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PARTIE I [Problématique et construction théorique]

CHAPITRE 4 [Modèle théorique et définitions conceptuelles]

4.4 L’inscription des domaines de socialité dans l’espace domestique

4.4.2 Aménagement scénique et régulation des pratiques sociales

Le dispositif de seuil qui favorise l’intime encadre les interactions sociales qui prennent place dans l’espace domestique ; il concrétise les rituels acceptés par convention, les communique aux participants de ces interactions et les retransmets durablement en les inscrivant dans l’espace architecturé. De quelles interactions sociales est-il ici question et comment le système spatial participe-t-il à leur régulation ? L’archétype du seuil, parce qu’il est une aire de transition qui se trouve à la limite entre des domaines139 caractérisés par une socialité distincte, joue un rôle actif de communication de la différenciation des territoires. Cette sous-section s’attache à présenter les notions qui permettent d’expliquer la manière par laquelle s’articulent les territoires dans l’espace domestique. Elle porte ensuite sur l’explication des notions théoriques traitant des modes de régulation des pratiques sociales rituelles qui prennent place dans l’espace domestique, en informant de la permission ou de la restriction du franchissement d’un domaine à un autre, selon le statut de l’occupant.

Dispositif scénique de l’espace domestique

La notion d’« aménagement scénique » est utile à l’explication des principes régissant l’organisation de l’espace domestique, selon une stratification logique. Le propre d’un spectacle, d’une installation scénique, est

139 Le terme « domaine » renvoie à une région susceptible d’appropriation ; définition inspirée de http://www.cnrtl.fr/definition/domaine .

d’avoir été préparé avant d’être présenté (Belaval, 1965). Le système de l’espace domestique assume la mise en place de pratiques sociales prédéfinies ; il apprête dans le langage spatio-architectural les éventuels franchissements du passage entre des régions différenciées dans leur antériorité et postériorité. L’intérêt de l’ « aménagement scénique » provient de sa participation active à la mise en place d’un cadre qui manifeste concrètement, dans l’espace architecturé, la mise en place des règles proxémiques assurant l’équilibre recherché entre les différents domaines de socialité de l’espace domestique.

Dans La mise en scène de la vie quotidienne (Tome 1) (1973a), Erwin Goffman identifie, à partir de la perspective de la représentation théâtrale, des principes dramaturgiques qui régissent les interactions sociales. L’espace domestique, en tant que contexte de telles interactions, affirme-t-il, appartient à cette forme de communication théâtrale et non-verbale, indirecte ou implicite et probablement non-intentionnelle. Selon cette idée, le découpage de l’espace domestique est réparti entre deux domaines essentiels : les régions antérieures et les régions postérieures.

Dans le dispositif scénique où prend place la représentation théâtrale, les « régions antérieures » sont celles qui sont mises en relief et offertes aux regards des spectateurs. Cette partie de la représentation propose une « façade » dont la fonction normale est « d’établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs » (Goffman, 1973a, p. 29). Cette façade comporte un appareillage symbolique constituant la toile de fond des actes humains qui se déroulent à cet endroit : le mobilier, la décoration, la disposition des objets et d’autres éléments de second plan. Selon Goffman, les aspects scéniques de la façade correspondent à la salle de séjour et aux aires d’accueil de l’espace domestique qui sont les plus aisément accessibles aux visiteurs.

Les « régions postérieures » sont les régions cachées de la représentation théâtrale, les « coulisses ». Dans l’espace domestique, ces régions sont notamment celles de la salle de bain et de la chambre à coucher, puis parfois la cuisine ; ce sont celles d’où les interactions les plus publiques – sauf dans les milieux défavorisés – peuvent être exclues.

La définition de ces régions, si elles trouvent une certaine correspondance avec les domaines originels du privé et du public qui fondent l’espace domestique, ajoute l’avantage de préciser le rapport de relativité des positions spatiales ; le caractère de socialité est ainsi indissociable de la topologie de l’espace domestique. Cette distinction entre le devant et le derrière de l’habitation, entre ses régions antérieures et postérieures, est constante dans toutes les classes de la société occidentale; constat qu’exemplifie le fait que l’avant du bâtiment fait généralement l’objet d’un plus grand souci de décoration, de réparation et d’entretien que l’arrière (Goffman, 1973a). À la manière de la représentation théâtrale, cette scénographie des régions par couches successives intègre des techniques dramaturgiques dont la mise en œuvre, selon Goffman, est justifiée par une volonté du contrôle de ce qui est perçu par les visiteurs, ou encore par les spectateurs.

