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Amor fati : entre stoïcisme et nietzschéisme

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Academic year: 2021

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Amor fati : entre stoïcisme et nietzschéisme

Mémoire

Benoit Duval

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Amor fati : entre stoïcisme et nietzschéisme

Mémoire

Benoit Duval

Sous la direction de :

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III

Résumé

Les Pensées de Marc-Aurèle représentent un véritable chant du cygne pour le concept grec d’amor fati. Dans le sillon initié par la tradition stoïcienne, Marc-Aurèle, en déployant cette idée, ne met ainsi en lumière qu’un concept qui se trouve en filigrane depuis fort longtemps dans la pensée antique. L’amor fati, ou littéralement « l’amour du destin », bénéficie en effet d’un échafaudage logique et conceptuel déjà riche et développé. Or, le christianisme émergeant à l’époque de Marc-Aurèle, par son idéologie à la fois puissante et populaire, a relayé l’amor fati aux oubliettes pour plusieurs siècles.

C’est sous la plume de Friedrich Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, que l’amor fati connait

sa renaissance la plus éloquente. Un changement majeur est toutefois flagrant : l’amor fati nietzschéen est loin, au premier abord, de s’inscrire dans la foulée d’un néostoïcisme. Systématicité d’un côté et aphorisme de l’autre, ordre d’un côté et chaos de l’autre, raison d’un côté et affect de l’autre, ataraxie d’un côté et joie extatique de l’autre : les couples antimoniques s’additionnent et rendent pour le moins suspecte la thèse du partage du même concept. Cette radicale transfiguration opérée par Nietzsche de l’amor fati suggère l’incommensurabilité des paradigmes stoïcien et nietzschéen. Peut-être empruntent-ils simplement les mêmes mots pour signifier une réalité toute différente? Afin de dissiper l’ambiguïté, l’analyse minutieuse de l’amor fati que développent les stoïciens de l’époque impériale (Marc-Aurèle et Épictète en tête de liste) et Friedrich Nietzsche devient nécessaire.

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IV

Table des matières

Résumé ... III

Table des matières ... IV

Remerciements ... VII

Introduction ... 1

Chapitre 1 : mise en contexte et thèmes stoïciens ... 5

Recensement des passages clefs ... 5

Problèmes initiaux ... 7

La conception stoïcienne du cosmos ... 11

La conception stoïcienne du temps ... 18

Difficultés initiales ... 19

Cerner le présent : condition nécessaire à l’amor fati ... 20

La conception stoïcienne de la souffrance ... 26

La licence stoïcienne accordée au suicide ... 30

Chapitre 2 : thèmes nietzschéens ... 35

Considérations préliminaires sur les obstacles contextuels de l’amor fati nietzschéen ... 35

Conception nietzschéenne du cosmos ... 40

Conception nietzschéenne du temps ... 44

Y a-t-il une conception nietzschéenne du temps ? ... 44

Le passé ... 46

Le présent ... 49

Le futur ... 55

Les temps unifiés à travers l’Éternel Retour ... 57

La conception nietzschéenne de la souffrance ... 68

Le préjugé stoïciste ... 69

Le préjugé hédoniste ... 73

La licence nietzschéenne accordée au suicide ... 77

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V

La conception nietzschéenne de l’art ... 88

L’innovation nietzschéenne ou l’absence d’un esthétisme stoïcien ... 88

Le rôle de l’art dans l’amor fati nietzschéen ... 90

Chapitre 3 : L’amor fati comme ἄσκησις... 101

L’« amor» est-il tributaire de la volonté ? ... 105

Le quotidien : d’obstacle à adjuvant ... 107

Le moi comme objet fondamental de la discipline ... 113

Se connaitre : première étape fondamentale de l’askesis ... 114

S’aimer : ajout d’une condition nietzschéenne ... 121

Danse et rire : effets de l’amour de soi, causes de l’amor fati ... 124

Tripartition des disciplines ... 129

Discipline du jugement (Hypolépsis) ... 131

Discipline du désir (Orexis) ... 136

Discipline de l’action (Hormé) ... 147

Conclusion : accord ou désaccord ? ... 158

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VI

Hélas ! combien peu vous connaissez le bonheur des hommes, êtres commodes et bonasses ! – car le bonheur et le malheur sont des frères jumeaux qui grandissent ensemble, ou bien qui, comme vous, restent petits

ensemble !1

Nietzsche, Le Gai Savoir

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VII

Remerciements

Ce projet n’aurait pas vu le jour sans l’indulgence, la patience et le support de ma famille. Un merci tout spécial à ma femme Élisabeth de m’avoir dégagé les îlots de travail indispensables dans cette mer de distractions nous entourant. Ta présence, combinée à celle de nos enfants Jules, Léonard et Henri, n’est certainement pas étrangère à la réussite de ce mémoire.

Mes parents se sont fait également des alliés précieux. Depuis la tendre enfance, ils ont su marquer chez moi l’importance du dépassement académique et la joie qui s’y rattache. Leurs infatigables encouragements, dont j’ai feint de n’avoir guère besoin, ont été en réalité tout à fait salutaires. Merci Maman et Papa.

Enfin, de concert avec la motivation insufflée par mes proches, ce travail avait également besoin d’un guide. Quelqu’un ayant les connaissances nécessaires afin de suggérer les lectures véritablement éclairantes. Quelqu’un usant de probité pour soulever les incohérences philosophiques encore invisibles à mes yeux. Cette personne fut Madame Marie-Andrée Ricard. Mme. Ricard, c’est grâce à vos corrections minutieuses et à vos commentaires généreux (i.e. nombreux) que je peux humblement prétendre à une meilleure compréhension aujourd’hui. Je tiens également à remercier Monsieur Thomas De Koninck et Monsieur Jean-Marc Narbonne qui ont gentiment accepté d’évaluer mon travail. Je vous suis tous sincèrement reconnaissant.

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Introduction

Partout et depuis toujours, les contrastes fascinent. Cette fascination s’explique. Mettre en opposition, c’est permettre que d’une comparaison les différences jaillissent. Dès lors, la compréhension et l’évaluation sont facilitées, et ce, pour les deux éléments mis en relation. Comment en effet connaître le chaud sans le froid ? Le beau sans le laid ? La santé sans la maladie? Hegel va même jusqu’à affirmer que « sans cette connaissance on ne [pourrait] faire un pas en philosophie 2». C’est guidé

par cette prémisse que s’amorce notre travail. Ce dernier cherche à tirer profit de la mise en opposition de la pensée des stoïciens et de celle de Nietzsche.

Il faut toutefois concéder que rapprocher des philosophes de prime abord si différents en un même projet pourrait surprendre. Les divergences seraient-elles si nombreuses que notre principe premier ne puisse tenir ses promesses ? Est-il envisageable que ce rapprochement soit l’un de ces cas où les éléments comparés sont tout simplement incommensurables? Si la comparaison avait été de notre cru, cela aurait peut-être été plus litigieux. Or, le rapprochement tient sa légitimité du fait que Nietzsche lui-même a puisé dans la philosophie stoïcienne. Sa référence représente donc le trait d’union initial avec la philosophie de la stoa et, par le fait même, l’élément central de notre investigation stoïco-nietzschéenne.

Ce point focal, c’est l’amor fati. Ce concept canalisera tout le temps et les efforts qui suivront. Le reste, c’est-à-dire, toutes similarités ou toutes distinctions entre les points de vue de ces auteurs sur d’autres sujets, sera relégué à une étude ultérieure. Notre objectif se limitera en fait à dégager le rapport entre l’amor fati nietzschéen et l’amor

fati stoïcien. Cet objectif se décline en de multiples sous-questions : tout d’abord,

s’agit-il d’un emprunt purement lexical que fait Nietzsche ? Si tel n’est pas le cas,

2 Hegel. Science de la logique. Paris : Aubier Montaigne, 1972, II, p.79. Nous aurions pu citer Nietzsche lui-même, qui, dans son lexique propre stipule que « tout devenir naît de la lutte des contraires ». Nietzsche. La

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quels sont les rapprochements possibles entre les deux philosophies ? Quelles différences y a-t-il de part et d’autre ? À quel point Nietzsche est-il l’héritier des philosophes de la stoa ? Les pages suivantes seront donc consacrées à élucider ces questions.

