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thèmes nietzschéens

Considérations préliminaires sur les obstacles contextuels de l’amor

fati nietzschéen

Il faut le reconnaitre : notre passage vers Nietzsche nous force à une ellipse temporelle majeure. Des derniers stoïciens à Nietzsche, plusieurs siècles se sont effectivement écoulés. Nous ne pouvons, par conséquent, omettre le changement important qui s’est opéré : une mise en contexte s’impose. La présente section aura pour fonction d’introduire les entraves idéologiques majeures à la relance nietzschéenne de l’amor fati, en l’occurrence, l’idéal chrétien et le nihilisme ambiant. Car il est clair qu’avant même de déployer ce concept d’origine stoïcienne, il faut marquer l’incommensurabilité de celui-ci avec ces deux éléments.

Débutons par le cas de l’idéal chrétien. Louis Godbout résume mieux que quiconque le défi issu de cette situation particulière :

Le paradoxe et toute la difficulté de l’entreprise résident en ceci que le retour à l’affirmation, qui passe par un retour à l’innocence, doit être préparé au cœur de la culture de la négation et par un discours élaboré au sein d’une conscience structurée par la tradition dont elle cherche à se déprendre. 78

L’entreprise nietzschéenne doit en effet marquer un franc divorce avec l’héritage métaphysique platonico-chrétien, tout en évitant de commettre les même erreurs qu’il dénonce – ce qui serait tout à fait ironique. Réactivité, ressentiment, mauvaise conscience et moralisme ; tous sont désormais à proscrire. Le divorce semble complet; c’est Dionysos contre le Crucifié pourrait-on dire pour reprendre les mots mêmes de Nietzsche.

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Cette coupure peut sembler outrancière et même suspecte. Nous sommes effectivement en droit de nous demander en quoi l’amour du destin devrait être considéré comme l’apanage d’une doctrine non religieuse. Pourquoi n’y aurait-il pas un amor fati chrétien ? Et si tel était le cas, pourrait-il même avoir des affinités conceptuelles avec l’amor fati stoïcien ou nietzschéen ? Dans le cas contraire, quelles raisons pousseraient Nietzsche à garder une distance face à la religion en général et au christianisme en particulier ?

D’emblée une pierre d’achoppement émerge : ce n’est qu’au prix d’une périlleuse contorsion intellectuelle que l’on pourrait associer destin et chrétienté. Les chrétiens ne souscrivent absolument pas au déterminisme stoïcien ni même au déterminisme nietzschéen. En d’autres mots, la liberté évoquée par l’orthodoxie chrétienne est étrangère à la philosophie de nos auteurs79. Il faudrait donc d’entrée de jeu assouplir

l’expression amor fati pour « amour de l’existence » pour chercher à en trouver des traces dans la pensée chrétienne. Même alors, il nous semble que Nietzsche rejetterait un quelconque rapprochement avec sa vision de l’amour du destin. Deux raisons majeures pourraient sous-tendre l’argumentaire du philosophe.

Premièrement, Nietzsche propose une affirmation joyeuse de la vie sans restriction aucune, alors que pour le chrétien, l’affirmation – s’il y a – est toujours assujettie au divin. L’assujettissement se déploie et s’immisce profondément dans la vie à travers des rites, des sacrements et des préceptes. Il résulte de cet effort concerté une vision cohérente et unifiée de l’homme et de ce que devrait être son existence en accord avec son Auteur. Or, pour le philosophe allemand, cette perspective englobante aplanit les différences propres de l’individu et restreint par le fait même le champ de ses possibilités. D’une façon plus générale, c’est de toutes les coercitions extérieures visant l’uniformisation dont Nietzsche veut se débarrasser80; l’amor fati nietzschéen

79 Il serait inutile d’explorer ici les quelques similarités entre la pensée stoïcienne et la pensée chrétienne. 80 La morale stoïcienne et kantienne notamment. Nous mettrons en relief la vision nietzschéenne et stoïcienne sur le sujet au dernier chapitre.

