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Retour au pacte autobiographique

Chapitre 2. Mémoire et remémoration dans Cet été qui chantait

2.1 L’autobiographie comme processus mémoriel

2.1.1 Retour au pacte autobiographique

Nous avons vu dans le chapitre précédent que le récit liminaire de Cet été qui chantait construit une lecture autobiographique de l’œuvre, par l’entremise de procédés narratifs et descriptifs qui, bien que pouvant relever de la fiction, se rattachent ultimement à certaines caractéristiques phares du genre autobiographique. Aussi l’anonymat de la narratrice s’est-il révélé la pointe de l’iceberg de tout un système textuel qui joue avec les différents codes de l’écriture autobiographique. Dans les tentatives de brouillage les plus prononcées, se cachaient, pourrait-on dire, les mécanismes de la référentialité de l’œuvre.

Il convient maintenant de se demander quel poids possède le contrat de lecture érigé dans le récit initial, au contact des 18 autres qui le suivent – et du tout qui se forme. D’après Philippe Lejeune, une lecture du livre I des Confessions de Rousseau est suffisante à l’entérinement de la nature autobiographique de l’œuvre dans son entièreté, pour trois raisons principales :

1. Le livre I peut être considéré comme un tout, comme une unité fermée et autonome. […] 2. La structure de ce tout est fatalement une structure complexe. […] 3. La

structure du livre I doit être rapportée, en tant que microcosme, non seulement aux

Confessions dans leur ensemble, mais à l’anthropologie de Rousseau en général2.

Apposons ces critères au récit liminaire, et il appert qu’il se prévaut également de ce fonctionnement : 1. La forme de l’œuvre fait de ses récits des îlots indépendants les uns des autres. Par ailleurs, « Monsieur Toung » se clôt par la mort du personnage auquel il doit son nom ; concrètement, il ne peut donc avoir de suite3. 2. Avec ses trois sections, le récit liminaire de

Cet été qui chantait possède l’une des structures les plus élaborées de l’œuvre. Les procédés

textuels y sont complexes et détaillés : comme il a été démontré, les différents usages des temps de verbe, l’anonymat du « je », l’incarnation de la dédicace par le biais de Berthe, portent en déroute une certaine simplicité qu’on pourrait lui associer de prime abord. 3. C’est chose convenue que le corpus canonique royen, de Bonheur d’occasion à La détresse et l’enchantement, est « anthropologique » au sens de celui de Rousseau, c’est-à-dire qu’il témoigne d’une vision du monde « dans tous les aspects de l’énonciation4 ». En faisant de l’œuvre royenne un « espace autobiographique5 », Ricard reconnaît à l’ensemble de ses parties une valeur représentative. De

2 P. Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 87-88.

3 Dolbec, à ce sujet, écrit : « L'alinéa clausulaire de "Monsieur Toung", "Mais pour nous c'était maintenant un peu comme si ce coin du monde s'était dépeuplé", ne peut que signifier la fin du récit puisque l'histoire raconte les visites de Berthe et du narrateur-personnage au repaire du ouaouaron, alors que celui-ci vient de disparaître. D'autre part, la conjonction "mais" ajoute à l'effet de finitude en articulant une antithèse entre présence sonore et résiduelle (le vieux pin qui "chantonne encore faiblement", par "bribes", l'eau qui "clapote toujours allègrement", le "joyeux ivrogne [...] buvant à même le goulot") et absence, celle de la grenouille dont le coassement s'est éteint. » N. Dolbec, Les rouages

du descriptif chez Gabrielle Roy, p. 69. 4 P. Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 88.

même, lorsqu’il étudie la forme du « roman composite », il admet l’interdépendance entre les différents « aspects de l’énonciation » : « La forme, chez Gabrielle Roy comme chez tout romancier véritable, n’est jamais arbitraire, et surtout elle n’est jamais seconde par rapport au contenu, c’est-à-dire au thème entendu au sens le plus large, dont elle constitue au contraire la face visible6 », écrit-il. En ce qui concerne Cet été qui chantait dans son ensemble, il se ferme sur le récit « De retour à la mare de Monsieur Toung », qui peut s’interpréter comme une invitation à relire le récit initial – impliquant que l’œuvre entière s’y rapporte.

Au terme de ce parcours, l’on pourrait poser que les mécanismes de la lecture autobiographique exposés dans le récit liminaire correspondent effectivement à ceux de l’œuvre dans son entièreté. « Monsieur Toung » apparaît ainsi comme l’un des récits les plus significatifs de l’ouvrage. Approché selon la notion de pacte autobiographique, il se distingue des autres récits en tant que lieu de consolidation initiale de différents paramètres, qu’ils relèvent de la diégèse ou du régime ontologique de l’œuvre. Or, il serait réducteur de circonscrire l’analyse des procédés autobiographiques de Cet été qui chantait à son premier récit uniquement. D’abord, les 18 suivants présentent des spécificités qui viennent nuancer et préciser ce qui se dégage du premier. Ensuite, la notion de pacte autobiographique ne fait pas, ou plus, l’unanimité. Dans L’autobiographie (1997), Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, en contextualisant la notion d’individu7, ébranlent les fondations du nom propre comme irréfutable gage d’authenticité. Ainsi vecteur d’un

6 F. Ricard, « Gabrielle Roy romancière ou "la plus grande vérité humaine" », dans Gabrielle Roy et l’art du roman, p. 24-25.

7 C’est par le biais de concepts aussi larges et divers que l’héritage judéo-chrétien de la société occidentale, les théories psychanalytiques sur l’évolution de la personnalité, ou le statut socio-historique des femmes, que Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone construisent leur argument qui remet en cause la prétendue neutralité du nom propre d’après le contexte inhérent à son énonciation. Pour plus de détails, je renvoie aux chapitres « Autobiographie et religion : personne et communauté », « Autobiographie et psychanalyse : la formation de la personnalité » et « L’autobiographie des femmes. La recherche de l’identité », dans J. Lecarme et E. Lecarme-Tabone, L’autobiographie, p. 41, 54 et 95.

système normatif qui lui est à la fois fondateur et préalable, le patronyme se retrouve à témoigner de tout un contexte qui le définit, à l’instar du « je » énonciatif selon Judith Butler :

Nous ne pouvons pas conclure que le « je » est simplement l’effet ou l’instrument d’un certain ethos préalable ou d’un certain champ de normes contradictoires ou discontinues. Quand le « je » cherche à se définir, il peut commencer par lui-même, mais il découvrira que ce soi est déjà impliqué dans une temporalité sociale qui excède ses propres normes ; en effet, lorsque le « je » cherche à donner une définition de lui- même, une définition qui doive inclure les conditions de sa propre émergence, il doit nécessairement se faire sociologue8.

Autant dire que le nom propre n’est pas une variable neutre qui permet l’identification hors de tout doute ; au contraire, c’est un jalon évocateur d’un contexte socio-historique donné, et qui, de la sorte, déborde de la stricte détermination d’une personnalité unique et singulière9.