• Aucun résultat trouvé

PARTIE I [Problématique et construction théorique]

CHAPITRE 4 [Modèle théorique et définitions conceptuelles]

4.4 L’inscription des domaines de socialité dans l’espace domestique

4.4.1 Territoire et proxémie dans l’espace domestique

Comment les relations sociales, les rapports au soi de l’habitant et à autrui, sont-elles inscrites dans l’espace domestique ? La question de l’organisation sociale et du partage de l’espace de la maison est maintenant abordée à partir de la notion de territoire qui, selon son sens le plus général, implique la répartition de l’espace entre différents occupants d’une même espèce. Cette notion appartient au corpus conceptuel de plusieurs disciplines des sciences humaines portant sur l’étude de la relation entre les êtres vivants et leur espace ; ses origines, dans ce contexte, se trouvent dans les analyses de la vie urbaine du début des années 1920 (Altman, 1975)137. Dans les domaines de connaissance de la géographie, de l’anthropologie et de la psychosociologie la géographie, le territoire est une notion d’usage courant dont les acceptions alimentent la présente recherche.

Définition du concept de territoire

Le terme « territoire », utilisé dans le vocabulaire de la géographie, développe un sens qui pense le propre de l’espace en rapport au monde social. Dans ses travaux, Claude Raffestin (1980) montre que « l’espace devient territoire d’un acteur dès qu’il est pris dans un rapport social de communication »138. Dans le

Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés (2003), Michel Lussault explique que le territoire correspond à l’espace socialisé, qu’il recouvre spécifiquement les définitions « d’espace contrôlé-borné » qui

137 Altman cite les travaux de Park, Burgess & McKenzie (1925), Thrasher (1927), Whyte (1943), Yablonsky (1962) et

Zorbaugh (1929) comme référence des premières analyses l’ayant utilisé.

dispose d’attribut d’identification – même d’identité – avec son exhaustivité interne et ses frontières externes, ainsi de celle d’un « espace de contrôle exclusif » en référence à la métaphore de l’animalité.

En psychologie de l’environnement social, le « territoire humain » est défini comme un champ topologique, « le découpage d’un espace physique en zones subjectives délimitées par la qualité des relations établies avec lui » (Fischer, [1992] 1997). Dans l’espace architecturé, explique Fischer, le territoire désigne l’usage propre à chaque lieu, « selon les significations psychologiques et culturelles que leur confèrent des cadres sociaux ». Ainsi, le caractère fondamental du territoire provient de ce qu’il est un espace propre au monde du social. Un territoire correspondant généralement à un espace physique délimité (Fischer, [1992] 1997), la première manifestation territoriale identifiée dans le contexte de l’espace domestique, est celle qui scinde l’espace extérieur de celui des aires de l’habitation et concrétise les domaines du privé et du public dont traite Arendt. Mais dans l’espace domestique – comprenant des aires à l’air libre, les espaces circonscrits à aire ouverte ou non dans le bâti –, d’autres distinctions territoriales s’imposent.

Territoires et distances proxémiques dans l’espace architecturé

La notion de proxémie, proposée par l’anthropologue américain Edward T. Hall à partir d’observations effectuées sur le comportement territorial animal et humain, désigne « l’ensemble des observations et théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique » (Hall, [1966] 1971). Selon lui, le propre de l’humain est l’expérience de sa culture qui le conditionne dans ses rapports au monde : « Nous nous attachons en fait à ce type d’expérience profonde, générale, non-verbalisée que tous les membres d’une même culture partagent et se communiquent à leur insu, et qui constitue la toile de fond par rapport à quoi tous les autres évènements sont situés. » (Hall, 1971, p. 8) En se reportant à l’impact de la perception sensorielle dans les rapports humains, Hall développe une théorie sur l’envergure des territoires respectée dans différents types de relations sociales. À l’image du monde animal, l’anthropologue conçoit le territoire humain comme une extension de l’organisme ; l’être humain, affirme-t-il, « s’est créé des prolongements territoriaux matériels et un ensemble de signes territoriaux visibles et invisibles » (Hall, 1971, p. 131).

