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Le corps dans le web

1. L’hétérosomie

Un seul monde avec deux espaces : le paradoxe ne peut être résolu qu’avec l’hypothèse d’un dédoublement du corps, ce que l’on pourrait appeler « hétérosomie ». L’hétérotopie produite par les nouvelles technologies implique une hétérosomie. On aura d’une part un corps qui relie le monde à sa situation devant l’ordinateur, de l’autre un corps qui relie le même monde à une situation différente, celle de l’espace virtuel.

C’est en effet ce qui se produit pour Gygès et Candaule : un même monde et un seul temps – celui de l’action de Candaule qui va dormir avec sa femme – sont mis en relation avec deux situations différentes, deux positions différentes, deux places différentes : la cachette de Gygès et la place occupée par Candaule. La cachette de Gygès est une hétérotopie et le corps de Gygès est une hétérosomie : il est le deuxième corps de Candaule.

Cette structure de dédoublement du corps pourrait sembler évidente avec des exemples tirés du domaine de la réalité virtuelle. Mais ce ne sont pas, à mon avis, les cas les plus intéressants. L’idée de réalité virtuelle – et sa grande force de suggestion – est plutôt liée à la science-fiction qu’à un véritable emploi des technologies. Et cela non seulement parce que les développe- ments technologiques sont encore loin d’arriver à la production d’une réalité virtuelle au sens propre – à savoir complètement immersive et interactive – mais surtout parce que ce n’est pas dans le sens de la réalité virtuelle que s’orientent les dernières évolutions technologiques.

Prenons donc un exemple plus commun – peut-être moins passionnant : celui de la vidéoconférence. Si la possibilité tech- nique de la vidéoconférence remonte aux années cinquante, son véritable emploi s’est fait dans les années quatre-vingt-dix avec le développement d’Internet. Et ce n’est qu’à partir des années 2000,

grâce à la généralisation des connexions à haut débit, que ce dispositif a commencé à faire partie des pratiques quotidiennes de tout le monde.

Prenons Skype, un des logiciels les plus utilisés aujourd’hui pour la vidéoconférence. Dès l’ouverture du logiciel, nous sont demandés nos « pseudo Skype » et mot de passe. Ce premier constat est déjà intéressant : il est évident que, dans le cas d’un service de vidéoconférence, nous ne voulons pas nous cacher ou nous faire passer pour quelqu’un d’autre. Pourtant, ce qu’on nous demande n’est pas notre nom mais un pseudonyme. Si l’on considère le fait que Skype est né avant tout comme logiciel de téléphonie, cela peut sembler encore plus étonnant : nous viendrait-il jamais à l’esprit de mettre un pseudonyme dans un annuaire téléphonique ? Cela serait contradictoire, l’annuaire servant justement à ceux qui nous cherchent pour nous trouver grâce à notre nom.

Sur Skype, on ressent immédiatement le besoin de créer un nom différent, comme s’il était nécessaire de distinguer la personne devant l’ordinateur qui utilise le logiciel et celle dont la présence dans l’espace virtuel est signalée par le logiciel lorsqu’on est connecté. Cette création d’un corps pour l’espace virtuel va même plus loin : lors de la création d’un profil nous est demandé un avatar et non une photo. Simplement en ouvrant Skype, nous avons abordé pratiquement tous les aspects de l’identité virtuelle : un « profil », un « pseudonyme », un « avatar ».

Comment interpréter cette nécessité de créer une identité dédiée à Skype ? Il est évident qu’il n’y a aucune volonté de fiction dans cette pratique. Le moyen peut bien sûr être détourné et je peux créer un « faux » profil, mais on l’appellerait, juste- ment, « faux ». Alors que l’on n’affirmerait pas que, utilisant un nom et une photo qui ne sont pas les miennes, j’ai un faux profil. Ce besoin dérive du fait qu’il faut bien donner une appellation au véritable corps qui agira dans l’espace virtuel.

Le corps correspondant à mon nom usuel est, en effet, ailleurs, il devient un autre corps, il occupe une situation hétérotopique : mon corps est devenu une hétérosomie. Le corps de l’action sur Internet, le corps qui parle, bouge et interagit lors de la conversation virtuelle est un autre corps, celui qui répond au nom et au profil de l’identité Skype.

