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1 LE TERRITOIRE ET LE POUVOIR

1.3 P OUVOIRS DECONCENTRES , DECENTRALISES ET COUTUMIERS EN G UINEE

1.3.3 Le territoire villageois

1.3.3.1 Chef du village ou chef secteur ?

Le secteur est une unité qui regroupe le plus souvent un village et ses hameaux mais parfois, bien que rarement, il peut ne comprendre que des quartiers d’un village comme nous

avons pu le voir pour Bigori. Si le secteur est fortement présent dans les discours de l’administration et dans l’acceptation collective, il n’est pas reconnu par la Loi Fondamentale. En effet, l’article 88, titre III (relatif à l’organisation territoriale), s’arrête au district : « Les Circonscriptions Territoriales sont les Régions, les Préfectures, les Sous-préfectures, les Quartier [pour les villes] et les Districts [pour les campagnes] ». Toutefois, il existe des chefs secteur et des chefs secteur adjoints qui ont véritablement un rôle au niveau des circonscriptions territoriales.

Les limites des secteurs sont assez floues. Si les frontières entre districts sont relativement aisées à tracer (bien qu’il n’existe pas de cartothèques actualisée de tous les districts du pays) puisque ces derniers sont reconnus par la Loi Fondamentale, les limites internes d’un district sont cependant moins évidentes. Ce sont les habitants du district et plus particulièrement les détenteurs des droits fonciers collectifs qui les connaissent puisqu’elles sont le fruit des différentes appropriations territoriales entre les villages constituant un district. Elles dépendent donc entièrement des droits fonciers traditionnels.

En parallèle, cette unité territoriale est fortement utilisée par l’administration, notamment pour les recensements annuels et pour la collecte des impôts. Nombreuses sont également les politiques de développement faisant référence au secteur. Le secteur apparaît ainsi comme une unité ambiguë, fortement associée au pouvoir coutumier, tout en étant largement usitée par les différents politiques.

Le chef secteur est généralement nommé par le président de district après consultation des anciens du secteur concerné. De la même façon, son éviction doit être prononcée par le président de district. Par exemple, le chef secteur de Bocaryonya, dans le district de Madiya, est en place depuis 2002. Son prédécesseur avait été remercié par le président de district à la suite de protestations de la population transmises par les anciens du village. Les chefs secteur sont souvent nommés pour de longues durées. La loi ne reconnaissant pas cette fonction, il n’existe pas de mandat déterminé. Les seuls motifs de changement de chef secteur sont donc la faute ou l’inefficacité ayant entraîné le mécontentement des habitants du secteur ou, bien évidemment, son décès.

Le chef secteur est le plus souvent considéré comme le chef du village. Cette fonction revêt davantage un rôle de représentation qu’un rôle décisionnaire car le chef n’est pas systématiquement membre du lignage « fort ». Il a la charge d’accueillir les acteurs extérieurs

ou de représenter son village au niveau administratif supérieur. On peut voir dans cet attribut un vestige des médiateurs entre les villageois et les colons de la période coloniale : il n’est pas rare que les chefs de village-secteur actuels soient des descendants de ces interlocuteurs privilégiés de la colonisation. A cette époque, en effet, les colons étaient persuadés de traiter avec les chefs7, au niveau décisionnaire, alors qu’ils étaient en présence, le plus souvent,

d’individus désignés comme tel par la population et les autorités coutumières, et sans autre rôle que d’assurer un lien entre le village et l’extérieur. C’était certainement un moyen de préserver la réelle chefferie qui tirait les ficelles sans se découvrir.

Le chef secteur est également le prolongement de l’administration à l’échelle du secteur car il fait part à la communauté villageoise des réunions ou décisions prises à l’échelle administrative supérieure et relatives au secteur. Il est, en outre, chargé de réaliser les recensements annuels et de collecter les impôts dans tout son secteur. C’est sur la base de ce recensement que sont calculées les cotisations par famille. Dans le secteur central, où réside le président de district, c’est également le chef secteur qui réalise la collecte. Cette procédure marque l’importance accordée au chef secteur puisque l’argent passe inexorablement par le président de district. Sans être reconnu légalement, le représentant du secteur est donc fortement mis à contribution pour des tâches administratives.

Ainsi, le chef secteur est non seulement le chef du village puisqu’il représente le village à l’extérieur du secteur, sous l’égide du pouvoir coutumier, mais aussi un acteur administratif à part entière, puisqu’il est investi de la collecte des impôts ; il est donc un acteur du pouvoir déconcentré, sans être véritablement reconnu comme tel.