Hall élabore une classification d’espaces en considérant que la territorialité, basée sur les distances proxémiques, est relativement fixe dans un système culturel donné. L’espace domestique, comme les autres environnements construits, appartiennent à la catégorie des « espaces à organisation fixe » dans lesquels les espaces intérieurs et leur organisation fournissent un cadre spatial unifié, cohérent ou prévisible aux usages qui s’y déroulent. Selon Hall, les schémas qui caractérisent les espaces à structure fixe s’acquièrent dès le début de la vie ; l’individu les internalise et les transporte ensuite avec lui. L’espace domestique exprime, selon cette idée, une manifestation concrète de la dimension culturelle du territoire. Autrement dit, le schème de l’organisation fixe de l’espace domestique – qui correspond à un partage territorial fondé sur des règles proxémiques constantes – est assimilé et internalisé comme patron de lecture de l’espace par la personne, puis son externalisation dans l’espace architecturé est identifiée. C’est en ce sens qu’il faut comprendre que l’espace

domestique à caractère fixe constitue une manifestation concrète de la dimension culturelle du territoire et qu’il est le véhicule d’un message implicite, accessible à qui maîtrise les codes de cette culture.

La structure de l’espace architecturé est ainsi un outil de communication par lequel la culture, à travers ses valeurs et ses coutumes, est rendue manifeste. Pierre Pellegrino, théoricien de l’architecture, explique :

« la diversité culturelle des attitudes et des comportements, face aux contraintes spatiales, aux frontières, aux distances et aux bornages à respecter dans des conditions d’accès, peut être comprise comme dépendant de patrons de lecture et d’une compétence qui rend recevable ou non certaines formes d’espace. Ces patrons de lecture [correspondant aux schèmes d’espaces dont traite Hall], en effet, comportent eux-mêmes des formes d’espace, qui ne sont pas seulement des formes énoncées, mais aussi des formes d’énonciation. Ainsi l’espace exprime la culture, lui donne un cadre, la conforme ou se conforme à elle ; la compétence culturelle s’enroule et se déroule ainsi dans la performance spatiale. » (Pellegrino, 1994a)

La notion de territoire appliquée à l’espace domestique demande à être précisée en regard des modes de distribution, de distinction et de séparation de l’espace architecturé. Dans ce contexte, le territoire qui se fonde sur les distances proxémiques peut être représenté par une succession d’espaces environnant la personne, qui se contiennent les uns les autres. Dans leurs écrits sur la psychosociologie de l’espace, Abraham Moles et Élizabeth Rohmer (notamment 1976; 1998) expliquent que ces territoires sont inscrits dans l’espace de l’être humain par la manipulation des « partitions de l’espace » ; celles-ci différencient à l’aide de clôtures, murs et cloisons, un dedans d’un dehors et créent la fermeture inhérente à l’appropriation. Ces espaces se déploient en couches successives qui constituent le « volume propre » de l’homme, son rayon d’existence et son territoire d’une appropriation plus ou moins marquée, comme l’illustre le schéma qui suit.

Selon Moles et Rohmer, les quatre premières coquilles sont celles de la sphère d’appropriation personnelle, de ce qui est le plus privé pour l’habitant et son territoire d’appropriation par excellence ; elles sont le rayon d’action de la personne et expriment son identité et ses valeurs. Il s’agit (1) du corps propre, (2) du geste se situant immédiatement au-delà de la peau, (3) de la sphère visuelle comprenant la coquille de la pièce et (4) de l’appartement compris comme l’espace domestique et privé. Cette dernière sphère mérite au plus haut point son nom d’appartement, expliquent ces auteurs : il doit être inviolable car c’est dans celui-ci que l’être exerce au plus haut point son empire de maître et possesseur. L’espace dont dispose l’habitant s’élabore donc sous la forme d’une hiérarchie spatiale, organisée à partir d’un lieu qui constitue le « Ici » – notion anthropologique qui situe le lieu de l’enracinement, de l’ancrage –, qui l’intègre dans les pratiques sociales en le mettant en relation avec autrui et qui établit une différenciation de l’ « Ailleurs ».

