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4.   D U TERRAIN À LA RECHERCHE ( PRÉCISIONS SUR LA MÉTHODE ET CRITIQUE DES SOURCES ) 40

4.1   Le temps long de l’approche ethnographique et la primauté des interactions 40

 

Travailler sur la rue, sa réalité, son quotidien et les enfants qui y vivent impose au chercheur un remarquable effort pour s’affranchir de ses certitudes de classe et de culture. Quel que soit le terrain occupé, la confrontation à une réalité perturbante et plurielle pose des problèmes identitaires complexes. Qui suis-je ? Comment en tant que chercheur dois-je me positionner face à la rue, à la violence, à la réalité du terrain ? Quels relais utiliser pour approcher le réel au plus près ? Comment éviter de déformer ? Quel rapport avec les ONG, l’État, les acteurs sociaux, les enfants ? Comment évoluer dans un environnement inconfortable ou comment mettre à distance nos représentations de la dangerosité et notre autocensure par un travail réflexif ?21 Comment éviter de créer des barrières supplémentaires face aux enfants, ou de se perdre dans un biais ou prisme suggéré par le/les facilitateurs ou ONG facilitant la démarche ?

Mon analyse, mes efforts et cette thèse se déploient dans un contexte particulier. Contrairement au chercheur arrivant dans un terrain vierge et à explorer, j’ai passé plus de quinze ans, à côtoyer, servir, « vivre avec » ces enfants en situations de rue.

C’est en créant des relations de confiance dans le temps que les sous-prolétaires22,

baignés dans la souffrance sociale, peuvent peu à peu évoquer, quand le moment semble opportun, certains aspects de leur trajectoire sociale. Dans le temps long, on parvient à démêler l’onirisme social du récit plausible sur soi, on fabrique aussi un acteur qui se questionne davantage. (Bruneteaux, 2018, p. 7).

Entre 2000 et 2002 (dans la Common Room de l’organisation Child Workers in Nepal - CWIN) puis entre 2002 et 2006, j’ai habité à l’intérieur des refuges (centres totalement ouverts utilisés par les enfants ramasseurs de plastique, mendiants, autres…).

        21 Compte rendu de la douzième séance du séminaire CEE­CERI Les sciences sociales en question : controverses  épistémologiques et méthodologiques Enquêter auprès des enfants de la rue : le cas des Shégués. 23 avril 2013.  Récupéré à www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/ cr_23042013_0.pdf  22 Ce terme sert à désigner toutes les populations qui se trouvent hors du salariat ouvrier ou paysan :  chômeurs, jeunes des cités exclus du système scolaire, toxicomanes en dépendance et hors de tout revenu,  prostituées exploitées, SDF, sortants de prison sans emploi, migrants sans­papiers. (Bruneteaux et Lanzarini,  1999 ; Bruneteaux et Terrolle, 2010)  

L’approche initiale était très informelle, mes premiers centres étaient cogérés avec les enfants, intégrés dans leurs activités quotidiennes, le centre était connecté, inséré dans la rue. Moi et mes collaborateurs passions notre temps dans les zones de rues, dans les décharges de plastique et les bidonvilles. Apprenti-chercheur à partir de septembre 2000 et dans le cadre d’un

master en communication de l’Université Catholique de Louvain (intégrant

l’anthroposociologie, l’anthropologie de la communication, l’immersion culturelle, les relations interculturelles, la sociologie, etc. dans le cursus), j’ai commencé à collecter des données sur ces vies et à tisser du lien, des relations sociales. Dans un formidable geste d’ouverture, les professeurs du département de Communication (Benoit Grévisse, Alain Reyniers et Gérard Derèze, tous deux anthropologues) et l’Université avaient accepté que quoique jeune étudiant inexpérimenté, je focalise mes études et la plupart des cours sur ces enfants en situations de rue.

Chandrodaya (nom du centre à l’époque) fut un terrain d’observation extraordinaire. Nous vivions 24 heures sur 24, 7 jours par semaine, 365 jours par an avec les différents groupes de rues. Je dormais sur une paillasse dans mon bureau qui servait aussi de salle de jeu, d’infirmerie, etc. Comme les enfants, les jeunes, nous avions la gale, des poux et un ou deux sets de vêtements de rechange. Mes collaborateurs étaient tous d’anciens jeunes en situations de rue, nous étions loin des pôles institutionnels et d’ailleurs dans une critique permanente des programmes officiels existants ou des ONG. Je n’en avais pas conscience à l’époque, mais j’étais immergé dans un bain constant d’informations, de données, de vécu qui allait me permettre plus tard de décrire justement le monde de la rue et les enfants qui y vivent.