Réglons d’emblée un problème méthodologique : nous parlerons essentiellement du « stoïcisme » comme d’une doctrine homogène. Il s’agit ici évidemment d’une simplification. Bien que les stoïciens de l’époque impériale (Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle) soient plutôt fidèles au stoïcisme primitif (Zénon de Citium, Cléanthe, Chrysippe), il n’en demeure pas moins que la stoa, comme toute école s’échelonnant sur plusieurs siècles, a connu des avancées qui sont non négligeables. Cela étant dit, nous avons la ferme conviction que, pour le thème qui est le nôtre, la réduction des divers stoïciens au « stoïcisme » en général, ne porte pas préjudice au succès de notre enquête. Plus concrètement, nous nous appuierons essentiellement sur Épictète et Marc-Aurèle, mais nous nous réservons le droit de puiser là où il faudra dans le corpus stoïcien pour mener à bien notre travail.

Mais avant d’aller plus loin, arrêtons-nous un instant sur ces mots amor fati. Il s’agit littéralement de l’« amour du destin ». Quelques constats triviaux s’imposent. Premièrement, on comprend que les stoïciens et Nietzsche partagent la croyance en une existence humaine destinée, c'est-à-dire une vie dans laquelle notre emprise serait toujours limitée, voire nulle. Comment se déploie cette vision déterministe et quelles en sont les répercussions, c’est ce qu’il faudra détailler. On anticipe déjà que cette question sera capitale. En second lieu, il est intéressant de questionner la portée réelle des ces discours. Ont-ils tout d’abord une quelconque prétention à l’universalité ? Dans ce cas, ces propos peuvent-ils être considérés comme des raisons normatives envers d’éventuels disciples philosophiques ou alors s’agit-il plutôt de simples décharges émotionnelles à valeur anecdotique ? La question se pose. Car, en effet, si le destin représente pour sa part un concept chargé philosophiquement, il est moins évident que l’amour qui s’y rattache, lui, ait un rapport avec le discours

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philosophique. Pour dire les choses clairement : lorsque nos philosophes écrivent sur l’amor fati, font-ils davantage que nous partager leurs états d’âme? L’amor fati est-il, au final, réductible à une simple déclaration d’amour ? Nous pouvons déjà soupçonner qu’il y a plus : nous tâcherons d’extraire les raisons et les arguments à l’œuvre dans l’amour du destin tout en restant sensibles à la dimension émotive sous-jacente.

Méthodologiquement, nous commencerons par inventorier les références à l’amor fati dans les œuvres stoïciennes et nietzschéennes. Cette étape servira d’amorce pour tirer quelques remarques préliminaires aidant à progresser dans notre recherche. Ensuite, nous soulèverons quelques problèmes généraux relatifs à l’amor fati. Nous devrons alors reconnaitre que cette notion ne va pas de soi, c’est-à-dire que l’amour du destin renferme en son sein quelques idées contre-intuitives. Nous laisserons ensuite ces apories intactes car elles se dissoudront au fur et à mesure que progressera notre analyse. Dans un second temps, nous entamerons le pan stoïcien de notre essai – la chronologie nous amenant à débuter par l’Antiquité. Nous travaillerons respectivement sur la cosmologie, le temps et la souffrance chez ces derniers. À leur façon, ces thèmes gravitent autour de notre objet de recherche. Leur compréhension sera donc essentielle. Évidemment, ces thèmes seront exploités ici de manière instrumentale. Autrement dit, ce n’est qu’en lien avec l’amor fati qu’ils seront évoqués, bien qu’ils pourraient faire l’objet d’une recherche exhaustive en eux-mêmes.

Ensuite, pour introduire au pan nietzschéen, nous intercalerons une section sur la nécessité nietzschéenne d’un dépassement de l’idéal chrétien et du nihilisme, avant de reprendre les mêmes thèmes de la cosmologie, du temps, et de la souffrance, mais cette fois, sous l’angle de vue du philosophe allemand. À ces parties, s’ajoutera celle sur l’esthétisme chez Nietzsche qui, comme nous le verrons, joue un rôle prépondérant dans l’amour du destin. Enfin, ces deux pans, stoïcien et nietzschéen,

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convergeront dans le dernier chapitre qui marquera le point culminant dans notre analyse. Fort de nos développements précédents, nous pourrons analyser l’askesis qui, en quelque sorte, réconciliera les deux philosophies.

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Chapitre 1 : mise en contexte et thèmes stoïciens

Recensement des passages clefs

Débutons, comme convenu, par recenser les passages dans lesquels nos auteurs se réclament d’un même concept. Notons d’emblée qu’il ne s’agit point d’un recensement exhaustif, mais plutôt d’une sélection des passages les plus pertinents. Nous pourrons par la suite tabler sur ces propos pour lancer notre investigation proprement dite.

D’abord chez les stoïciens :

1. « Conduisez-moi, Zeus et toi Destinée, vers là où vous l’avez disposé pour moi. Car je suivrai (epsomai) sans faillir. Mais si je devenais méchant et si je ne le voulais pas, je ne suivrai pas moins. 3»

2. « Aimer seulement ce qui t’arrive et ce qui est dans ta destinée. 4»

3. « Tout me convient qui te convient, ô monde ! Rien n’est pour moi trop précoce ou trop tardif qui soit à point pour toi.5»

4. « Considère l’achèvement et la réalisation de ce qui a paru bon à la nature du tout, comme s’il s’agissait de ta propre santé. En conséquence, accueille avec empressement tout événement (aspadzou pan to ginomenon), même s’il te paraît dur, dans la mesure où il te conduit là-bas vers la santé du cosmos, vers la réussite ou le bon accomplissement de Zeus. Car il n’aurait pas fait supporter (epheren) cet événement à cet homme, s’il n’était pas en même temps bénéfique (sunepheren) au tout, et la nature, telle qu’elle est, n’apporte rien qui ne soit [naturellement] coordonné à l’être qu’elle régit. Il te faut donc

aimer ce qui t’arrive ... 6»

5. « L’homme qui appuie sa vie sur de telles bases, doit nécessairement, bon gré, mal gré, la voir accompagnée de joies continuelles, d’un haut contentement, et qui lui vient de haut, puisqu’il se complaît dans ce qui lui est propre, et n’aspire à rien de plus grand que ses biens domestiques. (Hun cita fundatum necesse est, velit nolit, sequatur hilaritas continua, et leatitia alta atque ex alto veniens, ut quae suis gaudeat, nec majora domesticis cupiat) 7»

6. « Je consens plutôt que je n’obéis à la volonté de Dieu. Je le suis de bon cœur, et non point par force. Il n’arrivera jamais rien que je reçoive avec un visage

3 Cléanthe. Hymne à Zeus, apud Epictète, Manuel 53, p.475 4 Marc-Aurèle. Pensées, VII, 57

5 Marc-Aurèle. Pensées, IV, 23 6 Marc Aurèle. Pensées, V, 8,

7 Sénèque. De la vie heureuse, dans Oeuvres Complètes de Sénèque le Philosophe, traduction de M. Nisard. Paris, 1869, p.355

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triste et renfrogné. (non pareo Deo, sed assentior; ex animo illum, non quia necesse est, sequor. Nihil unquam mihi incidet, quod tristis excipiam, quod malo vultu) 8»

Puis, chez Nietzsche :

7. « Aujourd’hui chacun se permet d’exprimer son désir et sa pensée la plus chère : et, moi aussi, je vais dire ce qu’aujourd’hui je souhaite de moi-même et quelle est la pensée que, cette année, j’ai prise à cœur la première – quelle est la pensée qui devra être dorénavant pour moi la raison, la garantie et la douceur de vivre ! Je veux apprendre toujours davantage à considérer comme la beauté ce qu’il y a de nécessaire dans les choses : - c’est ainsi que je serai de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation! Et, somme toute, en un mot : je veux désormais pouvoir n’être un jour que pure approbation! 9»

