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Chapitre 2. Mémoire et remémoration dans Cet été qui chantait

2.2 Manifestations intradiégétiques de la mémoire

2.2.3 Du thème à la structure

Du côté de la critique, il est entendu que les limites de la narration, de même que la focalisation, chez Gabrielle Roy, sont souvent floues ou instables. « La mobilité de la narration procède non pas d’un mouvement de dissémination ou de fractionnement, mais au contraire d’un mouvement rassembleur45 », écrit Sonia S. Théberge dans son article « Du déséquilibre et de la variété : narration et art romanesque dans La Petite Poule d’Eau », après avoir qualifié le travail narratif royen d’« hétérogène et variable ». Vincent L. Schonberger abonde également en ce sens,

dans son article « Flottement de l’instance narrative et focalisation multiple dans les récits homo- autodiégétiques de Gabrielle Roy », lorsqu’il mentionne une des fonctions du narratif dans

Alexandre Chenevert : « Gabrielle Roy n’admet l’existence du discours d’autrui que dans la

mesure où elle le fait sien, que dans le but d’y ajouter un sens nouveau46 ». Il enchaînera un peu plus loin, dans un énoncé cette fois plus général : « Prenant en charge la pensée ou la parole du personnage, le narrateur devient un organe de transmission qui peut insidieusement mêler ses propres commentaires au récit, dont les frontières restent floues et mouvantes47. » Ces observations critiques permettent d’esquisser une première approche des propriétés de la narration royenne, qui pourrait ainsi être qualifiée de « phagocytaire », puisqu’elle absorbe en englobant, fait sien, ce qui lui est étranger.

Dans Cet été qui chantait, maints exemples de cette particularité narrative peuvent être cités. Dans « Les visiteurs de la journée », par exemple, la narratrice quitte son point de vue pour adopter celui du merle, s’appropriant par le fait même sa réflexion, ou, inversement, révélant le travail de construction à l’œuvre :

Mais le soir [le merle] n’est jamais qu’un petit piéton, comme vous et moi. Et commence son manège. J’avance de quatre pas dansants. Au cinquième, m’arrête. Bombe la poitrine. T’épie, toi, dans la balançoire, du coin de l’œil. Et recommence: quatre pas dansants; poitrine relevée, vif regard de côté. (139)

Dans « Les vaches d’Aimé », les phrases deviennent courtes et saccadées, comme si elles provenaient soudainement des vaches et non plus de la narratrice : « Ai repassé deux fois aujourd’hui par les champs à une heure d’intervalle. La deuxième comme la première fois les vaches ont cessé de brouter. M’ont longuement examinée. Dévisagée pour ainsi dire. Ont manifesté la même curiosité que deux heures auparavant. Que la veille. » (32) Même chose dans

46 V. L. Schonberger, « Flottement de l’instance narrative et focalisation multiple dans les récits homo-autodiégétiques de Gabrielle Roy », p. 266.

« Un mobile », via la petite chatte Mouffette : « [Mouffette], une patte en l’air, s’amusait follement. […] Je mets cette marguerite en branle; dix-neuf autres marguerites vibrent. Je tâche d’arrêter le brelan; tout repart de plus belle. » (67) Quant au récit « Le jour où Martine descendit au fleuve », l’acte autobiographique n’appartient pas à la narratrice, mais elle se fait l’instigatrice de son fonctionnement. Le récit est un cas typique d’enchâssement : l’histoire de Martine est racontée au passé simple et prend place après l’exposition d’une situation initiale, bien ancrée dans le contemporain de la narration par la référence à la guerre au Vietnam et par l’emploi du présent de l’indicatif : « Tontine arrive à ses vieux, vieux jours. Au long des veillées dans la cuisine chez Aimé elle somnole. Elle est sans intérêt pour nos conversations sur l’enchérissement des denrées, l’inflation, la guerre au Vietnam — ne finira-t-elle donc pas un jour ! » (121) La mémoire est donc le fait d’une duplication dans ce récit : sujet principal du récit enchâssé de Martine, elle régit également le fonctionnement de cet enchâssement, provoqué par un souvenir de la narratrice : « [Tontine] me fait penser à la vieille cousine Martine » (je souligne). De ce lien établi par la mémoire résulte une structure spéculaire, dans la mesure où le récit enchâssé prend la forme d’une « enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient48 », d’après la définition de Lucien Dallenbach. Que la mémoire soit le trait d’union entre les deux niveaux narratifs suggère ainsi l’importance qu’elle peut prendre dans la structure du texte.

En somme, le résultat est le même qu’on l’appréhende d’après un angle d’appropriation ou de révélation des fils narratifs : ce processus de remémoration peut être vu comme un travail de la mémoire qui appartient à la narratrice, et à la narratrice uniquement. La propriété phagocytaire de la narration royenne, de laquelle La Petite Poule d’Eau nous offre d’ailleurs un exemple des plus

autobiographiques49, fait des manifestations de la mémoire dans Cet été qui chantait le propre de la narratrice qui accorde à ce qu’elle côtoie ses propres pensées et réflexions sur le processus mémoriel. Le retour à l’origine inscrit dans la nature ainsi que la mise en scène de l’acte autobiographique via la capacité mémorielle des personnages (en gradation, de la nature à l’animal, à l’être humain) et la rétrospection finale de la vieille cousine Martine semblent inscrire une conscience autobiographique dans le texte, peut-être moins comme sujet principal de l’œuvre que comme un mobile quelque peu latent, qui n’en est cependant pas moins omniprésent.