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ne saurait se comprendre comme un simple lit de Procuste. De fait, les concepts qu’il déploie, nous le verrons, n’annihilent en rien les particularités propres à chaque individu. Au contraire, c’est avec cette diversité comme matériau de base que Nietzsche amorce son travail. La démarche qu’il présente comporte une part d’indétermination. En somme, il apparait manifeste qu’un « amour » du destin – comme tout amour, quel qu’il soit d’ailleurs – ne pourrait être tributaire d’un moralisme interventionniste sans altération partielle ou totale.

Deuxièmement, l’amour de l’existence propre au chrétien repose entièrement sur une promesse incertaine : celle d’un monde meilleur que celui-ci. Si la présente existence peut être appréciée en dépit de ses difficultés, ce n’est toujours qu’à travers l’espoir qu’elle aboutira inévitablement sur le Royaume de Dieu. C’est alors par la médiation de cette vue de l’esprit que le destin d’ici-bas peut être supporté. Cette planche de salut intellectuelle révèle que, si l’on peut évoquer un « amour de l’existence» chrétien, c’est seulement parce que la beauté potentielle de l’arrière-monde fait suffisamment contrepoids à la laideur relative du monde sublunaire. Or, Nietzsche ne saurait s’opposer avec assez de vigueur à cette idée. Pour lui, il s’agit indéniablement d’une funeste méprise. « La décision chrétienne de trouver le monde laid et mauvais a [effectivement] rendu le monde laid et mauvais81 , observe-t-il dans le Gai Savoir. Au

contraire, pour lui, « la connaissance de la réalité même la plus laide est belle et celui qui connait fréquemment et beaucoup est finalement très éloigné de trouver laid le

grand ensemble de la réalité82 ». Nous reviendrons sur l’importance de la dimension

esthétique dans une section subséquente. Ce qu’il faut pour l’instant comprendre, c’est l’impossibilité pour Nietzsche d’alimenter l’espérance d’un meilleur monde en dévaluant cette existence-ci. L’existence « d’ici-bas » ne peut être instrumentalisée. Bref, elle ne doit pas être aimée en tant que moyen, mais bien strictement pour elle-

même. Ce dernier élément représente la véritable pierre d’achoppement pour notre

philosophe. « Je vous en conjure mes frères, nous dit-il par la voix de Zarathoustra,

81 Nietzsche. Gai Savoir, §130, Deleuze ajoute : « Il [le christianisme] aime la vie, comme l’oiseau de proie l’agneau : tendre, mutilée, mourante ». Deleuze, Gilles. Nietzsche et la philosophie, p.17

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restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supraterrestres! 83». Cette « fidélité à la terre » est manifestement impensable pour

ceux que Nietzsche appelle les « pieux hallucinés de l’arrière-monde 84». Finalement,

Nietzsche propose une démarche purement immanente et indépendante qui ne pourra s’ériger que sur les ruines de l’idéologie chrétienne. Tel est le rapport du christianisme à l’amor fati dans la mouture nietzschéenne.

Or, le christianisme n’est pas la seule entrave à l’émancipation de l’amor fati. Au contraire, la « mort de Dieu », loin de tourner la page sur l’héritage platonico- chrétien, en marque seulement une mutation. « Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d’années des cavernes où l’on montrera son ombre. – Et nous – il nous faut encore vaincre son ombre ! 85» prévient-il. La mort de Dieu n’est en somme qu’une victoire partielle qui

laisse entrevoir autant de crainte que d’espoir. Le nihilisme demeure l’ultime défi.

Pour notre auteur, il s’agit indéniablement d’une période charnière : ce nihilisme incomplet ne saurait être que transitoire. En ce sens, il devra, tôt ou tard, ou avorter, ou venir à terme. Se complaire dans un simple statu quo est impensable pour Nietzsche. Car, en effet, le produit de cette ambivalence nihiliste, le dernier homme, est insoutenable. Le dernier homme, le « plus méprisable86 », trouve sa niche au sein

même de cette décadence. Il a « son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit87 » et se satisfait ainsi dans sa médiocrité. Pour être plus précis, son impotence

découle directement de son ignorance de tout ce qu’il y a de grand dans l’existence : « Amour ? Création? Désir ? Étoile ? Qu’est-ce cela ? 88» demande-t-il bêtement.