8. « Ma formule pour la grandeur de l’homme, c’est amor fati. Il ne faut rien demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir, pour toute éternité. Il ne faut pas supporter ce qui est nécessaire, et encore moins se le cacher – tout idéalisme est le mensonge devant la nécessité –, il faut aussi l’aimer… 10»

9. « Ce qui est nécessaire ne me blesse pas; amor fati, c’est là ma nature la plus intime.11 »

10. « Ce qu’il y a de plus intime en moi m’apprend que tout ce qui est nécessaire, vu de haut et interprété dans le sens d’une économie supérieure, est aussi l’utile en soi, - il ne faut pas seulement le supporter, il faut aussi l’aimer…Amor fati : c’est là le fond de ma nature. 12 »

Un premier constat s’impose : l’absence de la notion « amor fati » du côté du stoïcisme est pour le moins intrigante. Cette absence s’explique autrement que par

8 Sénèque. Épîtres à Lucilius, Épître XCVI, dans Oeuvres Complètes de Sénèque le Philosophe, traduction De M. Nisard. Paris, 1869, p.782

9 Nietzsche. Gai Savoir, IV, §276, p.165

10 Nietzsche. Ecce Homo, « pourquoi je suis si malin », §10, p.1144 11 Nietzsche. Ecce Homo, « pourquoi j’écris de si bons livres», §4, p.1190 12 Nietzsche. Nietzsche contre Wagner, « Épilogue », §1, p.1225

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une simple question linguistique13. En effet, si cette locution ne s’y retrouve pas, c’est

que l’amor fati n’est pas explicitement « thématisé » chez les stoïciens. Pourtant, il y est. Lorsque Marc-Aurèle mentionne dans l’énoncé 2 « qu’il te faut aimer ce qui t’arrive », il amène une description on ne peut plus claire de l’amor fati. Chez lui, comme chez les autres stoïciens, ce terme est certes dissout dans les textes, mais sa réalité n’est pas mise en doute. D’ailleurs, aucun commentateur n’a remis cela en question.

Chez Nietzsche, il en va autrement. L’amor fati est mis en exergue avec ostentation. Ce concept est à la fois sa « formule pour la grandeur de l’homme » (8), sa « nature la plus intime » (9) et le « fond de [sa] nature » (10). En dépit d’une littérature secondaire marginale sur le sujet, l’amor fati est, au dire même de Nietzsche, un concept central de sa pensée.

En somme, nous avons d’une part, une doctrine dans laquelle l’amor fati n’est jamais explicitement mentionné, mais où le concept est déjà abondamment discuté chez les commentateurs et, d’autre part, une autre philosophie qui clame haut et fort son « amour du destin » sans pourtant attirer l’attention des lecteurs. C’est avec ce portrait atypique comme toile de fond que s’amorce notre étude sur l’amor fati stoïcien et nietzschéen.

Problèmes initiaux

Il est primordial, avant d’aborder les tréfonds de l’amor fati, de défricher quelques difficultés qui y sont reliées. Nous aborderons ici la question à la manière des néophytes, c’est-à-dire, sans présumer de connaissances préalables. Avant de prêter l’oreille à nos auteurs, il convient en effet de simplement cerner les problématiques

13 Notons que, hormis Sénèque, la très grande majorité des stoïciens s’exprimait effectivement dans la langue grecque.

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qui viendront spontanément à l’esprit de quiconque se familiariserait avec l’amour du destin. Car il faut concéder que l’amor fati est une notion contre-intuitive, et ce, pour essentiellement deux raisons.

D’abord, l’acte même d’aimer implique nécessairement une connaissance au moins partielle de l’objet aimé. Or, dans le cas présent, l’objet en question se présente toujours indirectement ; sa réalité ne semble validée qu’à travers la médiation des divers évènements. Mais ces derniers, en vérité loin d’occulter sa présence, en sont plutôt la manifestation même. Malgré cette omniprésence exceptionnelle, jamais le destin en tant que tel ne peut être spatiotemporellement situé. À l’occasion, des expressions populaires contrediront nos observations : on dira « l’heure du destin a sonné » ou « dès que je l’ai vu, nous étions destinés ». Ce sont là de rares exceptions, alors que l’amor fati implique, nous le verrons, une approche constante et uniforme renvoyant systématiquement l’évènement particulier au destin dont il origine. Ensuite, nous mettrons en évidence une seconde difficulté. Il s’agit de la possibilité – ou de l’impossibilité – d’aimer des évènements monstrueux. Contre le sens commun, nos auteurs devront prouver que cette tâche impliquée dans le concept d’amor fati n’est pas une pure fabulation. Enfin, cette propédeutique permettra d’éviter de sous-estimer l’ampleur des écueils qui nous attendent. Cette étape, bien qu’elle n’ait pas comme prétention de fournir des réponses aux problèmes énoncés, aura pourtant comme bénéfice de nous préparer à accueillir convenablement les réponses de nos auteurs.

Premièrement, comme nous l’avons dit, l’amour implique une évaluation positive de l’objet aimé14. Or, dans le cas du destin, nous nous butons sur un objet d’amour

ineffable et abstrait. Han-Pile décrit mieux que quiconque le paradoxe (apparent du moins) du destin comme objet d’amour :

14 Que l’on aime un objet d’amour parce qu’on lui accorde une valeur importante ou si l’on accorde une valeur importante à l’objet à cause qu’on l’aime, je laisse cette question de la « direction d’ajustement » de côté puisque j’estime que, dans tous les cas, elle laisse le problème de « l’évaluation » entier. Bref, que l’évaluation positive de l’objet d’amour soit cause ou effet, cela relève d’une autre étude indépendante de la nôtre.

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Regarding the first, on either construal (Greek moira or necessity) fate is seen as indifferent to our needs and desires and would only fulfil them (or not) accidentally. We are aware that we cannot possess it and have no control over it. Furthermore, it is not even the sort of object we can actively seek : we are already under its sway and if anything cannot be rid of it. So how could we conceive of it as an indispensable component of our happiness ?15

Submergé de part en part par le destin, il devient en effet difficile de le cerner en propre. Son omniprésence rend paradoxalement impossible d’y trouver un objet d’amour délimité et unifié. Comment, en effet, attribuer à des évènements si différents les uns des autres un tel dénominateur commun ? Pourtant, c’est bien ce qu’exige l’amor fati : aimer autant les évènements avantageux que les désavantageux, les beaux comme les laids. Ce concept résiste en effet au caractère usuellement exclusif de l’amour. L’amor fati, au contraire, dans la mesure où il porte sur le destin, ne départage pas ; il est intégralement inclusif. Cette tâche, on le devine, est colossale. Comment, sinon par une mièvre hébétude, peut-on aimer tout ? C’est l’une des questions auxquelles nos auteurs auront à répondre afin de dissiper le fardeau qui leur incombe maintenant.

Les difficultés de la première problématique ne s’arrêtent pas là. Comme Han-Pile le souligne, le destin semble satisfaire nos désirs seulement de façon aléatoire. Et dans ces rares cas, l’homme du commun, mû par la foi naïve en son libre arbitre ou par son amour propre, aura tendance à attribuer son succès à ses qualités intrinsèques; ses sacrifices, son ardeur au travail, ses talents, etc. Rarement – pour ne pas dire jamais – le destin en tant que tel sera loué. Au mieux, pourra-t-on entendre que l’on aime son existence en tant qu’œuvre que nous aurions de toutes pièces façonnée. Ici réside la véritable pierre d’achoppement : aimer son existence en tant que destin est fort différent et surtout, nettement plus ardu que d’aimer une existence entièrement forgée par notre libre-arbitre. Rappelons que, pour nos auteurs, le destin implique une vie a

priori déterminée – et même le retour infini de celle-ci via l’Éternel Retour.

