choix social / multicritère

Les nombreux résultats obtenus en théorie du choix social sont riches d'enseignements pour l'aide multicritère à la décision. En eet, il existe de forts liens entre les deux domaines, grâce aux correspondances détaillées gure 1.2 (cf. Arrow et Raynaud (1986),

?), Bouyssou et Perny (1997)).

Les correspondances formelles obtenues entre les deux domaines sont consolidées par le fait que certaines conditions classiques utilisées en théorie du choix social gardent toute leur pertinence en décision multicritère.

Prenons trois exemples naturels :

1. Unanimité : si tous les votants (resp. critères) manifestent la même préférence d'un candidat a vis-à-vis d'un candidatb (resp. alternatives a etb), alors la préférence collective (resp. globale) verra le candidatapréféré au candidatb(resp. alternatives a, b).

2. Monotonie : si un votant (resp. critère) change ses préférences en faveur du candidat a(resp. constate une amélioration du score de l'alternative a sur ce critère), alors le candidat (resp. alternative)ane peut pas être moins bien classé qu'auparavant.

3. Neutralité : les préférences relatives entre les candidatsaetb (resp. alternativesa et b) ne dépendent pas des autres candidats (resp. alternatives) présents dans le corpus des candidats (resp. alternatives).

Cependant, correspondance n'est pas équivalence : il faut se garder de transpositions trop brutales tant l'agrégation multicritère présente de caractères spéciques. En amont, la construction des critères résulte d'un travail de modélisation qui peut parfois donner des informations à agréger qui sont moins riches que des listes ordonnées : préférences oues ou incomplètes, indiérences non transitives... D'autre part, les critères n'ont pas toujours la même importance, contrairement aux votants4. Enn, le résultat attendu en décision multicritère ne se limite souvent pas au choix d'une unique action, comme c'est le cas en théorie du choix social, mais peut inclure des problématiques plus variées. Ces considérations étant posées, il apparaît que certains résultats fondamentaux en théorie du choix social ont une contrepartie en décision multicritère, permettant d'éclairer de

4dans une perspective démocratique du type une personne / une voix

32 1. Décision multicritère, décision dans l'incertain manière intéressante la structure de la problématique de l'agrégation des préférences.

C'est en particulier le cas du théorème d'Arrow (1951). Le théorème d'Arrow est central en théorie du choix social, car il montre l'impossibilité pour une procédure d'agrégation de posséder de manière simultanée un petit nombre de propriétés pourtant hautement souhaitables. Il concerne les méthodes qui visent à agrégern≥3préordres complets en un préordre complet synthétique. Chaque votant fournit donc une liste classant par ordre de préférence les candidats (avec éventuellement des ex-aequo), une procédure d'agrégation devant ensuite synthétiser ces avis en un seul. Passons en revue les conditions que l'on aimerait voir remplies par cette procédure d'agrégation.

Non dictature : il n'existe pas de dictateur (aucun des votants ne peut dicter en toute circonstance ses préférences à la majorité).

Universalité : toute conguration de liste est admissible.

Transitivité : la méthode doit fournir un classement sous la forme d'un préordre complet.

Unanimité : le résultat de la méthode ne doit pas contredire un avis unanime des votants.

Indépendance : le résultat de la comparaison entre deux candidats ne dépend que de leurs positions relatives dans les listes ordonnées fournies par les votants.

On peut alors énoncer le célèbre théorème d'Arrow : Théorème 2 Théorème d'Arrow (1951)

Dès lors qu'il y a au moins trois candidats, aucune méthode d'agrégation ne peut satis-faire les conditions d'universalité, de transitivité, d'unanimité, d'indépendance et de non dictature.

Transposé en théorie de la décision multicritère, ce résultat indique l'impossibilité d'obtenir une procédure d'agrégation réellement multicritère (i.e. sans critère dictateur), transitive, et respectant les principes d'universalité, d'unanimité et d'indépendance dès lors qu'il y a plus de trois critères et plus de trois alternatives à comparer. Par contre, s'il l'un ou l'autre de ces principes est abandonné, de nouvelles règles de décision vont appa-raître. Certaines voies ont déjà été explorées, et on trouvera des exemples de procédures d'agrégation obtenues en relâchant l'une ou l'autre des conditions contradictoire dans Fishburn (1975, 1976b) (procédures d'agrégation lexicographiques) ou Weymark (1984) (procédures quasi-transitives).

Passons en revue les diérentes conditions contradictoires et étudions celles qui sont susceptibles d'être aaiblies sans conduire à des procédures totalement dénuées d'intérêt.