83 Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Le prologue de Zarathoustra », §3, p.292 84 Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De l’esprit de lourdeur », §15, p.445 85 Nietzsche. Gai Savoir, III, §108, p.121

86 Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, I, §5, p.295 87 Ibid.

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Si le statu quo est impensable dans l’optique de l’amor fati, et si un retour aux idoles platonico-chrétiennes est également à rejeter, il ne reste qu’une seule option : celle de pousser le nihilisme jusqu’à son terme. C’est, de fait, à son paroxysme que, paradoxalement, on arrivera au seuil de l’affirmation réellement créatrice. Le nihilisme finira par se dissoudre en son contraire :

D’où viennent les plus hautes montages ? c’est ce que j’ai demandé jadis. Alors, j’ai appris qu’elles viennent de la mer. Ce témoignage est écrit dans leurs rochers et sur les parois de leurs sommets. C’est du plus bas que le plus haut doit atteindre son sommet. 89

Ce sommet, c’est la création de nouvelles valeurs, de nouveaux sens. Le monde peut bien se présenter comme étant a-moral, l’homme, lui, peut l’inséminer de son génie. C’est à lui de reconstruire la hiérarchie des valeurs. La direction d’ajustement n’est plus la même : elle n’est plus du monde à l’homme, mais du second au premier. Cette nouvelle conscience de la vacuité morale de l’être se révèle finalement salutaire. L’homme peut maintenant lui-même se réapproprier. Citons les mots de Nietzsche à cet effet :

On revient regénéré de pareils abîmes, de pareilles maladies graves, et aussi de la maladie du grave soupçon, on revient comme si l’on avait changé de peau, plus chatouilleux, plus méchant, avec un goût plus subtil pour la joie, avec une langue plus tendre pour toutes les choses bonnes, avec l’esprit plus gai, avec une seconde innocence, plus dangereuse, dans la joie ; on revient plus enfantin et, en même temps, cent fois plus raffiné qu’on ne le fut jamais auparavant.90

Évidemment, le plus dur est à venir. Le contenu de ce « post-nihilisme » reste à définir concrètement. Les prochaines sections auront pour finalité d’explorer cette avenue encore obscure, mais somme toute prometteuse. Grâce à ces précisions, la voie est maintenant pavée pour l’amor fati nietzschéen.

89 Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Le voyageur », p.403 90 Nietzsche. Gai Savoir, « Avant-propos de la deuxième édition », §4, p.31

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Conception nietzschéenne du cosmos

Un tel esprit libéré apparaît au centre de l’univers, dans un fatalisme heureux et confiant, avec la foi qu’il n’y a de condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans la totalité, tout se résout et s’affirme. Il ne

nie plus…Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles.

Je l’ai baptisée du nom de Dionysos. – 91

Voilà où notre précédent chapitre nous a mené. La séparation d’avec le christianisme a permis un retour renouvelé à la croyance. Sans être un recul, ce cheminement rend de nouveau possible l’utilisation de termes comme « foi » dans le lexique nietzschéen. La portée de cette foi « la plus haute possible » est infinie : elle débouche sur une vision transfigurée du cosmos. Tout comme les stoïciens, Nietzsche accorde donc une place spéciale à la cosmologie. Celle-ci permet de comprendre les évènements mondains dans une perspective plus large où « tout se résout et s’affirme ». On constatera que, malgré quelques similitudes, l’optimisme cosmique nietzschéen ne peut cependant être assimilé à une simple reprise de la cosmologie stoïcienne.

À dire vrai, même le terme « cosmologie » porte à confusion chez Nietzsche puisqu’en dépit d’un certain intérêt pour la physique, le souci « cosmologique » nietzschéen se porte ailleurs que vers une « science » physique. S’écartant des philosophes du Portique tout en conservant l’héritage héraclitéen, Nietzsche s’intéresse à la relation qui unit l’individu à la nature comme devenir incessant. La cosmologie nietzschéenne peut donc se comprendre comme l’étude du devenir à travers ses manifestations naturelles. C’est ainsi que le terme « cosmologie » peut être adéquatement utilisé dans son cas. Analysons maintenant, au-delà de cette distinction, de quelle façon le philosophe allemand entend se différencier des ses homologues gréco-romains.