15 Han-Pile, Béatrice. « Nietzsche and Amor Fati ». European Journal of Philosophy, 19:2, 2009, pp.224-261, p.226

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Conséquemment, ce cadre déterministe signifie que les évènements qui se présentent à nous, bons ou mauvais, ne sont jamais sous notre contrôle : notre volontarisme ne saurait rien changer à notre réalité mondaine. Il va sans dire que ce constat implique de profondes remises en question. Pour l’amor fati, cela veut dire que notre amour doit se porter sur un élément qui nous apparait étranger. En somme, le destin représente ici un objet d’amour résolument atypique puisqu’il s’impose à nous que nous le souhaitions ou pas. Avec de telles prémisses, nos auteurs auront fort à faire pour prouver que l’amor fati ne représente pas finalement une soumission défaitiste au destin – ce que Nietzsche nomme le fatalisme turc ou fatalisme russe16.

La seconde problématique, conséquence nécessaire de la première, renvoie à la difficulté d’aimer des évènements laids, voire monstrueux. Comment, sinon par dolorisme, est-ce possible d’embrasser des évènements cruels, injustes ou vicieux? Pourtant, on verra que cela ne sera pas un obstacle chez nos auteurs. Citons au passage ce portrait de l’homme « dionysien » dont parle Nietzsche dans le Gai

Savoir :

L’être chez qui l’abondance de vie est la plus grande, Dionysos, l’homme dionysien, se plait non seulement au spectacle du terrible et de l’inquiétant, mais il aime le fait terrible en lui-même, et tout le luxe de destruction, de désagrégation, de négation; la méchanceté, l’insanité, la laideur lui semblent permises en quelque sorte, par suite d’une surabondance de forces génératrices et fécondantes qui est capable de faire, de chaque désert, un pays fertile 17

Cet homme dionysien n’est-il qu’une simple fabulation provocatrice? Est-il seulement envisageable d’aimer quelque chose de rebutant? Ou alors, l’amor fati nous amène-t-il à nous complaire dans la médiocrité? Force est de constater que,

16 Quelques nuances persistent entre ces deux types de fatalisme. Nous les laissons de côté ici. Nietzsche. Humain,

trop humain, II, « Le voyageur et son ombre », §61, p.859 ainsi que Nietzsche. Ecce Homo, « Pourquoi je suis si

sage », §6, p.1124

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malgré notre connaissance encore confuse du sujet, l’amor fati apparaît déjà comme une notion hautement problématique.

En somme, nous devrons comprendre comment les stoïciens et Nietzsche arrivent à résoudre ces difficultés. Ils devront alors démontrer comment il est possible, d’une part d’accorder son amour à quelque chose qui nous submerge intégralement – tellement que cette chose nous inclut elle-même – et, d’autre part, indiquer comment il est possible d’aimer dans l’intégralité les évènements du destin, même les plus ignobles.

Tel que mentionné, nous laissons ces questions ouvertes sciemment ; y répondre dès maintenant anticiperait outrancièrement sur nos thèmes ultérieurs; a contrario, les avoir éludées aurait négligé des éléments essentiels à notre enquête. C’est d’ailleurs le caractère fondamental de ces questions qui nécessitait de les évoquer d’entrée de jeu.

La conception stoïcienne du cosmos

La première étape vers la résolution des problèmes évoqués plus haut, et donc, corrélativement, vers une meilleure compréhension de la notion d’amor fati, réside dans la cosmologie stoïcienne. En effet, loin d’être un détour, le déploiement de cette partie du système stoïcien représente même pour nous un passage obligé. Voici pourquoi.

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La raison est que, pour le Portique, le sage doit vivre conformément à la nature18

puisque celle-ci, nous le verrons, est d’origine divine. Cet arrimage entre le sage et la nature n’est évidemment possible que si le premier a connaissance de cette dite nature. Comme le précise Monteils-Lang, consentir au destin nécessite une compréhension accrue du monde :

Consentir au Destin requiert bien plus d’intelligence du monde que l’attitude qui consiste à se révolter contre les événements que nous subissons : la punition de ceux qui n’acceptent pas les choses est d’être précisément comme ils sont, soit mécontents et malheureux. Il ne sert à rien de se révolter contre l’ordre des choses, non pas parce que les stoïciens prôneraient un pessimisme résigné, mais bien parce que le monde, quand il est compris rationnellement, est foncièrement bon. Le consentement n’est pas une résignation, il s’accompagne d’une exigence intellectuelle, car il faut être certain de la bonté du monde. Je ne consens que parce que je comprends. 19

Avant d’en arriver à aimer son destin, les stoïciens intercalent une étape préparatoire intellectuelle : ce n’est donc, in fine, que lorsque l’on connait la nature, que l’on peut vivre conformément à celle-ci et, ultimement atteindre l’amor fati. Soulignons que Monteils-Lang soutient que le consentement se distingue d’une résignation. Cela signifie que l’amor fati, comme nous le démontrerons, n’évacue en aucun cas la

nécessité d’une liberté forte20. Pour bien comprendre la mécanique reliant cosmos et

amor fati, détaillons ce que nous venons d’énoncer sommairement.

18 Cf. Sénèque. De la vie heureuse, dans Oeuvres Complètes de Sénèque le Philosophe, traduction De M. Nisard. Paris, 1869, p.355

19 Monteils-Lang, Laetitia. « Perspectives antiques sur la philosophie du consentement ». E.N.S. Editions, 2008/1 - n° 14, pp. 31-43 p.37

20 Dans l’étape même mise ici en exergue, à savoir l’appréhension du monde tel qu’il est, la liberté est déjà à l’œuvre à travers un exercice particulier : « La liberté du sage consiste uniquement à donner son adhésion au vrai, on a vite fait d’en déduire qu’elle se confond avec l’acceptation pure et simple des choses telles qu’elles sont : le sage met sa volonté en accord avec l’ordre naturel; il obéit à Dieu, l’auteur de cet ordre. À condition de ne pas transformer cette adhésion en résignation, une telle interprétation n’est pas dans les textes ; mais elle est incomplète et tendancieuse. Tout d’abord, elle ignore la notion de degrés de liberté, dont il a été question dans la Logique parce qu’elle est indispensable si l’on veut rendre compte de l’erreur et plus généralement du comportement de l’insensé : tout homme est libre, et c’est parce que l’assentiment dépend de lui que l’homme se voit attribuer la responsabilité de ses erreurs (et que la notion d’erreur a un sens). À cette espèce de liberté d’indifférence se superpose la conduite ou la réponse qui satisfait aux exigences de la rationalité, et qui est la vraie liberté; mais il n’y a « exigence » et « bonne » liberté que parce qu’il y a d’abord capacité à errer et liberté tout court. On objectera que cela ne fait que déplacer le problème, puisque la vraie liberté nous ramène à l’acceptation, à la soumission, à l’obéissance. Mais c’est oublier – même en s’en tenant pour le moment au point de vue de la

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Il y a deux principes dans la physique stoïcienne. L’un actif, l’autre passif, mais les deux ne sont que deux pans d’une même réalité. Le premier est Dieu, le second est la matière. Dieu ne représente point une entité immatérielle extérieure au monde. Lui-même matériel, il ordonne le monde dans lequel il est dissout. Il se dirige pour ainsi dire de l’intérieur. L’immanence du Dieu stoïcien est attestée par Alexandre d’Aphrodise : « Ils [les stoïciens] disent que Dieu est mélangé avec la matière, la parcourant tout entière, lui donnant structure et forme, et l’organisant en un

monde. 21» Et ce même Alexandre d’ajouter sur le pneuma divin :

Et la théorie de Chrysippe sur le mélange est la suivante : il suppose d’abord que l’ensemble de la substance est unifié (ἡνῶσθαι), parce qu’un certain souffle (πνεύματός τινος) qui le traverse tout entier, par lequel l’univers est soutenu (συνέχεται), persiste (συμμένει) et est en sympathie avec lui (καὶ σύμπαθές ὲστιν αύτῷ τὸ πᾶν).22