Différenciation territoriale et accessibilité aux domaines de socialité distincte

Le degré d’accessibilité aux différents territoires de la maison dépend d’une part du statut de chaque personne et d’autre part du schème culturel appliqué à l’organisation de l’espace domestique. La différenciation territoriale, notion introduite par l’architecte et théoricien Herman Hertzberger ([1991] 2010) pour éviter un cantonnement à la dualité réductrice privé-public, présente l’avantage de préciser le caractère de socialité de chaque territoire – les pièces et aires de vie définies dans l’espace – en identifiant le degré d’accessibilité publique. Selon Hertzberger ([1991] 2010, p. 45), « le seuil est la clé de la transition et de la connexion entre des zones soumises à des prétentions territoriales différentes, et, en tant que lieu à part entière, il constitue la condition spatiale de la rencontre et du dialogue entre des espaces de nature différente ». Appliquée au plan d’architecture, cette approche permet d’élaborer une sorte de carte de la différenciation territoriale qui peut être amenée plus loin en vue de passer de la caractérisation des espaces en eux-mêmes à une interprétation de leur singularité comme territoire proxémique, de leurs articulations et de leurs interrelations. Cette lecture du caractère de socialité des territoires de l’espace domestique peut notamment s’opérer en effectuant la comparaison des zones limitrophes et en évaluant le positionnement des différentes zones dans le plan d’ensemble. Appréhendé de cette manière, l’espace domestique est compris comme un système spatial organisé selon le caractère de socialité de chacune des régions particulières qui le compose ; le passage entre des zones à la différenciation territoriale marquée, le positionnement d’espaces intermédiaires sont des éléments à l’aide desquels une logique des territoires proxémiques est à rechercher.

Cette organisation de l’espace domestique par territoire comporte une importante similitude avec les catégories sociales de l’intime (Berrebi-Hoffmann, 2009) préalablement définies. Dans la généalogie des idées sur la spatialisation du territoire des êtres vivants, la notion d’Umwelt ou de « milieu » telle qu’expliquée par Jakob von Uexküll ([1956] 2010) avant Goffman, signifie une acception presqu’identique. Selon von Uexküll, le milieu est une partie de l’environnement, celle qui s’étend autour de l’être vivant et que celui-ci décode selon des signes perceptifs spécifiques propres à chaque espèce. L’Umwelt consiste en cet espace de vie sur lequel la

personne exerce ses libertés ; il est l’espace intime qui se déploie autour de chacun et qui manifeste les signes de cet « espace vital ». À ce titre, il signifie, dans les rapports sociaux, le territoire propre à chacun et la distance à respecter lors de la rencontre d’autrui. La notion d’Umwelt intègre ainsi à la fois l’idée de l’intime spatialisé dans la maison et celle du territoire propre à chacun dont l’espace architecturé se fait le médium de communication.

En somme, l’Umwelt et les territoires qu’il sous-tend qualifient l’espace domestique en sous-espaces, d’importance quantitative et qualitative variées, pouvant être illustrées par des « zones ». Celles-ci sont un découpage spatial pratiquant une répartition et une qualification territoriale dont les schèmes, reposant sur une logique proxémique constante, sont partagés par les membres d’une même culture. Les territoires sont entendus au sens des territoires de la personne (Moles et Rohmer, 1972) comme organisant les aires personnelles des habitants entre eux, mais aussi comme organisation entre les espaces intérieurs de l’habitation puis vis-à-vis du monde extérieur, en vue d’un certain mode d’occupation correspondant aux pratiques sociales conventionnées. Dans l’espace domestique, les territoires se manifestent sous forme de zones relatives à des domaines de socialité graduée, allant d’une relation du soi à soi-même à une relation tournée vers Autrui. La lecture de l’espace domestique selon la différenciation des territoires proxémiques présente enfin l’avantage d’en comprendre l’organisation selon une gradation régulant les rapports entre les zones caractérisées par une socialité différenciée. Sur le plan macrosociologique, l’organisation et les partitions régissent les rapports de socialité que l’habitant a avec lui-même et avec autrui.