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Dénué de téléologie, le cosmos qui se présente à Nietzsche n’est pas un univers rationnel et parfait : « La condition générale du monde est, au contraire, de toute éternité, le chaos, non par l’absence d’une nécessité, mais au sens d’un manque d’ordre, de structures, de forme, de beauté, de sagesse 92». Exit l’adage selon lequel il

faudrait vivre en accord avec la nature. « La nature, évaluée au point de vue artistique, n’est pas un modèle. Elle exagère, elle déforme, elle laisse des trous. La nature, c’est le hasard.93 ». Ailleurs, il renchérit : « Vivre n’est-ce pas justement

vouloir être autre chose que cette nature […] vouloir être différent ? 94»

L’amor fati ne pourra cette fois tabler sur un modèle cosmologique aussi facilitant que celui des Grecs. Le monde, vu par Nietzsche, en est un englobant laideur, chaos et hasard. Devant ce constat, le philosophe ne peut commander une imitation de la nature. L’individu doit se prendre en main. Il doit comprendre qu’il « collabore à l’ensemble de l’être universel – qu’il le sache ou non – qu’il le veuille ou non95 ». Il

n’est pas étranger au cosmos; il en fait partie. Chacun devient responsable minimalement de la partie cosmologique qu’il représente. À la manière de certaines

formules de Marc-Aurèle96, Nietzsche nous convie à devenir nous-mêmes des

porteurs de sens dans le monde :

Nous avons à répondre de notre existence devant nous-mêmes; c’est pourquoi nous voulons être aussi les véritables pilotes de cette existence et ne pas permettre que notre vie ressemble à un hasard sans idées directrices. 97

Force est de constater que le cosmos nietzschéen n’est pas, au final, dépouillé de sens. Il n’est certes pas « naturalisé » ou « divinisé », mais bien plutôt humanisé. C’est aux

92 Nietzsche. Gai Savoir, III, §109, p.122

93 Nietzsche. Le crépuscule des idoles, « Flâneries d’un inactuel », §7, p.994 94 Nietzsche. Par-delà le bien et le mal, §9

95 Nietzsche. Volonté de puissance I, §10, p.5

96 Notamment, « Au total, si Dieu existe, tout est bien; si les choses vont au hasard, ne te laisse pas aller, toi aussi, au hasard» (Pensées, IX, 28) et « Si c’est un chaos sans guide, réjouis-toi, dans une telle agitation, d’avoir en toi une intelligence directrice » (Pensées, XII, 14)

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hommes, eux-mêmes source infinie de finalité, à travailler avec ces matériaux ingrats que sont le chaos, la laideur ou le hasard. Il faut en quelque sorte dompter ou du moins, apprivoiser ces éléments pour pouvoir aspirer, finalement, à l’amor fati. Ces propos issus d’Ainsi Parlait Zarathoustra sont particulièrement inspirants in hunc

effectum :

Je suis Zarathoustra, l’impie : je fais bouillir dans ma marmite tout ce qui est hasard. Et ce n’est que lorsque le hasard est cuit à point que je lui souhaite la bienvenue pour en faire ma nourriture. Et en vérité, maint hasard s’est approché de moi en maître : mais ma volonté lui parla d’une façon plus impérieuse encore, - et aussitôt il se mettait à genoux devant moi en suppliant.98

Le fatum universel n’est donc pas un concept abstrait et impersonnel. Il s’individualise plutôt à travers nous par notre propre volonté. Le fatum universel et le fatum personnel se fondent l’un dans l’autre. C’est ainsi – et ainsi seulement – que la nécessité peut être librement voulue. « Le fatum est une pensée exaltante, insiste-t-il, pour celui qui a compris qu’il en fait partie99 ». Ces propos éclairent une difficulté