Le monde n’a ni commencement, ni fin, sinon à travers des cycles cosmiques délimités par l’ekpurôsis, c’est-à-dire par une explosion titanesque où tout redevient « feu artiste », puis, systématiquement, par la palingénésie cosmique à travers laquelle l’univers entreprend un nouveau cycle identique au précédent. Les cycles se succèdent à l’identique de toute éternité : rien ne peut empêcher ce qu’ils ont baptisé l’Éternel Retour. L’enchainement physique des causes est inviolable et éternel. Et c’est précisément cet enchaînement des causes qu’ils appellent le destin :

Par « destin », j’entends ce que les Grecs appellent heimarmenè : une ordonnance et une série de causes, puisque c’est la connexion de cause à

connaissance – que l’étude de la nature, loin de se réduire à une imprégnation passive, implique une critique, un travail de la raison, qui examine les représentations, ajoute et soustrait, recompose. Par suite, lorsqu’elle accepte un énoncé, elle ne se soumet qu’à elle-même, elle affirme comme siennes les propositions qui donnent le sens vrai du monde. Cette appropriation a déjà, sans doute, un effet libérateur dans la mesure où le fait de comprendre l’ordre naturel est autre chose que de le subir aveuglément […] Mais il y a surtout une grande différence entre la nécessité saisie par la raison et l’inévitable brutalement subi. Pour ce dernier, « on n’a pas le choix », comme on dit, alors que la première n’est que l’expression de la raison elle-même, qui a le choix mais accepte parce qu’elle ne subit pas de contrainte étrangère.» Muller, Robert. Les Stoïciens : La liberté et l’ordre du monde. Paris : Vrin, 2006, p.259

21 Alexandre d’Aphrodise. Du mélange 225, 1-2 (extrait partiel de SVF II, 310), LS 45H, p.250 22 Alexandre d’Aphrodise. SVF II, 473 = C 48, p.287

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cause qui d’elle-même produit toute chose; c’est la vérité perpétuelle, qui s’écoule de toute éternité. Et puisqu’il en est ainsi, rien n’est arrivé, qui n’ait dû arriver, de même que rien n’arrivera dont la nature [universelle] ne contienne les causes qui œuvrent précisément à sa réalisation. On comprend par là que le destin dont il s’agit n’est pas celui de la superstition, mais celui de la physique, cause éternelle des choses, pour laquelle les choses passées sont arrivées, les choses présentes arrivent, les choses futures arriveront.23

Ce déterminisme, en vertu de son caractère foncièrement divin, peut être accepté par le sage du Portique :

[Selon les stoïciens,] rien en effet ne se produit dans le monde sans providence. Car tout est rempli de divin, et il passe à travers tous les êtres. C’est pourquoi également tout ce qui advient advient conformément à la volonté (boulêsin) du dieu. C’est bien ce dont témoignent les phénomènes ; et en effet l’ordre des choses qui adviennent, qui se trouve être naturellement toujours quasi le même, constitue une grande preuve de ce que ces choses n’adviennent pas selon le hasard. 24

Si le monde est régi par une finalité providentielle, tous les évènements sans exception servent l’intérêt global dont nous ne sommes qu’une partie. En effet, alors que la bonté du dieu platonicien n’atteignait la vie humaine que d’une manière diffuse et indirecte, le dieu stoïcien, lui, étend sa portée jusque dans les moindres actions de l’homme.

Ce modèle cosmologique où cohabitent mécanique et théologie ne peut sous aucune considération accueillir un évènement essentiellement mauvais25. C’est ce que l’on

23 Cicéron. De la divination I, 125-126 (SVF II, 921), LS 55L, p.385

24 Cyril d’Alexandrie. Contre Julien, III 625c (= Fragment 3 Grant = Alexandre d’Aphrodise. Sur la providence, 5, 1-9 Ruland)

25 « Le caractère abrupt de certaines de ces formules, parfois qualifiées de « fatalistes », vient de ce que les Stoïciens traitent de la même manière les propositions scientifiques et les évènements. Le commun des mortels accepte volontiers les premières, surtout quand elles ne dérangent personne, mais répugne à admettre la rationalité des évènements, tout particulièrement s’ils s’opposent aux tendances naturelles. Mais une doctrine pour laquelle rien n’est sans raison regarde du même œil les vérités de la science, le cours des choses et les actions humaines. Le fait que certains de ces évènements aillent à l’encontre de nos intérêts particuliers ne change rien à l’affaire, ni

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pourrait appeler l’optimisme cosmologique des stoïciens. En fait, pour eux, nous aurons à le redire, le seul mal possible est un mal moral. Le mal « physique » n’a tout simplement pas d’existence dans la perspective providentialiste stoïcienne.

Une chose importe encore : la relation du sage à la nature n’est pas unidirectionnelle. Si le sage doit vivre conformément à la nature, la nature elle-même, puisqu’elle cherche son plaisir et son utilité26, intègre adéquatement le sage en son sein. Étant

accueillante, elle appelle l’harmonie, l’ordre, l’unité, et même, ultimement, l’amour. Pierre Hadot, à la suite de Marc-Aurèle27, évoque cette étonnante réciprocité entre

l’homme et le monde :

Les processus naturels sont finalement des processus d’union et des processus d’amour. Et il [Marc-Aurèle] remarque que le langage lui-même semble exprimer cette vision, puisqu’en grec, pour désigner une chose qui arrive habituellement, qui a tendance à arriver, on dit qu’elle « aime » à arriver. Si les choses aiment à arriver, il faut que nous aimions qu’elles arrivent.28

Sans être une vision romancée du cosmos, cette harmonie s’explique encore et toujours par la théologie panthéiste des stoïciens.

Tous ces échanges, nécessités par la vie du cosmos toujours adéquat à lui-même (c’est l’oikeiôsis du monde), sont également ordonnés par le

pneuma, ce qu’on pourrait exprimer autrement en disant que la

providence divine (la raison du dieu) les prévoit tandis que le destin les actualise dans le temps : le germe est spermatikos logos, une sorte de programme immanent de développement du germe, et donc de ses parties. 29

non plus le fait qu’on ne puisse approuver la rationalité dévoyée qui se manifeste dans les vices et les passions : il faut en effet distinguer l’adhésion aux raisons qui meuvent les hommes injustes, et l’approbation de l’ordre dont ils font partie » Muller, Robert. Les Stoïciens La liberté et l’ordre du monde. Paris : Vrin, 2006, p.260

26Cf. Diogène Laërce. VII, 148-149 (SVF II, 1022, 1132), LS 43A, p.237 27 Cf. Marc-Aurèle. Pensées, X, I, p.1227

28 Hadot, Pierre. La citadelle intérieure. Paris : Fayard, 1997, p.246

29 Laurand, Valéry. « La sympathie universelle : union et séparation ». Revue de métaphysique et de morale, 2005/4 no 48, p.517-535, p.533

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L’homme, en tant qu’être rationnel ou spermatikos logos, ne peut se comprendre qu’à l’intérieur du cosmos dont il est issu. Et, lorsque les philosophes du Portique nous exhortent à vivre conformément à la nature, ils ne font finalement rien d’autre que nous inviter à vivre conformément à notre nature.

Un des principes fondamentaux de notre nature réside dans la notion d’oikéiôsis. Terme grec intraduisible sans altération, il nous est néanmoins rapporté comme désignant la familiarité ou l’appropriation à soi-même premièrement, mais par extension, aux autres également. Être familier à soi-même, cela signifie que nous avons par nature une impulsion à l’autoconservation. Tout se passe comme si le pneuma divin avait réglé ses germes de façon à ce qu’ils prennent soin d’eux-mêmes. Bref, la notion d’oikéiôsis semble être une proposition analytique : nous sommes adaptés naturellement à nous-mêmes parce que nous sommes des êtres naturels. L’appropriation à soi n’est finalement que le plein déploiement du concept même de pneuma divin ou du moins, une facette particulière de celui-ci.