La région antérieure est ainsi définie comme le lieu où l’on donne la représentation, alors que la région postérieure est celle où l’on prépare la représentation d’une routine.

« Les corps que l’on nettoie, que l’on habille et que l’on maquille dans des pièces de la maison, sont présentés aux amis dans d’autres pièces. Dans la cuisine on fait évidemment pour la nourriture ce que l’on fait pour le corps humain dans la salle de bains et la chambre à coucher. » (Goffman, 1973a, p. 119)

Goffman explique que ces régions sont celles où la représentation publique se prépare et qu’elles doivent demeurer cachées. Dans la représentation théâtrale,

« l’accès à ces régions est contrôlé en vue d’empêcher le public de regarder dans les coulisses et d’empêcher les personnes extérieures à l’interaction de s’introduire dans une représentation qui ne les concerne pas. (…) Les acteurs et le public s’accordent tacitement pour agir comme s’il existait entre eux un certain degré d’opposition et un certain degré d’accord. » (Goffman, 1973a, p. 225)

De fait, ce que cet aménagement scénique organisé par strate inscrit dans l’espace, ce sont les interactions d’une socialité « rituelle », en ce qu’elles consistent en actes formels et conventionnalisés, par lesquels un individu manifeste « son respect et sa considération envers un objet de valeur absolue, à cet objet ou à son représentant » (Goffman, 1973b, p. 73). Dans la société contemporaine, les rituels sont essentiellement interpersonnels140, accomplis « pour et envers un autre [individu] et qui attestent de la civilité ».

4.4.3 De l’Umwelt aux pratiques de la civilité

Le rapport de correspondance identitaire qui caractérise l’interrelation entre la personne et sa maison (Marcus, [1995] 1997; Serfaty-Garzon, 2003a) a déjà été expliqué par la projection et la réification de soi dans l’espace du chez-soi (Bachelard, [1957] 2004). L’organisation de l’espace domestique exprime, dans la topologie des régions qui la composent, cette transposition de l’habitant dans son espace d’habitation. Selon E. T. Hall, le recours au terme « façade » exprime la reconnaissance de strates protectrices permettant de dissimuler le « moi » au monde extérieur, et le rôle porté par les éléments architecturaux qui « fournissent des écrans derrière lesquels on se retire périodiquement » : « Maintenir une façade peut exiger une grande dépense nerveuse, affirme-t-il. L’architecture est en mesure de décharger les humains de ce fardeau. Elle peut également leur fournir le refuge où « se laisser aller » et être simplement soi-même. » (1971, p. 133)

De la même manière qu’une certaine part de chacun peut demeurer cachée en soi, l’espace domestique ménage des lieux où tous n’ont pas accès. Comme il a été expliqué précédemment, Goffman reprend la notion d’Umwelt (espace vital ou distance critique) proposée précédemment par von Uexküll pour expliquer la perception d’un espace propre à chaque personne, par lequel est instaurée et maintenue une distance sociale entre les gens. L’espace de l’habitation apparaît alors à la fois comme transposition de l’être humain, avec ce qu’il désire projeter et ce qu’il choisit de conserver en lui-même, et comme extension de son être : « La personnalité

140 Auparavant, les rituels étaient en grande partie adressés aux représentants d’entités surnaturelles (Goffman,

humaine est chose sacrée, affirme Durkheim (1924, p. 51) ; on n’ose la violer, on se tient à distance de l’enceinte de la personne (...) ». Cette idée s’apparente à celle de « sphère idéale » que propose Simmel, par laquelle la personne et son espace environnant constituent une seule entité.