évoquée dans les problèmes initiaux concernant l’amor fati : dans l’ego fatum, l’amour part de soi et se diffuse naturellement vers l’ensemble du monde – nous aborderons ultérieurement l’importance de l’amour de soi. Au risque de nous répéter, l’objet d’amour, malgré son caractère englobant et général, n’est pas abstrait ou diffus. Par rapport à l’héritage chrétien ou au nihilisme ambiant, cette vision cosmologique du moi a des allures révolutionnaires : « J’enseigne aux hommes une volonté nouvelle : suivre volontairement le chemin qu’aveuglément les hommes ont suivi, approuver ce chemin et ne plus glisser à l’écart comme les malades et les moribonds ! 100»

98 Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De la vertu qui rapetisse », §3, p.417 99 Nietzsche. Volonté de puissance, II, §636, p.466

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Ici encore, c’est seulement après avoir marqué une franche distance avec ses adversaires que Nietzsche peut réintroduire quelques nuances, voire quelques rapprochements jusqu’alors inconcevables. Ainsi donc, s’il ne clame pas un mode de vie en accord avec la nature comme les stoïciens, il n’en demeure pas moins qu’il est loin de prôner une haine de la nature. Il l’accepte seulement comme elle est :

Enfin l’amour, l’amour ramené à la nature ! Non pas l’amour d’une « noble jeune fille » ! Pas de sentimentalité à la Senta ! Mais l’amour comme fatum, comme fatalité, cynique, innocent, cruel, - et voilà justement la nature ! 101

Ainsi peut-on dire que l’homme, même perdu dans un monde hasardeux, peut « se

sentir maître de son bonheur comme de son malheur102 » ; maintenant il sait naviguer

dans la tempête et n’est pas effrayé en cas de naufrage. Car, le cas échéant, il saura en tirer profit. Ce passage du Gai Savoir n’est pas sans rappeler le περιτροπή stoïcien évoqué plus haut103 :

C’est maintenant seulement que notre esprit est violemment envahi par l’idée d’une providence personnelle, une idée qui a pour elle le meilleur avocat, l’apparence évidente, maintenant que nous pouvons constater que toutes, toutes choses qui nous frappent, tournent toujours à notre avantage. La vie de chaque jour et de chaque heure semble vouloir démontrer cela toujours à nouveau; que ce soit n’importe quoi, le beau comme le mauvais temps, la perte d’un ami, une maladie, une calomnie, la non-arrivée d’une lettre, un pied foulé, un regard jeté dans un magasin, un argument qu’on vous oppose, le fait d’ouvrir un livre, un rêve, une tromperie : tout cela nous apparait, immédiatement, ou peu de temps après, comme quelque chose qui « ne pouvait pas ne pas se produire », - quelque chose qui est plein de sens et d’une profonde utilité, précisément

pour nous ! […] De temps à autre, quelqu’un joue avec nous – le cher

hasard : à l’occasion, il nous conduit la main et la providence la plus sage

101 Nietzsche. Le cas Wagner, §2, p.903 102 Nietzsche. Volonté de puissance I, §11, p.5

103 Autre rapprochement avec le « renversement » stoïcien : « Si vous avez un ennemi, ne lui rendez pas le bien pour le mal ; car il en serait humilié. Démontrez-lui, au contraire, qu’il vous a fait du bien. » Nietzsche. Ainsi

parlait Zarathoustra, I, « La morsure de la vipère », p.335 ou encore : « Mes ennemis, eux aussi, contribuent à ma

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ne saurait imaginer de musique plus belle que celle qui réussit alors sous notre folle main. 104

Au-delà de l’occurrence sans doute provocatrice de la « Providence », Nietzsche réitère sa conviction la plus profonde – sur le plan cosmologique du moins : le chaos du monde ne sera jamais un obstacle pour celui qui saura déployer sa pleine volonté. C’est ainsi que l’on peut obtenir la seule et unique liberté105. L’amor fati est donc

sauf.

Conception nietzschéenne du temps

Y a-t-il une conception nietzschéenne du temps ?

Certains commentateurs ont remis en doute l’existence d’une théorie nietzschéenne du temps106, stipulant que Nietzsche accordait plus d’importance à l’attitude envers le

temps qu’au temps lui-même. Il est vrai que Nietzsche n’a pas systématiquement

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