Cela étant dit, si l’oikéiôsis à soi est manifeste et incontestable, l’oikéiôsis aux autres demande explication : « l’appropriation envers soi-même, en effet est naturelle et irraisonnée, alors que celle envers les gens qui nous entourent est naturelle elle aussi,

mais ne va pas sans la raison 30». Un texte issu d’Hiéroclès décrit admirablement la

mécanique à l’œuvre :

Chacun de nous est pour ainsi dire inscrit tout entier dans plusieurs cercles, les uns plus petits, les autres plus grands, les uns enveloppants, les autres enveloppés, selon leurs caractères différents et leur inégalité mutuelle. Le premier cercle, le plus proche, est celui que quelqu’un a tracé comme autour d’un centre qui serait sa propre pensée. Dans ce cercle sont compris le corps et tout ce qu’on reçoit pour le bénéfice du corps. Ce cercle est, peut-on dire, le plus petit, et il s’en faut de peu qu’il touche son propre centre. Le second après celui-ci est plus éloigné du

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centre, enveloppe le premier et contient parents, frères, femme et enfants. Après cela, il y en a un troisième dans lequel on trouve oncles tantes, grands-pères et grands-mères, neveux, nièces et cousins. Ensuite, celui qui enveloppe les autres parents, qui est suivi par celui des membres du dème, ensuite le cercle de ceux de la tribu, ensuite celui des concitoyens, et de la même manière pour le reste […] Ces considérations une fois faites, il appartient à l’individu bien constitué, dans la manière dont il doit en user avec chacun de ces groupes, de rassembler d’une certaine manière les cercles vers le centre, et de s’appliquer sans cesse à transférer dans les cercles intérieurs ceux qui sont dans les cercles extérieurs. 31

Les cercles concentriques ici décrits ne cherchent pas à établir une hiérarchisation entre nous, nos proches et le reste des hommes. Au contraire, comme le mentionne la dernière partie de l’extrait, l’idée est plutôt de faire converger les sphères de l’extérieur vers l’intérieur. « L’individu bien constitué » est celui qui a étendu la compréhension germinale de son existence à toute l’espèce humaine : nous sommes tous également des fragments détachés de dieu. Ce constat, directement en lien avec la physique stoïcienne, est la prémisse indispensable à toute justice sociale – d’ailleurs, l’opposition cynique entre nature et société n’a plus aucun sens dans cette perspective. Les implications sont bien entendu nombreuses. L’important est seulement ici de saisir que la sympathie universelle mise de l’avant par la cosmologie stoïcienne est sans borne. « En définitive, conclut Marc-Aurèle, il n’y a qu’une seule harmonie et, de même que le monde, ce si grand corps, se parachève de tous les corps, de même le destin, cette si grande cause, se parachève de toutes les causes 32».

Se révolter contre les évènements mondains, comme nous l’évoquions initialement, c’est en quelque sorte commettre une double faute. D’abord parce que cela manifeste une ignorance profonde du fonctionnement du monde tel que nous venons de l’exposer. Ensuite parce que la révolte elle-même est bien vaine face à l’enchaînement inexorable des causes comme l’énonce Cléanthe dans son Hymne à

Zeus : « Conduisez-moi, Zeus et toi Destinée, vers là où vous l’avez disposé pour

31 Hiéroclès. (Stobée IV, 671, 7-673, 11) LS 57G, p.408 32 Marc-Aurèle. Pensées, V, 8

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moi. Car je suivrai (epsomai) sans faillir. Mais si je devenais méchant et si je ne le voulais pas, je ne suivrai pas moins » (énoncé 1). L’amor fati, implique en revanche une reconnaissance accrue de la communauté universelle à laquelle nous participons. Grâce à cette reconnaissance, tous les évènements se présentant à nous peuvent être aimés (énoncé 3). C’est ainsi que la cosmologie stoïcienne représente un point d’ancrage idéal pour leur concept d’amor fati.

La conception stoïcienne du temps

Nous avons évoqué plus haut que le cosmos stoïcien est éternel. Nous avons mentionné également qu’il est constitué de cycles cosmiques récurrents à l’identique que nous avons nommés Éternel Retour. Nous devons maintenant évaluer comment ces paramètres peuvent influencer l’amor fati. Dans cette partie, nous nous concentrerons donc non seulement sur le temps lui-même, mais aussi sur le rapport que le sage stoïcien entretient avec lui. Il y aura, en effet, deux sous-parties à notre analyse. Dans la première nous brosserons un bref tableau des difficultés inhérentes à la conception stoïcienne du temps. Cette section sera en continuité directe avec notre précédent chapitre. Dans la dernière section, les évènements du monde étaient analysés sous un angle causal et cosmique, alors qu’ici, c’est évidemment l’aspect temporel qui nous intéressera. Ensuite, dans la seconde section, nous démontrerons l’importance de « délimiter » le temps présent dans le cadre de l’amor fati. Nous analyserons la manière particulière qu’ont les stoïciens de conférer densité et profondeur au temps présent, aussi infime soit-il.

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Difficultés initiales

Les stoïciens, comme Aristote, n’accordent pas d’existence de plein droit au temps. En effet, dans l’ontologie stoïcienne, le temps est classé dans les incorporels. Il est à peine un tì et entre ainsi dans la même catégorie que le vide. Ce classement pour le moins vague et ambigu leur a d’ailleurs valu – à tort – des critiques selon lesquelles le temps serait presque assimilé au non-être33. Pourtant, les représentants de la stoa ont

développé une conception positive du temps. Citons à ce propos Stobée : « Le temps est la dimension du mouvement du monde; et il est infini, exactement comme on dit que le nombre dans sa totalité est infini; en effet, une partie en est passée, une autre présente, une autre future. 34»

L’existence du temps est donc indirecte : elle dépend du mouvement. Or, on l’a vu plus haut, le mouvement cosmique est sans borne. Par conséquent, le temps l’est aussi. Il n’y a ni commencement, ni fin. Pour le dire autrement, le temps s’étire à l’infini « en arrière », soit au passé, et se prolonge également à l’infini vers le futur. Le présent, à première vue, se conçoit comme une mystérieuse transition entre ces deux éléments infinis :

Le passé est « infini » dans son origine et délimité en son terme par le présent et inversement pour le futur qui n’est lui aussi « infini » que dans un sens restreint. Le maintenant, du point de vue subjectif « est une sorte de jointure et d’ajustement du passé et du futur.35

Or, si tel est le cas, la réalité du présent est pour ainsi dire inexistante. Car si l’on s’appuie sur la divisibilité des continus promue par les stoïciens, il ne reste plus

33 Notamment : « [Les stoïciens] ont placé le temps dans la simple pensée : il est sans consistance et tout près du non-être » Proclus. Sur le Timée de Platon., 271d =S.V.F., II, 521, LS 51F, p.319

34 Stobée I, 105, 8-16 (SVF III, Apollodore 8), LS 51D, p.318 35 Plutarque. Des notions communes, 1081C – 1082A, LS 51 C4, p.317

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qu’une durée infinitésimale au « maintenant. ». Aucun temps ne serait donc rigoureusement et objectivement présent36.

Si cela se confirmait, ce constat serait lourd de conséquences pour l’amor fati. Car, comment dès lors établir un plaidoyer pour l’amor fati dans un contexte où le présent est compris comme une réalité évanescente et ineffable au mieux, comme une pure illusion au pis ? Le paradoxe est d’autant plus vif que notre sens commun semble valider l’existence même du présent, du moins celle d’un présent «vécu».

Si la dimension physique du temps soulève plus de questionnements que de réponse, c’est vraisemblablement vers la question de l’être du présent que doivent converger ces interrogations. Véritable crux commentatorum, l’existence du présent devra être réhabilitée pour espérer soutenir la théorie de l’amor fati.

Cerner le présent : condition nécessaire à l’amor fati

D’un point de vue phénoménologique, le temps présent, celui qui apparaît évident par la sensation même, doit avoir une quelconque existence. C’est là notre plus ferme impression. Les stoïciens, loin d’avoir évacué cette perspective, lui ont réservé une attention toute spéciale. Les prochaines lignes y seront d’ailleurs consacrées.

