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Le test de la prévisibilité

Le choix que nous venons de suggérer est naturellement justifié par le respect que nous portons à la sécurité du droit et à la prévisibilité des décisions admi-nistratives et judiciaires. En d'autres et meilleurs temps, cette justification n'aurait guère prêté à discussion: le droit fiscal ne touche-t-il pas à la pro-priété des citoyens, comme le droit pénal touche à leur liberté? A notre épo-que, cependant, l'argument apparaît démodé. Comme la légalité, la propriété (particulièrement celle des autres) est une vieille dame à laquelle beaucoup ne témoignent plus qu'une déférence de pure forme. Force est ainsi d'admettre qu'il ne suffit plus, sur le plan théorique et philosophique, d'invoquer la sécu-rité du droit pour convaincre chacun d'adopter, en matière d'interprétation, une position relativement légaliste.

Mais la sécurité du droit, dont les contours correspondent approximative-ment à ceux du champ de prévisibilité des décisions judiciaires, n'a pas que des aspects théoriques. L'insécurité résultant d'une trop libre manipulation des textes légaux menace et perturbe gravement le fonctionnement pratique de notre système fiscal. La dérive judiciaire, en premier lieu, encourage les procédures. Dès le moment où le résultat d'un recours est imprévisible, les praticiens ne peuvent plus, n'osent plus, faire l'indispensable tri des bonnes et mauvaises causes; en même temps, l' Administration est incitée par cet élément de «loterie» à développer des thèses insolites, en les abandonnant

sereinement, car elle n'a rien à perdre, au sort incertain d'une procédure judi-ciaire. Malheureusement peu conscients de ces problèmes, les juristes de ca-binet méconnaissent également l'existence du second et plus sérieux effet qu'entraîne, en pratique, une jurisprudence indécise et changeante, aussi bien intentionnée soit-elle. Dans le monde des affaires, l'examen et la solution des problèmes d'imposition précède et influence le choix et la forme de nombreu-ses opérations commerciales et financières; il est souvent essentiel pour une entreprise de connaître avec précision, à l'avance, les conséquences fiscales de telle ou telle transaction. Or cette planification, si la condition de prévisibilité n'est plus respectée, soit devient impossible, soit dépend du bon vouloir de l 'Administration fiscale, qui, de facto, bénéficie d'un droit de veto presque illimité.

Les contribuables ne sont pas des pions sans visage. Dans un Etat démo-cratique et libéral, qui garantit à ses citoyens des droits individuels, une déci-sion judiciaire n'est jamais bonne du seul fait qu'elle est collectivement équi-table, qu'elle est socialement ou économiquement justifiée, que ce soit aux yeux de la majorité ou, a fortiori, de l'avis seulement de celui qui l'a rendue, fût-ce le Tribunal suprême du pays. Chaque citoyen, individuellement, a le droit d'exiger et d'obtenir l'application d'une loi «injuste» qui l'avantage, comme il a le devoir de subir, dans les limites de l'article 4 Cst., les effets d'une loi qui le pénalise. Ceux que cet argument ne convainc pas et qui ap-prouvent, en théorie, par une «dérive» plus politique que juridique, la substi-tution - par la voie judiciaire - d'une justice collective à la justice indivi-duelle (on en verra plus loin quelques exemples), devraient au moins prendre en compte, dans une mesure raisonnable, les conséquences pratiques des con-ceptions qu'ils défendent. Si les praticiens sont aujourd'hui contrariés et dé-sorientés, ce n'est pas tant par le fait des jugements erronés du passé que par l'imprévisibilité des jugements à venir, qui perturbe indûment leur activité de conseil et qui les soumet sans recours aux décrets del' Administration.

