• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2 Pourquoi la fiction dans L ’écriture ou la vie et Le refus : de l’expérience de

1. Le bonheur de raconter

1.3 Comment raconter : la tem poralité

1.3.1 Temporalité et authenticité

Par divers moyens, la temporalité se place à l’avant-plan des romans. Dans une étude sur la temporalité dans le roman Le grand voyage, Jean-François Authier voit dans l’éclatement de la ligne temporelle une marque de contemporanéité : « La temporalité apparaît alors comme le “personnage” principal du roman

contemporain. » (Authier dans Dobbels : 97) Kertész disait lui-même que « le temps est un protagoniste des camps. » (Schaub : 24) Bien que les deux auteurs semblent s ’entendre sur le rôle incontournable que joue le temps dans la fiction des camps, ils en proposent deux traitements complètement opposés :

l’éclatement temporel et l ’écrasante chronologie.

Dans son chapitre consacré à l’étude du Grand voyage de son ouvrage The Holocaust and the Literary

Imagination, Lawrence Langer soulève l’enjeu de l’authenticité de la fïctionalisation des camps: « But as

he [le lecteur] struggles to maintain equilibrium, swimming now in one direction, now in the other, he is unable to détermine which current represents the ‘genuine’ drift in the flow o f reality, and which a freakish and temporary aberration. » (Langer : 290) La question que pose Langer fait écho à la critique de Kertész qui dit que jouer ainsi avec la temporalité répond plus à un caprice à la mode qu’au désir de rendre la réalité des camps. L’auteur hongrois rejette en effet la temporalité brisée de Semprun, affirmant qu’elle ne représente pas correctement le poids de celle-ci sur les prisonniers . En regard de ces deux positions, nous étudierons comment elles se concrétisent dans la fiction.

1.3.1.1 Le temps de l’apprentissage : pas à pas

Gyôrgy invite le lecteur à entrer dans les camps « pas à pas » (cette expression reviendra souvent dans la dernière partie du roman). Le jeune garçon cherche à comprendre, à saisir le fonctionnement du camp. La nouvelle temporalité instaurée par le Lager le marquera même une fois sorti des camps et c ’est précisément ce qu’il n ’arrivera pas à faire comprendre à ses voisins. Au journaliste, il explique comment même les détenus de longue date ont pu s’en tirer:

Mais d’autre part, ai-je ajouté, c ’est justem ent ce qui les aidait, parce que si ces douze fois, trois cent soixante-cinq fois, vingt-quatre fois, soixante fois, et encore soixante fois leur étaient tombées dessus d ’un seul coup, alors ils n ’auraient sûrement pu le faire - ni avec leur corps, ni avec leur cerveau. Et comme il se taisait, j ’ai ajouté encore : « C’est à peu près comme ça qu’il faut se l’imaginer. » Et alors lui, [...] il a dit : « Non, c ’est inimaginable », et pour ma part j ’en convenais. (ESD : 342)

Le temps permet de vivre les camps, même pour ceux qui y sont depuis 12 ans. On n ’apprend pas à mourir d’un coup, cela prend du temps.

La dernière partie du roman de Kertész (dont a été extrait le passage cité ci-haut) marque les étapes du récit à naître. Confronté aux « enfants » qui composent le public de l’époque, Gyôrgy devra préciser sa vision des camps. Kôves désirera raconter « pas à pas » :

Ce n’est que maintenant que tout semble fini, défini, irrévocable, définitif, tellement rapide et si terriblement flou, comme si c ’était « arrivé» : maintenant, après coup seulement, quand on regarde en arrière, à rebours. Et puis aussi, bien sûr, quand on connaît d ’avance le destin. [...] Mais qu’on regarde en avant ou en arrière, ce sont deux points de vue erronés, considérais-je. (ESD : 353)

Cette dernière phrase éclaire la narration d'Être sans destin. N e voulant adopter ni l’une ni l’autre des situations d’énonciation évoquées (rétrospective ou anticipative), Kôves décide d ’introduire son interlocuteur dans le présent des camps. Il ne peut en être ainsi avec l’homme du tramway, le journaliste ou les voisins, car pour eux cette expérience est derrière lui, close. Elle est « arrivée » et révolue. Cette perception du temps amène Esther Cohen dans Les narrateurs d'Auschw itz à affirmer qu’ « en ceci, Kertész est clair : ce qui importe, c’est le présent, c ’est le moment vécu au jour le jour et marqué par son manque de destin, qui définit son non-avenir. Le futur et le passé restent suspendus dans une temporalité sans frontières. » (Cohen, 2010 : 146)

Selon Alexandre Prstojevic le cadre temporel d'Être sans destin emprunte au modèle de Primo Levi mais pour le retourner contre lui :

De fait, dans Etre sans destin, la chronologie stricte des événements héritée du modèle lévien y est retournée, à la façon moderniste, contre le projet même de Levi dans la mesure où l’écriture de Kertész aboutit à un anti-livre dont le sujet n ’est autre que l’incapacité du personnage principal à saisir la réalité et les dimensions historiques de ce qu’il vit. En ce sens, Être sans destin est un livre sur fin-connaissance. (Prstojevic, 2012 : 135)

Il y a en effet un paradoxe à savoir que le personnage subit d ’un côté la temporalité circulaire du camp, d’où le poids de celle-ci dans la fiction, mais d ’un autre côté, la stricte chronologie reste l’un des plus efficaces artifices littéraires, artifice qui montre la mainmise du narrateur (et de l’auteur) sur la fiction. Pour reprendre les mots d ’un autre narrateur semprunien, celui de Quel beau dimanche! : « L’ordre chronologique est une façon pour celui qui écrit de montrer son emprise sur le désordre du monde, de le marquer de son empreinte. » (Semprun, 2002 :129) Cette idée se rapproche des mots du vieux du Refus, qui voyait dans son projet de roman une façon de prendre sa revanche sur le monde, de transformer son étemelle objectivité en subjectivité.

D ’autres éléments nous amènent à réfléchir sur le parti pris chronologique d ’Être sans destin. Si l’on examine les conditions de déportation des deux personnages principaux, Gérard et Kôves, on peut affirmer que Gérard, œuvrant dans la résistance, savait le risque qu’il encourrait, à savoir la déportation. Or, Kôves, déporté « sans raison », n ’adhère pas même à son identité juive, « m otif » de son arrestation initiale. Ensuite, les deux hommes ne connaîtront pas les mêmes camps, même s’ils sont déportés à Buchenwald : l’un toujours actif dans les réseaux communistes clandestins et travaillant à l’Arbeitsstatistik (l’administration du travail), donc haut placé dans la hiérarchie des camps, l’autre au petit camp, aux travaux forcés. En rapprochant ces éléments de la temporalité, on comprend qu’il est possible pour Gérard de se dépeindre comme « maître de la narration » alors que Kôves reste celui qui subit.

Documents relatifs