Pour démontrer cette thèse, poursuivons l’analyse. Après ouverture du logiciel, la liste de nos contacts et leur « état » apparaissent : s’ils sont là ou pas, s’ils sont disponibles ou non. La liste des états possibles est très significative et détermine les rapports qui s’instaurent entre les deux corps : l’état est en effet la situation du corps dans l’espace virtuel. La première possibilité est d’être « connecté ». Le corps est là, présent dans l’espace virtuel, il peut voir les autres et leurs états et peut être vu. Il partage l’espace des autres, il est un corps parmi d’autres. Exactement comme Candaule qui arrive dans la chambre et peut être vu par Gygès. Le corps devant l’ordinateur assiste depuis un autre espace, comme Gygès voit Candaule et sa femme, mais il ne peut voir cette femme qu’avec les yeux de Candaule, parce que Candaule est là. En effet, lorsqu’on est déconnecté, quand le corps n’est pas là – quand Candaule n’est pas là – nous ne pouvons pas voir les autres. Si Candaule est absent, Gygès ne peut rien voir, justement parce qu’il voit avec les yeux de Candaule.

Mais l’hétérosomie se manifeste dans les autres états : on peut aussi être « absent », « indisponible » ou « invisible ». Être absent est une situation très particulière : on proclame la dualité du corps : d’une part, celui qui occupe l’espace virtuel, de l’autre celui qui se trouve devant l’ordinateur. L’absent, ici, ce n’est pas le corps qui occupe l’espace virtuel, qui lui est là, et que les autres peuvent voir, mais c’est le corps devant l’ordinateur. C’est Gygès qui n’est pas là : l’action n’a donc pas d’intérêt parce qu’elle ne peut être vue. L’état « invisible »

indique au contraire l’absence de Candaule : le corps dans l’espace virtuel est absent – et, en effet, ne peut agir. Gygès regarde en attendant l’arrivée de Candaule.

On pourrait objecter que, dans cette structure, c’est le corps devant l’ordinateur qui agit en manœuvrant comme une marionnette le corps qui se trouve dans l’espace virtuel. En réalité, je pense que l’interprétation inverse est la plus juste. On peut s’en rendre compte en analysant ce qui se passe lors d’une conversation.

Je lance un appel en cliquant sur l’icône de la vidéo. Si mon correspondant répond, sa vidéo s’affiche et, à côté, la mienne. La structure est très évidente : le contact est instauré entre ces deux vidéos, c’est-à-dire entre moi – tel que je suis dans la vidéo et donc dans l’espace virtuel – et l’autre – tel qu’il est dans la vidéo. Ce sont ces deux personnages-là qui se parlent et se voient. Et ce sont eux qui agissent. Les gestes que je fais, l’espace autour de moi, la lumière : tout se fait à partir de la vidéo. Gygès se limite à observer Candaule qui agit ; l’usager regarde. Il regarde son correspondant – la femme de Candaule –, mais il regarde aussi le personnage qui lui donne les yeux – Candaule. Lui seul donne un sens et une structure à l’espace et à la relation qui se met en place.

2. La double identité

Deux corps donc. Ou mieux, deux fonctions-corps. Et l’on comprend mieux maintenant l’intérêt de définir le corps comme une fonction. Une fonction-corps met en relation le monde qui l’entoure avec sa situation : la place qu’elle occupe dans l’espace virtuel. Cette fonction-corps est celle qui rend compte et donne sens à ce qui se passe dans l’espace virtuel. C’est la fonction- corps qui tisse des relations avec d’autres fonctions-corps ou objets qui peuplent le monde. Devant l’ordinateur, elle met en relation le monde, ce qui l’entoure pendant l’instant réel où elle

se trouve, avec une autre situation : la place qu’elle occupe dans l’espace hétérotopique devant l’ordinateur.

Ces deux fonctions-corps ont bien évidemment un rapport très fort : elles ne peuvent exister l’une sans l’autre. Gygès voit avec les yeux de Candaule. Sans Candaule, Gygès n’a plus aucun sens. Mais aussi Gygès doit regarder Candaule pour que ce dernier puisse agir : sans ce regard, son action n’aurait aucun sens. On peut maintenant mieux comprendre la demande de Candaule à Gygès : il faut que quelqu’un le voie, sinon il ne peut pas exister en tant que roi.