 

Photo 4  – Photo prise en 2001 à la Common Room de CWIN, deux des enfants sur cette photo occupent en 2019 des fonctions élevées  dans CPCS © Ryckmans 

J’ai donc débuté mon travail ethnographique d’une manière humaine, naïve, mais des années plus tard et dans le cadre de cette thèse, j’ai pris conscience de la richesse de ces années d’interconnaissance, d’approche progressive, réelle et sociale. Ma prise de contact a commencé entre 1999 et 2002 avec ces dizaines de vies et j’ai pu conserver non seulement certains écrits, témoignages de l’époque, mais surtout créer et tisser des liens de respect et d’amitié avec des témoins qui sont encore pour beaucoup des informateurs précieux. Ce temps long de contact, de présence, Bruneteaux (2018) nous le commente ainsi :

L’enquêteur acquiert une connaissance des liens sociaux qui n’a de chance de prendre de la pertinence qu’en multipliant les rencontres, en croisant les données, en vérifiant sans cesse les propos à l’aune des pratiques et vice versa, en trouvant le bonheur d’avoir un informateur privilégié avec qui développer des relations à vie. D’où le temps long de la recherche, comme ces dix années passées par Bourgois et Schoenberg (2009) au milieu des homeless addicts de San Francisco. (p. 11)

« Kathe sir » m’appelait la mère de Sanam Tamang (Fiche 27) et sans manque de respect. Monsieur « enfant des rues » en français… Chandrodaya (l’ancien nom de CPCS) et moi-même n’étions pas encore dans le jeu des organisations, des donneurs, des appels à projets, des consignes et politiques à suivre du gouvernement, de la police, des besoins en salaire, en statut, en titres ronflants. Je pense encore aujourd’hui que nous étions à l’époque réellement du côté des enfants, sans moyens, sans statut, agissant d’une manière sans doute très naïve, mais très humaine (Chandrodaya n’était pas une organisation enregistrée en tout cas pendant les premières années), c’est progressivement et après 2006 que nous avons rejoint le pôle institutionnel. L’histoire de cette époque est racontée dans un livre « L’espoir au bout de la rue » (Ryckmans J-C, 2007). En 2007, la naissance de ma fille et divers événements dont les menaces récurrentes (de jeunes adultes fâchés ou de mafias proches de la rue), une phase de dépression aussi (fermer les yeux à des dizaines de jeunes vies avec lesquelles on a travaillé et vécu, c’est lourd à porter), j’ai abandonné la première ligne…, j’ai pris du recul, de la distance. L’organisation a grandi aussi et j’ai préféré me protéger ainsi que les miens. Les enfants et jeunes de l’époque ont difficilement compris cette prise de recul. Mon équipe également, certains voyaient dans cette prise de distance un embourgeoisement soudain, une trahison parfois. Ayant quitté la vie et mon logement au sein des centres, j’ai finalement bougé vers une vraie maison, dans un quartier expatrié.

Les 6 années de vécus en interne, au cœur de la rue, au plus près du quotidien de ces enfants sont la base de cette thèse. Les informations collectées à l’époque, les recherches effectuées (2000, 2001, 2002) et poursuivies par la publication de nombreux livres (Ryckmans, 2007, 2008, 2012) sont des appuis solides.

2000 à 2006, c’est loin bien sûr et la rue d’aujourd’hui n’est plus tout à fait la même. Mais les techniques de survie, les mécanismes de domination, de déviance, les sorties possibles restent similaires et les relations sociales crées à l’époque par une démarche ethnographique et d’immersion réelle rendent possible, l’analyse ci-présente. Les théories, les modèles d’explication, les typologies que je vais y proposer ne sont pas des créations abstraites, elles sont nées d’une réelle observation participante.

L’ethnographie se définit, avant toute autre disposition, comme étant un travail d’engagement dans des relations sociales créées entre un enquêteur et des enquêtés dans la longue durée. (Bruneteaux, 2018, p. 3)

Photo 5  – Comprendre l’enfance en situations de rues, c’était aussi approcher l’enfance en milieu rural (les sous­prolétaires ruraux),  apprendre la langue, les pratiques sociales, la réalité népalaise pauvre. Ici en 2000 à Dhading. © Ryckmans               

4.2 Endossement, difficultés et dépassement de mon rôle social et potentiellement