• Aucun résultat trouvé

1. Synchronie

Gygès est dans une hétérotopie qui lui permet de regarder avec les yeux de Candaule. Cet espace parallèle est tel parce qu’il se base sur la même temporalité : il y a un seul monde pour les deux espaces. Les temps de ces deux espaces sont synchrones. C’est le principe du temps réel. Une conversation sur un chat est plus réelle qu’une lettre parce qu’elle se fait dans l’instant : les deux espaces des deux communicants ont le même temps.

On peut s’interroger sur ce temps synchrone afin de savoir s’il est dicté par l’espace de la cachette ou bien par celui de Candaule et sa femme, l’espace de l’action. La réponse semble évidente : c’est l’action qui fait le temps. L’hétérotopie est un espace dont le temps est hétéronome, dépend de celui d’un autre espace.

On est ici face à une différence fondamentale entre l’hété- rotopie produite par les technologies et celle produite par la fiction littéraire ou cinématographique. Dans le cas d’un film ou d’un roman, on peut parler véritablement de deux mondes et de deux temps. Au cinéma, il y a le temps de la salle et le temps du film, le monde de la salle et le monde du film. Deux actions parallèles, deux espaces parallèles et deux mondes parallèles. Le temps de la salle n’est pas synchrone par rapport à celui du film. Le monde de la salle est séparé de celui du film. La même structure caractérise la lecture d’un roman. C’est ce qui permet la projection : deux mondes parallèles, deux espaces parallèles et un corps qui se projette dans l’espace qui n’est pas le sien mais est parallèle au sien, l’espace hétérotopique.

Dans l’expérience d’Internet, l’hétérotopie n’est pas l’es- pace d’Internet mais celui de l’usager devant l’ordinateur : la cachette de Gygès. Gygès n’a pas un temps propre puisque

son temps se structure à partir de la véritable action – qui n’a rien de fictif – se déroulant devant ses yeux. Ce sont les actions que nous accomplissons sur Internet qui déterminent notre temps devant l’ordinateur. Notre temps est celui d’Internet.

Un seul temps pour deux espaces, donc, et – en ce sens – un temps synchrone, mais un temps où la diachronie continue à fragmenter le monde. Parce qu’il n’y a qu’un seul temps, justement , les instants sont coupés les uns des autres, ce qui passe n’est pas récupérable, il y a une rupture diachronique permanente entre l’avant et l’après. L’hétérotopie produite par les nouvelles technologies ne résout pas le problème de la fragmentation de l’identité, elle le reproduit à l’identique.

2. Un temps virtuel ?

Le temps des nouvelles technologies – en particulier le temps d’Internet – est le temps de la synchronie et donc un temps réel. Je souligne : il ne s’agit pas d’un temps rapide. Ce n’est pas la vitesse qui caractérise le temps réel, c’est l’unité : l’unité de temps pour deux espaces différents.

Mais cette structure pose donc un problème : on a dit qu’Internet produit une hétérotopie, c’est-à-dire un espace parallèle. On a dit aussi que cet espace n’est pas fictif, qu’il s’agit bien d’un espace réel. On a dit qu’il existe un seul et même temps pour les deux espaces. Par conséquent, qu’en est-il de la fonction-corps ? Nous avons vu que, comme toutes les fonctions, le corps met en relation un ou plusieurs éléments de son domaine (le monde, caractérisé par le changement dans le temps) avec un et un seul élément de son co-domaine, la situation, l’espace. Il n’est pas possible qu’un corps occupe en même temps deux situations, il n’est pas possible qu’il ait en même temps deux points de vue sur le même monde. À un instant déterminé, le corps acquiert une attitude qui est son point de vue sur cet instant.

Dans le cas des hétérotopies filmiques ou littéraires, le problème ne se pose pas : il y a deux temps différents pour une seule situation. Un seul corps peut donner à deux temps différents une seule situation, celle où effectivement il se trouve, et c’est ce qui se produit lors de la projection. Le corps associe la même situation au monde de la salle et au monde du film. Un corps ne se trouve que dans un et un seul lieu. Voilà pourquoi il peut associer un seul élément du co-domaine à un ou plusieurs éléments du domaine. Dans le cas de la projection, il associe sa propre situation au monde de la salle et au monde du film.

Que se passe-t-il lorsque le corps se trouve dans l’hétérotopie du « devant l’ordinateur » ? Il a devant lui un seul et unique domaine, un temps synchrone, mais il est face à deux espaces : celui d’Internet et celui de l’hétérotopie. Est-ce donc qu’il a deux situations ? Deux points de vue ?

C’est pour cette raison que nous avons tendance à penser Internet comme un monde parallèle, ce qu’il n’est pas : c’est un espace réel qui partage le même temps avec l’espace hété- rotopique qu’il produit. Un seul monde, donc, qui se déploie dans le mouvement d’un seul temps, mais qui doit être mis en relation avec deux espaces.

Une autre solution pourrait être de penser l’espace d’Internet comme celui de la fiction littéraire : un espace où le corps ne se trouve pas réellement, mais où il se projette. Mais cette inter- prétation aussi ne convient pas : on ne peut pas nier que les actions et la présence du corps dans l’espace d’Internet sont bien réelles. Ce que l’usager fait dans l’espace d’Internet est concret : il agit vraiment. Quand je parle avec quelqu’un, achète quelque chose, commente un article, je ne m’imagine pas projeté dans Internet. J’y suis et j’y agis. Ce n’est pas la même chose lorsque je lis un livre : dans ce dernier cas, je n’agis pas dans l’espace du livre, je m’y identifie simplement.