Ainsi qu'on l'a noté, déjà, le respect de la légalité et de la sécurité du droit postule la primauté de principe du texte légal, mais il n'implique nulle-ment que l'interprétation littérale soit seule admissible. Cette interprétation est d'ailleurs sans utilité lorsqu'un texte est grammaticalement clair mais qu'il est imprécis (notamment, s'il contient des termes vagues ou généraux qui doivent être définis), ou qu'il existe de bonnes raisons de penser qu'il est incomplet. A supposer qu'une loi (mal rédigée) prévoie que «Les couples ayant plus de quatre enfants sont exonérés des impôts directs», il serait évi-demment indispensable de définir et d'interpréter le terme de «couples» (in-clut-il seulement les personnes mariées? implique-t-il qu'elles vivent

ensem-ble? l'exclusion des contribuables veufs ou divorcés est-elle admissible au regard de l'article 4 Cst.?), celui d'«ayant» (faut-il que les enfants soient encore en vie? qu'ils fassent ménage commun avec leurs parents?), celui d' «enfants» (doivent-ils être mineurs, légitimes, ... ?),et celui d' «impôts di-rects». Le texte le plus anodin, comme cet exemple le montre, peut soulever de nombreux problèmes d'interprétation restrictive ou extensive, d'analogie, d'application de notions de droit civil, et il n'existe aucune formule magique, aucun principe bien établi qui permette de les résoudre. La légalité est un concept qui échappe à toute définition générale, et seul le test de la prévisibilité peut lui fixer des contours plus ou moins précis; un test dont l'utilisation est d'autant plus justifiée que l'incapacité du législateur (comme dans l'exemple qui précède) à s'exprimer clairement n'est pas, dans un Etat de droit respec-table, une licence donnée au juge d'interpréter la loi à sa guise, mais, au contraire, est un motif de l'interpréter avec retenue, et, en cas de doute, en faveur du citoyen.

La notion de prévisibilité n'est elle-même pas, cela va de soi, facile à cerner. En particulier, on peut se demander si elle est de nature objective, ou s'il faut prendre en considération, dans chaque cas d'espèce, le degré de con-naissance et d'expérience du contribuable. La deuxième solution paraît à pre-mière vue la meilleure, mais on perçoit vite qu'elle présente certains dangers, dans la mesure où elle peut naturellement aboutir à appliquer le même texte de manière différente. Il serait, par exemple, inadmissible que les actions gratuites, à supposer que la loin' en fasse pas mention, fussent imposées chez un contribuable et exonérées chez un autre, en tenant compte de leur faculté respective d'analyser notre système fiscal, notamment, in casu, l'institution de la double imposition économique. Il faut ainsi admettre que, d'une ma-nière générale, la notion de prévisibilité doit être définie objectivement, et il faut admettre, en même temps, qu'elle doit l'être par référence à un contri-buable avisé et sophistiqué6; toute autre solution limiterait le pouvoir d'inter-prétation du juge d'une manière inacceptable. En revanche, il est à peine utile de le noter, le fait que la solution donnée par un arrêt imprévisible soit ipso facto rendue prévisible pour l'avenir ne la rend pas pour autant conforme au droit; la prévisibilité ne se confond pas avec la légalité, elle permet seulement d'en cerner les contours.

Un coup d' œil sur la jurisprudence fiscale révèle que les voies et les causes d'imprévisibilité sont variées et difficiles à cataloguer. Si l'on

consi-6 Ainsi, pour reprendre l'exemple susmentionné, l'imposition des actions gratuites est indiscutablement prévisible. Ces titres, en effet, constituent un revenu économique-ment fictif mais fiscaleéconomique-ment bien réel.

dère les voies et méthodes, les cas de «dérive», c'est-à-dire, d'écart exagéré entre l'interprétation choisie et l'interprétation prévisible, sont généralement liés à des analogies et assimilations sans fondement fiscal, à des interpréta-tions indûment extensives ou restrictives, à des définiinterpréta-tions insolites, ou, en-core, à des adjonctions injustifiées au texte légal, réputé incomplet. Quant aux causes, c'est parfois une vision erronée ou partiale de la systématique de la loi, c'est plus souvent la volonté plus ou moins confuse des juges, soit de prévenir d'hypothétiques futurs abus, soit de garantir l'égalité devant l'im-pôt, soit d'assurer une imposition conforme à la capacité contributive des contribuables; dans tous ces derniers cas, la jurisprudence glisse de la justice individuelle à la justice collective, au profit des intérêts financiers de l'Etat.

Les quelques exemples qui suivent permettront d'illustrer ces propos.