Unanimité : il semble totalement exclu de renoncer au principe d'unanimité ; que dire d'une procédure qui donnerait la préférence àysurxsachant quexest préféré sur chaque critère ày? La notion de préférence partielle n'aurait alors aucun sens.

1. Décision multicritère, décision dans l'incertain 33 Universalité : l'abandon du principe d'universalité a été étudié depuis longtemps en théorie du choix social, en contraignant les préférences partielles possibles pour les votants. Par exemple Black (1948) suppose que les diérents candidats puissent être ordonnés sur une échelle objective (par exemple en politique du plus à droite au plus à gauche) et que les préférences des votants sont cohérentes avec cet ordre sous-jacent. Cependant, en décision multicritère, les valeurs prises par les alternatives sur chacun des critères résultent d'une réalité physique ne pouvant être contrainte a priori. On préférerait donc ne pas avoir à contraindre par avance les préférences possibles du décideur sur chaque critère, et donc respecter le principe d'universalité.

Non dictature : l'acceptation de règles dictatoriales va à l'encontre du principe même de décision multicritère : si un critère seul est décisif, il est inutile d'en étudier plusieurs ! Les procédures d'agrégation lexicographiques (i.e. prendre les critères les uns après les autres et garder la préférence obtenue par le premier critère diéren-ciant les deux alternatives) sont une des voies explorées pour aaiblir la condition de non dictature. Il est des situations où ces procédures sont acceptables. Nous pensons cependant qu'une lexicographie sur les critères aadit considérablement une procédure d'agrégation : même si tous les critères n'ont pas forcément la même importance, il n'est pas forcément judicieux de décréter qu'un critère donné est prépondérant sur tous les autres critères.

Transitivité : de fait, les méthodes de surclassement aboutissent la plupart du temps à des relations de préférence ni complètes, ni transitives. Ce n'est pas un problème en soi dans les procédures d'aide à la décision (le fait de ne pas pouvoir comparer directement deux alternatives apporte tout de même de l'information), mais c'est un inconvénient majeur pour formuler une recommandation, sous forme de choix d'une alternative ou de classement des alternatives. Nous veillerons donc à obtenir autant que faire se peut une préférence transitive par les procédures d'agrégation proposées, tout en ayant à l'esprit que d'un point de vue descriptif, il peut être intéressant de pouvoir aussi produire des préférences non transitives.

Indépendance : la plupart des méthodes de surclassement commencent par com-parer deux à deux les alternatives, avant de proposer un classement de synthèse à partir des relations de surclassement obtenues. On souhaite, dans la première phase, que la comparaison relative de deux alternatives ne dépende que de ces deux al-ternatives, et non des alternatives tierces. La comparaison de deux alternatives entre elles ne doit pas dépendre du corpus des autres alternatives. Cette indépen-dance vis-à-vis des autres alternatives dans la première phase est importante pour obtenir des résultats robustes, c'est-à-dire qui ne dépendent pas de l'ajout ou du retrait d'alternatives du corpus considéré. Cependant, cela amène à des relations généralement non transitives.

34 1. Décision multicritère, décision dans l'incertain Les trois principes sur lesquels nous pouvons éventuellement transiger sont la tran-sitivité, l'universalité et l'indépendance vis à vis des alternatives non concernées. Nous nous intéresserons ici au relâchement de l'axiome d'indépendance. En eet, il est possible d'obtenir des relations de préférence complètes et transitives en permettant que la pré-férence entre deux alternatives ne dépende pas uniquement des alternatives considérées, mais aussi de leur environnement. En particulier, il est possible de comparer deux alter-natives à travers leur comportement vis-à-vis de certaines alteralter-natives tierces. Campbell et Kelly (2000) ont exploré une voie où la procédure d'agrégation multicritère change suivant la valeur prise par les alternatives à comparer sur un critère. C'est une première remise en cause de l'axiome d'indépendance vis-à-vis des alternatives non concernées.

Dans un esprit légèrement diérent, nous proposons pour notre part d'aaiblir l'axiome d'indépendance vis-à-vis des alternatives tierces en autorisant le fait que la relation de préférence entre deux alternativesaetbdépende non seulement de la comparaison terme à terme des deux alternatives, mais aussi de leurs positions relatives vis-à-vis d'un (ou plusieurs) "point de référence" qui serviront de support à l'évaluation respective des deux alternatives à comparer. Comme nous le montrons ci-après, la présence de points de ré-férence permet alors de proposer des modèles prescriptifs non dictatoriaux aboutissant cependant à des relations transitives. L'idée d'introduire des points de référence n'a selon nous pas encore reçu l'attention qu'elle méritait, mais a tout de même été considérée par certains auteurs en psychologie, économie ou aide à la décision comme le montrent les sections suivantes.

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