1.3.3.2 Les anciens

A l’échelle du village, existe également un Comité des Sages ou Conseil des anciens qui n’est pas institutionnalisé. Il regroupe, en général, les aînés de lignage, le doyen du village et le Sage qui est membre du Comité des Sages du district. Il est un premier rouage dans la résolution des conflits qui n’ont pas pu être réglés entre les aînés des lignages des parties opposées et intervient, surtout, dans le règlement de tous les conflits fonciers non résolus au niveau des lignages. Lors de ces réunions sur des litiges concernant le foncier, si tous doivent

7 La circulaire ministérielle (Ministère des Colonies) du 9 ocotbre 1929 invitait les populations autochtones à

débattre du problème posé, c’est généralement l’aîné du lignage fondateur (ou un de ses cadets directs) qui est amené à décider des suites.

Ce Conseil des Sages, moins formel que celui du district, représente la sphère décisionnaire effective à l’échelle du secteur/village. Rien ne lui échappe : tout ce qui se fait dans le village, toute demande doit être l’objet d’une délibération par ce Comité. Si nous disons « moins formel », c’est que sa constitution n’est pas fixe. Ce sont en général les aînés, mais d’autres anciens peuvent participer au Conseil. Cependant, tous les Sages n’ont pas le même poids et si nous venons d’évoquer l’aîné du lignage fondateur, nous développerons ces principes par la suite.

De plus, il existe un doyen du village. Il est le plus vieil homme du village, sans considération lignagère. Ce poste n’est donc pas toujours occupé par le lignage « fort » du village, le lignage fondateur. Son rôle est assez limité quand il s’agit d’un doyen membre d’un lignage étranger. Le doyen jouit évidemment des droits d’aînesse de son lignage. Il se doit d’avoir résidé toute sa vie dans le village pour prétendre aux attributs de doyen du village.

Les fonctions inhérentes strictement au doyen du village s’étendent sur plusieurs niveaux. Tout d’abord, le doyen a la responsabilité des cotisations d’entraide dans le cas de crises graves rencontrées par un ménage quand le recours au lignage n’a pas été suffisant. Il s’agit principalement de pourvoir au transport et aux soins de malades graves. En second lieu, viennent les cérémonies. Le doyen doit systématiquement donner son aval, pour toute célébration, en tablant sur la disponibilité des villageois à la date de l’événement. C’est souvent à lui qu’appartient de mobiliser la population villageoise pour les baptêmes, décès, mariages… en collaboration avec l’aîné du lignage concerné. En dernier lieu, vient tout ce qui est des contacts avec le ou les génies8 du village. Le doyen peut éventuellement participer aux sacrifices mais est surtout chargé de la mobilisation de tout le village pour la participation financière à ces sacrifices.

Le doyen du village peut également intervenir dans la gestion des conflits, en veillant à ce que tous les protagonistes soient entendus dans le cas de conflits opposant des membres de lignages différents. Il sert ainsi de pont entre les aînés des lignages concernés. C’est souvent lui également qui soutiendra le recours d’une des parties qui ne serait pas satisfaite

par les solutions apportées par les aînés. Il devra alors rendre compte du déroulement de la tentative de résolution à l’organe sollicité (le plus souvent le Conseils des Sages du district).

Toutefois, le doyen du village reste souvent un personnage fantoche et est souvent contourné. Seuls Dobaly, Tesken et Kanof présentent un doyen en mesure d’exercer les fonctions relevant de l’aînesse du village. Dans quasiment tous les autres sites, le doyen n’est pas apte à assumer son rôle. En effet, cette fonction exigeant une qualité (être le plus vieux) pas toujours compatible avec la capacité de jugement nécessaire au rôle de doyen, celui-ci est souvent relégué par un Comité de décision auquel il participe plus ou moins. Il est important de retenir que ces pratiques de contournement sont toujours l’objet de secrets et de non-dits, non seulement pour respecter la personne légitimement en place mais surtout pour ne pas encourir ses foudres et celles de la communauté. Nous avons également pu observer la constitution d’un Comité lorsque le doyen n’est pas issu d’un lignage fort du village.

Ainsi donc, le Conseil des anciens ou Conseil des Sages du village semble être le véritable cercle décideur à l’échelle du secteur/village.

1.3.3.3 Le Conseil de Mosquée

Il convient de présenter le Conseil de Mosquée car il a un rôle à jouer au sein de la communauté villageoise et peut souvent être un outil important des stratégies des pouvoirs que nous développerons dans la partie 2.2.