Nous disions, auparavant, que le présent était pris cosmologiquement entre deux infinis (passé et futur) au point de leur céder toute existence physique. Or, l’existence contestée du présent issue de cette conception serait, selon Victor Goldschmidt, une erreur d’inspiration aristotélicienne : « Il n’est pas vrai que l’instant comme l’avait dit

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le Stagirite, « divise » ; plutôt, on l’a vu, il délimite et il détermine, mais il est très vrai que l’instant « relie »; bien plus, il faut dire qu’il totalise37 ».

Il est également possible de penser que l’origine de la remise en doute de l’existence du présent réside dans l’interprétation de l’une de ses caractéristiques propres : son caractère éphémère. En effet, les stoïciens, influencés par les propos héraclitéens sur le temps, sont au fait que le flux incessant des évènements nous présente des éléments toujours évanescents et incomplets. L’existence du présent est en ce sens fragile, bien que réelle. Parfois, les stoïciens tireront profit de cet aspect éphémère pour rendre supportables les difficultés et les épreuves de la vie. Voici un exemple de cette réduction du présent à une simple suite infinitésimale de courts moments insignifiants :

Que l’image de ta vie entière ne te trouble. Ne va pas songer à toutes les choses pénibles qui sont probablement survenues; mais à chaque moment présent, demande-toi : Qu’y a-t-il dans ce fait d’insupportable et d’irrésistible ? Souviens-toi aussi que ce n’est pas le passé ni l’avenir mais le présent qui pèse sur toi. Et le présent se rapetisse si seulement tu sais le borner et si tu convaincs d’erreur l’idée qu’on ne peut résister à une chose aussi mince.38

Pourtant, dans d’autres cas, les disciples de Zénon tiennent à conférer densité et profondeur au présent - c’est là leur innovation propre. C’est seulement ainsi que l’on pourra asseoir la théorie de l’amor fati ; le présent deviendra le matériau de base sur lequel tablera la morale stoïcienne. En effet, personne n’insistera autant qu’eux sur l’importance de se concentrer sur le présent, aussi infime soit-il :

Rejette donc tout le reste pour ne retenir que ces quelques préceptes. Et souviens-toi encore que chacun ne vit que le présent, cet infiniment petit. Le reste, ou bien est déjà vécu, ou bien est incertain.39

37 Goldschmidt, Victor. Le système stoïcien et l’idée de temps. Paris : Vrin, 1953, p.49 38 Marc-Aurèle. Pensées, VIII, 36, p.1206

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Les citations attestant le statut privilégié du présent sont légion dans le corpus stoïcien. Le passé et le futur, eux, n’ont qu’une importance secondaire. En fait, ces derniers sont souvent instrumentalisés dans le cadre d’une expérience de pensée visant précisément à enrichir le seul mode temporel primordial : le présent. Concrètement, le rôle du passé se résume à être évoqué à l’occasion pour réactiver des souvenirs agréables ou pour revivifier la reconnaissance que nous devrions avoir envers des évènements ou des personnes du passé. Ce passage de Marc-Aurèle en est une preuve : « Lorsque tu veux éprouver de la joie, songe aux mérites de ceux qui vivent avec toi, à l’activité de l’un, à la conscience d’un autre, à la générosité d’un troisième […] Ainsi faut-il les avoir présents à l’esprit 40». Voilà comment le passé,

sous forme du souvenir, peut réinsérer l’expérience de l’amor fati.

Quant au futur, il est vu comme le lieu par excellence des passions (craintes, espoirs, etc.). Encore une fois, s’il est utile au sage stoïcien, ce n’est qu’en vue de servir le présent par le truchement d’une expérience de pensée. On peut, dès lors, regarder le

futur comme un « présent anticipé 41 » pour reprendre les mots de Jacqueline Lagrée.

Par exemple, on pourra se rappeler, à travers cette vision de l’avenir, notre mort imminente et l’urgence qu’on a de bien vivre. Nous reviendrons sur ce point primordial sous peu.

En somme, hormis les expériences de pensée à valeur heuristique, le stoïcien ne vit que dans le présent uniquement. Ne pouvant changer le passé et n’ayant pas encore accès au futur, le présent est pour lui le seul lieu de la liberté. Bien que le temps en

soi demeure hors de la portée du sage – le temps est par excellence ce qui ne dépend

pas de nous comme le notait habilement Bréhier42 – le présent représente le seul cadre

40 Marc-Aurèle. Pensées, VI, 48

41 Lagrée, Jacqueline. Le Néostoïcisme. Paris : Vrin, 2010, p.196

42 « L’âge doit être mis au rang des choses étrangères, mais il est en mon pouvoir d’être homme de bien autant de temps que je vivrai (Aetas inter externa est…)» Sénèque, Épitres à Lucilius, Épitre XCIII

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à l’intérieur duquel peut émerger le bonheur. « L’homme heureux, disait Sénèque, est celui qui se contente du présent, quel qu’il soit (beatus est praesentibus, qualiacumque sunt) 43». Son importance pour l’amor fati ne fait maintenant plus

aucun doute. Celui qui « aime » le destin aime en vérité la perpétuelle succession des manifestations présentes de ce destin. En outre, c’est toujours le présent qu’il aime. Et donc, par addition, le présent se dilate jusqu’à une dimension qui transcende la simple perspective humaine; le présent ne fait plus qu’un avec l’éternité. Car, comme le notait Luc Ferry, c’est notre mauvaise conception du passé et du futur qui occultait l’assimilation du présent et de l’éternel : « Il n’est pas, au fond, de différence entre l’éternité et le présent, une fois du moins que ce dernier n’est plus dévalorisé au regard des autres dimensions [passé et futur]44 ». Mais, contrairement à Dieu à qui

d’emblée l’éternité est donnée comme un seul présent, l’homme doit fonctionner par analogie pour saisir toute la portée de ce qui apparaissait au départ comme un bien mince présent. Stobée nous en fait mention :

Mais la totalité du temps est présente comme nous parlons de « la présente année », en agrandissant la délimitation. On dit également que la totalité du temps est le cas, bien qu’aucune de ses parties ne soit le cas en toute rigueur de termes. 45

Et Marc-Aurèle de renchérir : « Qui a vu le présent a tout vu, et tout ce qui a été depuis l’infini et tout ce qui sera à l’infini; car toutes choses ont même origine et mêmes aspects 46». Victor Goldschmidt, parlait à juste titre de « temporalisation de

l’éternité 47» puisque le présent concentre en lui-même achèvement et perfection. Il

s’agit en définitive d’un présent totalisant qui assimile passé et futur comme nous l’avons constaté.

43Sénèque. De la vie heureuse, dans Oeuvres Complètes de Sénèque le Philosophe, traduction De M. Nisard. Paris, 1869, p.357

44 Ferry, Luc. Apprendre à vivre. Paris : Flammarion, 2009, p.65 45 Stobée I, 105, 8-16 (SVF III, Apollodore 8), LS 51D, p.318

46 Marc-Aurèle. Pensées, Livre VI, 37, p.62 ou encore « temps dans son ensemble est présent (Apollodore. ap. Ar. Did., 26 (Dox. Gr., 461, 10))»

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Résumons-nous. Il y a, tout d’abord, un présent tributaire à la fois d’une ontologie minimaliste (le temps serait tout au plus un « quelque chose » immatériel) et d’une inspiration héraclitéenne soulignant sa nature éphémère, évanescente et fugace. La nature, la référence normative pour un stoïcien, regorge en effet d’exemples plus éloquents les uns que les autres du changement incessant. En revanche, il y aurait également une volonté stoïcienne toute spéciale de conférer épaisseur et densité à ce mode particulier du temps, soit le présent. Il serait dès lors possible de s’extraire psychiquement de ce flux perpétuel pour dévoiler une réalité d’une stabilité jusqu’alors insoupçonnée. Il s’agirait de l’assimilation du présent et de l’éternel – une évidence pour le divin. Les stoïciens semblent vouloir conserver cette tension sans jamais réduire une perspective à l’autre. On verra que sur le plan moral, les deux antagonistes servent à tour de rôle le sort de l’amor fati.