Il y a donc deux fonctions-corps qui dépendent l’une de l’autre pour définir leur identité. Il n’y a pas d’usager devant l’ordinateur s’il n’y a pas d’acteur dans l’espace numérique. Et il ne peut pas y avoir d’actions, ni même d’acteurs dans l’espace numérique sans un usager. Ce double lien est si fort que l’on finit par considérer ces deux fonctions-corps comme une seule, ou encore par leur donner une seule et unique identité.

Pour mieux comprendre ce point, reprenons l’exemple de la conversation Skype. En tant que fonction-corps, l’usager – Gygès – met en relation le monde qu’il a devant lui avec sa situation : il est assis sur une chaise, est face à un ordi- nateur, a chaud, ou froid, est entouré par une certaine lumière. Au même moment, l’autre fonction-corps, celle de l’acteur de la conversation – Candaule – met en relation le même monde avec un espace différent : l’espace numérique où les distances, les lumières, les couleurs et les températures sont différentes. Le correspondant est à côté pour Candaule, il est très loin et s’affiche sur un écran pour Gygès ; la lumière que Gygès perçoit est celle de la pièce où il se trouve, Candaule voit la lumière telle que son correspondant la voit, soit telle qu’elle est captée par la webcam dont l’image s’affiche sur l’écran.

Pourtant, les deux doivent être là, l’un et l’autre, pour que l’action ait lieu. Si l’usager s’éloigne de l’ordinateur et se détache

de son avatar, l’action s’arrête également sur l’espace numérique. Et, symétriquement, si l’acteur qui se trouve dans l’espace numé- rique s’en va – un problème de connexion, par exemple – l’usager ne peut plus rien faire.

3. Syntopie et synsomie

Comme dans l’histoire de Gygès et Candaule, il y a donc deux corps, séparés et diasomiques. Pourtant, l’un se rapproche de plus en plus de l’autre : Gygès voit avec les yeux de Candaule, il n’existe que par lui et vice versa Candaule base la possibilité de son identité sur le regard de Gygès qui ne fait qu’un avec le sien.

De la même manière, la fonction-corps qui agit dans l’espace virtuel ne peut avoir d’identité que si celle qui se trouve devant l’ordinateur prend sa place. La reine a vu Gygès et l’hétérotopie de sa cachette ne peut plus rester telle. Les relations qui se font dans l’espace du réseau subissent le même sort.

Un pseudo Skype – Candaule – parle avec l’un de ses contacts. Mais ce contact voit que derrière l’écran, caché, il y a un corps qui regarde et entretient avec son pseudo un rapport privilégié. C’est là que Gygès est appelé à sortir de sa cachette. L’hétérotopie du corps devant l’ordinateur est découverte et l’usager mis devant l’alternative : ou mourir et laisser sa place au corps qui agit sur le réseau, ou prendre sa place en le tuant.

Qui y a-t-il devant l’écran, derrière le pseudo Skype ? Internet ne supporte pas de laisser quelque chose à l’extérieur, il a tendance à tout récupérer, à ne rien laisser échapper. Il envahit les espaces hétérotopiques occupés par des usagers et transforme ces usagers en ce qu’ils voient sur Internet. Gygès doit prendre la place de Candaule ou disparaître. L’hétérotopie se transforme en syntopie, espace unique et homogène dans lequel il n’y a plus de différence entre espace virtuel et espace non-virtuel. La diasomie des deux fonctions-corps se transforme en synsomie : un corps unique qui agit dans et devant l’ordinateur.

L’évolution technique montre de plus en plus clairement ce phénomène. Le médium devient transparent, nous ne sommes presque plus conscients du fait que nous sommes en train d’utiliser un outil, il n’y a plus de filtre entre les actions que nous effectuons sur l’ordinateur et ce qui se produit derrière l’écran. Le médium devient transparent comme la cachette de Gygès : on peut voir ce qui s’y passe. Une fois que l’usager a été découvert il est appelé à tuer le corps qu’il est en train de regarder agir sur Internet.

L’Internet des objets va aussi dans cette direction : un espace unique dans lequel l’espace non-virtuel s’unit à l’espace virtuel devenant lui aussi géré et structuré par la machine.