« Quoiqu’elle varie en volume dans les différentes directions et selon la personne avec qui on est en relation, on ne peut pénétrer cette sphère, sous peine de détruire du même coup la personnalité de l’individu. L’“honneur” d’une personne forme autour d’elle une sphère de ce genre. Une façon de parler très saisissante désigne une insulte à l’honneur de quelqu’un par l’expression “lui marcher sur les pieds” : le rayon de cette sphère indique la limite qu’une autre personne ne peut dépasser sans qu’il y ait atteinte à l’honneur. » (Wolff, 1950, p. 321)

L’espace domestique informe des interactions conventionnées de la distance sociale à l’habitant : alors que certains domaines – les régions antérieures – sont voués à la représentation de soi et à l’accueil des visiteurs, d’autres domaines – les régions postérieures – sont les lieux privilégiés du retrait en soi, avec ses proches. Ces régions distinctes correspondent, dans une réduction duale, aux deux pôles de la socialité qui marque le phénomène de l’habitation : d’un côté, le retrait en soi est le lieu de l’intime profond et de l’autre, il y a le mouvement vers autrui et sa rencontre dans un espace de socialité qu’exprime la notion de « civilité ».

Dans la sociogenèse et la psychogenèse qu’il effectue des comportements civilisés et des « bonnes manières », Norbert Elias (1973) s’emploie à étudier le fait, déjà accepté, que « les hommes appartenant à des unités sociales différentes adoptent aussi des attitudes spécifiquement différentes ». Il situe l’origine de la normalisation des distances sociales – ou proxémiques – dans les usages en vigueur dans la société de cour141. Cette normalisation se manifeste chez l’aristocratie dans la « politesse » ou la « civilité » (p.103) puis son acception ultérieure se diffuse auprès des diverses classes d’une société « civilisée » grâce à la diffusion d’ouvrages tels que le traité De civitate morum puerilium d’Érasme, publié pour la première fois en 1530. Originellement, le terme « civilité »142 revoie à la question du « savoir-vivre » : du comportement, surtout extérieur, qui doit être adopté en différentes circonstances de la vie sociale et qui s’observe dans l’attitude du corps, les gestes, les vêtements, l’expression du visage (Elias, 1973, p. 117). Selon Elias, le partage d’une acception de la civilité fournit une base sociale commune pour les différentes nations de ce que nous identifions maintenant comme la société occidentale.

« La notion de “civilité”, explique-t-il dans une perspective historique, est l’expression et le symbole d’une réalité sociale qui englobe des nationalités diverses, qui s’exprime – comme l’Église – dans une langue commune, d’abord l’italien et plus tard de préférence le français. (…) C’est par elles que se manifeste sur une base sociale nouvelle l’unité européenne et en même temps une nouvelle réalisation sociale qui en constitue pour ainsi dire l’épine dorsale, la “société de cour”. C’est sa position, sa conscience de soi, ses traits caractéristiques qui ont trouvé leur concrétisation dans le terme de civilité. » (Elias, 1973, p. 114)

141 Selon l’article Zedlersche Universallexikon de 1736, intitulé « Hof, Höflichkeit, Hofmann » (cour, courtoisie, homme

de cour), le terme « courtoisie » serait issue de la locution « vie à la cour » ; cité par Elias (1973, p. 23).

142 Le sens du terme « civilité » que l’on connaît aujourd’hui date de 1525-1550, lorsqu’il est défini pour la première

Selon Elias, les normes sociales qu’exprime la civilité sont définies à chaque époque – au Moyen Âge comme à toutes les époques ultérieures – par les individus appartenant aux « classes sociales avancées » et qui, par elles, « expriment la conscience de leur propre valeur et de leur sensibilité spécifique » (Elias, 1973, p. 134). Elias affirme donc que le terme de courtoisie, et ceux qui le remplaceront ultérieurement, renvoie directement à une origine sociale. Cette notion de civilité, complémentaire à celle de l’intime, participe activement à l’organisation du système spatial et du dispositif de l’intime qui y prend place. Sa pertinence dans le présent contexte porte sur les déplacements et le degré de franchissement dans l’intériorité de l’espace d’habitation, autorisé par convention dans un contexte sociohistorique donné.

4.5 Synthèse de la Partie 1 et proposition d’un modèle théorique du dispositif de l’intime