Les conséquences sur le plan moral sont majeures. Tout d’abord, la mise en exergue du caractère éphémère du moment présent commande à l’homme un changement d’attitude : il n’y a désormais nulle place pour la mélancolie ou pour la procrastination48 ; il y plutôt une urgence de bien vivre. Car le changement incessant

rappelle la venue imminente de la mort comme nous l’avons souligné auparavant. Dans la nature, les vivants se succèdent l’un l’autre et nous ne saurions faire

exception49. Pierre Hadot, dans La Citadelle Intérieure, nous mentionne les

conséquences bénéfiques d’un tel constat : « Alors il faut, dans l’instant même, transformer notre manière de penser et d’agir. Maintenant ou jamais! Cette pensée de la mort donne à chaque instant présent de la vie son sérieux, sa valeur infinie, sa splendeur50 ». Loin donc d’instaurer une panique nerveuse, le spectre de la mort

restaure toute l’importance que le sage accorde au moment présent, quel qu’il soit.

48 « Rappelle-toi depuis combien de temps tu remets à plus tard et que de fois, ayant obtenu des Dieux des renouvellements d’échéance, tu n’en profites pas. Il faut enfin comprendre dès maintenant de quel univers tu fais partie, de quel être, directeur du monde, tu es une émanation, et que ta vie est étroitement circonscrite dans le temps. Si tu ne profites pas de cet instant pour atteindre la sérénité, il passera, tu passeras et ce ne sera plus possible. » Marc-Aurèle. Pensées. II, 4, p.11

49 La mort est d’ailleurs un réquisit du renouvellement des êtres selon Épictète: « pour que s’accomplisse le cycle du monde, ce qui exige des choses présentes, des choses futures, des choses passés ». Épictète. Entretiens. Livre II, I, 18, p.88

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C’est ainsi que le disciple stoïcien dispose de son âme « comme si ce jour était le dernier 51» bénissant chaque instant qui se présente à lui. Concédons toutefois que

vivre aujourd’hui « comme si c’était notre dernier jour » peut sembler un idéal irréalisable aux yeux de certains lecteurs. Une façon plus accessible d’en arriver à cet objectif serait par l’assimilation sénéquéenne52 de la vie et de la journée. Ici, le

philosophe ne réduit pas la vie à un immense « aujourd’hui »; cela édulcorait le temps, ce qui n’est évidemment guère l’objectif ici. Il conçoit plutôt son « aujourd’hui » comme une vie à part entière; au matin correspond l’enfance, à l’après-midi la vie adulte, puis, à la nuit la mort. Il ne s’agit plus de réussir sa vie – objectif trop lointain et bilan rétrospectif intégral impossible – mais bien de réussir sa journée. De la sorte, l’importance de chaque instant se trouve comprimée. Œuvrant à petite échelle, nous arrivons, avec cette technique de Sénèque au même point d’arrivée que Marc-Aurèle stipulant de vivre aujourd’hui comme le dernier jour : la concentration accrue du présent est la strictement la même.

Le présent, compris à la lumière des mutations ininterrompues du monde, apparaît alors comme un moment privilégié qu’il faut apprendre à apprivoiser. Le sage stoïcien, par sa lucidité propre, sait lui conférer l’importance qui lui revient. Fort de cette clairvoyance, il sait stabiliser le présent en lui attribuant, malgré les vicissitudes, toute l’épaisseur et la consistance qui lui reviennent. En somme, c’est dans ce cadre héraclitéen que, paradoxalement, on arrive à octroyer au présent une durée, condition indispensable de l’amor fati, et par extension, de toute moralité.

Le présent étant pour ainsi dire libéré de ce flux perpétuel, il a désormais l’opportunité de faire l’objet de l’entreprise morale. D’ailleurs, le membre du Portique n’a pas besoin de quoi que ce soit d’autre pour accomplir la vertu. « Voulez-vous savoir pourquoi la vertu n’a besoin de rien ? demandait Sénèque. C’est parce qu’elle se contente de ce qui est présent, et ne désire point ce qui est à venir. (Quaeris

51 Sénèque, Épitres à Lucilius, Épitre CI, p.796 52 Ibid.

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quare virtus nullo egeat ? – Praesentibus gaudet; non concupiscit absentia) 53». En

toutes circonstances, le τέλος peut être atteint. En ce sens, la moralité intentionnaliste stoïcienne fait l’économie d’un futur incertain pour rester avec quiétude dans le moment présent. Ce n’est que dans ce contexte que l’amor fati entretient un rapport sain et profitable avec le temps.

La conception stoïcienne de la souffrance

Si le temps n’interfère pas avec l’amour que le sage voue au destin - comme nous en avons convenu -, la souffrance, elle, peut représenter une véritable objection. Il nous serait en effet impossible d’éluder les embûches qu’elle peut occasionner pour l’amor

fati. Le Portique nous exhorte-t-il à aimer la souffrance en soi ? Sinon, quelle place

devrait avoir la souffrance dans l’optique stoïcienne ?

Afin de respecter l’esprit stoïcien et pour pouvoir répondre à ces interrogations, il nous faut préalablement revenir à la source même de la souffrance : quelles en sont les causes ? Notre réponse tout aussi triviale qu’efficace serait la suivante : la présence d’un mal ou le désir vain de l’obtention d’un bien. Le bien et le mal, ces deux grandes catégories morales, pourraient se décliner selon le sens commun en

couple antinomique: santé /maladie, beauté/laideur, richesse/pauvreté,

honneurs/déshonneur, etc. Dans cette perspective, on pourrait souffrir de la présence d’un « mal » comme la maladie, ou même, on pourrait souffrir de nos velléités pour un quelconque « bien », par exemple la richesse. Dans tous les cas, c’est la conception du bien et du mal telle que véhiculée par le sens commun qui est en jeu. Or, pour l’orthodoxie stoïcienne, la véritable manifestation du bien et du mal est radicalement différente. En effet, aucun de ces couples antinomiques ne relève en réalité du bien ou du mal. Le bien et le mal sont, stricto sensu, restreints à la sphère

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morale. Pour le dire en d’autres mots, le seul bien possible est la vertu, et, à l’inverse, le seul mal possible est le vice. Tout le reste est appelé indifférent (ἀδιάφορα54) dans

la mesure où il est, dans la philosophie stoïcienne, indifférent au bonheur ou au malheur des individus. Bien sûr, ils concèderont que la santé est préférable (προηγμένα) à la maladie, la richesse à la pauvreté, la beauté à la laideur et l’honneur au déshonneur, bien que, ultimement, ce que l’on considère ici comme des « biens » demeurent pour eux des indifférents.

En somme, ce que l’on croyait être un mal n’est pas un mal. Et ce que l’on croyait être un bien n’est pas un bien. Ces croyances erronées sont le terreau par excellence des passions. Celles-ci tiraillent l’âme et exacerbent davantage la souffrance. Cette accumulation se fait illégitimement puisque cette situation repose sur des bases erronées. On comprend dès lors que ce sont nos opinions inexactes qui sont la source de nos souffrances, et non les évènements extérieurs eux-mêmes.

Ce que propose le sage stoïcien, c’est de se concentrer sur soi. Étant donné que tout bien et mal se résument à la vertu et au vice, notre bonheur ou notre malheur dépend de nous exclusivement. Nul besoin d’avoir ne serait-ce qu’un minimum de ressource (santé, richesse matérielle, etc.) comme le prétend la morale aristotélicienne, seule la vertu suffit au bonheur. Devant tout évènement, le sage stoïcien sait différencier ce qui dépend de lui (ἐφ'ἡμῖν) de ce qui ne dépend pas de lui (οὐκ ἐφ'ἡμῖν).

Ce travail primordial de « classification » relève du juste usage des représentations (chrésis tôn phantasiôn) ou, plus généralement, d’une discipline du jugement – nous y reviendrons. Cette tâche est essentielle puisqu’elle éradique les souffrances à la source pour ainsi dire. C’est en ce sens qu’Épictète mentionnait que « le sage est

54 Il y a une division parmi les indifférents : certains peuvent provoquer une impulsion (gloire, santé, richesse), d’autres non (avoir un nombre pair de cheveux sur la tête). Ici nous parlerons des premiers évidemment.

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