Il existe un Conseil de mosquée à l’échelle des secteurs et des districts mais c’est au niveau du secteur (village) qu’il est le plus actif et réellement visible. Ce Conseil est constitué par les différents imams et le muezzin résidant au village et, éventuellement, d’autres érudits coraniques. Plusieurs imams cohabitent donc dans un même village ; ils sont généralement trois. Ils sont inscrits dans un ordre hiérarchique où chacun est censé remplacer son supérieur pour l’office si ce dernier est indisposé. La fonction de premier imam est, le plus souvent, l’attribut d’un lignage dont le patriarche était reconnu pour sa connaissance du Coran. Ce lignage veille à ce que certains de ses descendants reçoivent une éducation permettant l’accès à la fonction de premier imam, pour assurer le maintien de cette fonction dans la famille. A chaque génération, des enfants du lignage sont ainsi envoyés chez un enseignant coranique reconnu dans la Sous-préfecture ou la région. Il existe cependant des sites où la fonction de premier imam passe d’un lignage à l’autre. Les deuxième et troisième imams sont choisis par le reste du Conseil de mosquée. Nommés à vie, les imams sont désignés lors du décès de leur

prédécesseur. Les femmes, qui connaissent les « coulisses volages » du village, sont consultées officieusement. Elles sont interrogées sur l’éventuel passif extra-conjugal de l’imam pressenti afin de s’assurer de ses bonnes mœurs.

Le Conseil de mosquée à l’échelle du secteur est chargé de veiller à l’entretien de la mosquée, à sa construction éventuelle ou à sa rénovation si l’édifice est trop vétuste ; il doit la doter en matériel (bougies, lampes à pétrole, nattes pour la prière…) et l’approvisionner en denrées pour les fêtes religieuses (principalement la veillé qui précéde la rupture du ramadan). Pour couvrir ces frais, il décide d’une cotisation fixe pour tous les ménages. Il veille aussi, bien évidemment, au respect des règles religieuses. C’est une entité très écoutée dont l’influence déborde parfois le simple cadre religieux. Ainsi, nous avons pu observer plusieurs interventions du Conseil de mosquée sur des choix d’orientations du village. Par exemple, à Missira comme à Darsalam, les Conseils de mosquée sont à l’origine du changement de nom de ces villages. Missira s’appelait anciennement Könkoubiya et Darsalam, Gabité. Pour ce dernier, la décision a été prise pendant notre étude. Le Conseil de mosquée estimait que Gabité (« nid de pigeon » en soussou) n’était pas un nom propice au développement du village et l’a remplacé par Darsalam qui est une référence directe à l’islam.

Théoriquement, le Conseil de mosquée à l’échelle du district est constitué des plus grands érudits coraniques du district nommés par la population. Il regroupe généralement les premiers imams du secteur central et des membres des Conseils de mosquée des autres secteurs, mais pas forcément les premiers imams, qui sont nommés par les membres du Conseil de mosquée du district issu du secteur central. Leur choix dépend des affinités et des alliances qui pouvent exister. Si le Conseil de mosquée du district a toutes les attributions de celui du secteur, il a en plus une fonction importante : il désigne les mosquées du vendredi du district. En effet, les membres de ce Conseil décident si une mosquée réunit les conditions pour accueillir le ralliement des fidèles à la prière du vendredi. Ces conditions dépendent de la taille de la mosquée, de l’état du bâtiment et des qualités du premier imam qui y prêche. Cette désignation est très respectée et le village, siège d’une telle mosquée, tire un grand prestige de l’afflux des autres villageois tous les vendredis. Les habitants de secteurs hautement enclavés, comme Kankouf, Kanof et Tesken, ne peuvent toutefois se déplacer tous les vendredis. Ces mosquées du vendredi sont avantagées auprès de la ligue islamique.

En effet, au niveau de la Sous-préfecture, c’est la ligue islamique qui gère les affaires religieuses. Ses membres sont recrutés dans tous les districts par la ligue islamique

préfectorale dont elle dépend. Le président est élu par ses pairs. Le rôle de la ligue islamique consiste à référencer toutes les mosquées du vendredi et à distribuer le matériel envoyé par la ligue islamique préfectorale (essentiellement du pétrole et des bougies). Ce matériel vient principalement de dons faits par des notables des villes afin que « le village prie pour eux ».

Mais c’est véritablement à l’échelle du secteur que les représentants de l’islam sont les plus actifs. Pour mieux cerner leur position, il convient de rappeler que l’islamisation de la zone d’étude est récente (Nicolas, 1984) et donne lieu, par conséquent, à un syncrétisme important entre les croyances anciennes et l’islam. L’introduction de l’islam, sur le Nord des côtes guinéennes, dans le Rio Nuñez, aurait été amorcée au milieu du XIXème siècle avec

l’extension de la « lutte contre les païens » menée par Alfa Mamadou (Rivière C., 1971). Comme nous le verrons par la suite, de nombreux prêcheurs coraniques n’ont pas totalement délaissé le recours à la surnature et beaucoup de pratiques héritées des ancêtres perdurent, même si le discours formel prône la lutte contre les croyances aux génies. Il faut noter, cependant, que le recours aux forces surnaturelles ne revêt pas partout la même importance. Il faut donc distinguer deux niveaux de rapprochement des deux croyances : celui de l’individu et celui du village dans sa globalité.

Les exemples d’individus qui se déclarent représentants de l’islam au sein d’une communauté villageoise et continuent de solliciter le soutien des génies, sont légions. Ainsi, de nombreux imams sont également « marabouts » et peuvent donc user de la magie tout en prêchant l’islam. Leurs pratiques, contraires aux préceptes de l’islam, ne dérangent pas la communauté villageoise. Bien au contraire, ces individus à la croisée de l’islam et de la surnature « ratissent » plus large et sont très fortement sollicités. Les patients peuvent ainsi avoir recours à la surnature sans donner l’impression de sortir des préceptes religieux.

Pour les villages, certains d’entre eux ont mis officiellement de côté les génies du village. Si la communauté villageoise en tant qu’entité n’est plus en lien avec la surnature, cela n’empêche cependant pas les individus d’y avoir recours. Ces villages sont une minorité mais ils sont suffisamment nombreux pour qu’on s’y intéresse. En leur sein, le malheur ou les difficultés peuvent souvent être mis sur le compte de cet abandon des pratiques anciennes. Cette croyance peut ainsi cliver le village entre septiques et fervents religieux islamiques, souvent membres ou affiliés du Conseil de mosquée. Les premiers prônent un retour aux célébrations des génies et les seconds, une pratique stricto sensu du Coran. Nous avons ainsi pu assister, à Tombadondo, à un retour à la médiation entre le village et les génies du village,

pratique qui n’avait plus cours depuis quarante ans. La cérémonie a été décidée par les anciens qui ont sollicité l’accord de tous les aînés des lignages du village. Les membres du Conseil de mosquée, très critiques quant à ce retour aux anciennes pratiques, n’étaient pas présents lors de la cérémonie. Ces remises en question des pratiques islamiques matérialisées par la volonté de retourner aux cérémonies des génies, dans les villages où elles ont été abandonnées, ne sont pas rares. Quoi qu’il en soit, malgré une islamisation importante, le syncrétisme des deux croyances leur permet le plus souvent de cohabiter sans heurt.

Le catholicisme, observé uniquement dans un village, celui de Bigori, s’est également mêlé avec les croyances anciennes, voire avec l’islam. Il est fréquent de constater dans les biographies de villageois, le passage d’une religion à l’autre. Les femmes sont les plus concernées par ce phénomène car elles peuvent se marier avec des individus d’une autre confession et adopter alors la religion de leur conjoint. De plus, les chrétiens peuvent multiplier les épouses et se justifier par le respect d’une limite à quatre. Lors de leurs visites régulières au village, les représentants de l’église s’insurgent le plus souvent contre ce genre de pratique en menaçant le salut des individus concernés et la célébration de leurs funérailles dans une église.

Pour revenir à l’islam, l’imam représente généralement la sagesse et la vertu et ses représentants jouissent d’un grand respect. Ils sont donc souvent consultés pour toutes les décisions du village, autres que le foncier. Ils peuvent être investis de responsabilités dans la gestion de fonds, voire dans les activités, et être chargés de garder les revenus en vue de les redistribuer équitablement.

Le Conseil de mosquée est indissociable du pouvoir coutumier. Ses membres sont souvent proches des sphères décisionnaires traditionnelles, même si le titre de « premier imam » peut parfois être simplement honorifique, et être détenu par des lignages de second ordre. Le syncrétisme entre l’islam et la surnature a conduit les autorités coutumières, dont le pouvoir a toujours été fortement lié à la médiation avec les génies, à s’impliquer dans le Conseil de mosquée, sans forcément en prendre la tête, pour ne pas voir leur emprise remise en question par la communauté villageoise.

La décentralisation en Guinée a commencé en s’appuyant sur les districts. Avec la création des CRD, elle est remontée à une échelle calquée sur les Sous-préfectures, ce qui a

signifié, concrètement, la fin de l’attribution d’un budget propre aux districts (Condé, 2003). Cette évolution a marqué une première étape dans l’éloignement de la participation réelle des populations à leur propre développement. Les nouvelles modalités électorales semblent avoir posé un deuxième jalon qui accentue la diminution de l’implication et de la représentativité de la population dans les processus de décentralisation en Guinée. En effet, le nombre de district constituant le bureau de CRD est inévitablement non exhaustif. De plus, le peu de moyens et l’importance des rôles qui incombent à ce bureau ne lui permettent pas d’être à la hauteur des prétentions du corpus de lois.

Le pouvoir déconcentré, quant à lui, voit sa représentation s’amoindrir avec la taille des unités administratives. Les carences budgétaires de l’Etat dans ce domaine semblent en être une des raisons premières. Afin d’assurer une représentation à des échelles plus locales,

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