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CHAPITRE 2 Pourquoi la fiction dans L ’écriture ou la vie et Le refus : de l’expérience de

2. Les parcours d’écrivain

3.2 L ’autotextualité : la naissance du nouveau récit

3.2.1 Le carnet d ’écriture revisité

L ’écriture ou la vie naît d’un besoin de comprendre pourquoi l’écriture se concrétise si tard chez

un homme qui poursuivait ce désir depuis l’enfance :

Ensuite, à partir de la quarantaine, lorsque j ’ai commencé à publier des livres - l ’une des raisons de celui-ci est d ’expliquer, de m ’expliquer aussi à moi-même, pourquoi si tard dans la vie - , j ’ai systématiquement détruit les journaux de bord, cahiers de notes de toute sorte qui accompagnent un travail d ’écriture. (EV : 180)

Alors que toutes traces de son travail d ’écriture ont été supprimées, on se demande, à la lecture de ce récit, si l’auteur espagnol ne se réapproprie pas, à sa manière, l’écriture du journal ou du cahier pour faire le parcours de sa création. Le commentaire métatextuel que livre L ’écriture ou la vie sur l’œuvre de Jorge Semprun nous le confirme à bien des égards. Il sera en effet question de tous ses romans, citant des passages ici, revenant sur des personnages là, liant la biographie de l’auteur et ses fictions.

Après avoir établi sa typologie de « L ’amont de l’écriture », Louis Hay, sommité de la recherche génétique, admet les problèmes de ces mêmes définitions : « Mais les plus belles définitions contrastives sont toujours subverties par l’écriture. » (Hay : 12) Cet espace intérieur de l’écriture « privée » que représentent les cahiers, carnets, journaux laisse un flou quant à leur statut « littéraire » : « On voit bien ce qui est en cause ici : pour un écrivain, tout support peut être bon pour la plume, toute situation bonne pour écrire (les carnets, précisément, sont là pour le

prouver), toute notation produire de texte. En ce sens, les carnets ne sont pas seulement des instruments de travail, mais aussi des objets littéraires puisqu’ils appartiennent déjà à la totalité de l’écrit. » (Hay : 13) L ’écriture ou la vie joue sur la frontière du biographique et de la fiction et nous offre un regard sur le passage « de la vie à l’œuvre, de la réalité à la représentation » (14) comme le ferait le journal d ’écrivain, par exemple. De plus, la vision de l’écriture mise de l’avant, instaurant comme objet littéraire le récit de celle-ci, correspond sans nul doute à l’expérience de l’écriture vécue (22) q u ’offre l’amont de l'écriture pour les tenants de la critique génétique. Semprun privilégie le va-et-vient entre ces deux stades de l’écriture, l’aval et l’amont : comment ses œuvres éclairent-elles les éléments de sa vie? Comment les événements de sa vie ont-ils marqué ses œuvres? Semprun propose ainsi de mettre en récit l ’amont de l’écriture dont font état les carnets d’écrivains. Cela passe par une mise en forme des souvenirs, de manière à inscrire l’œuvre dans la sphère littéraire.

Les premières lignes de L'écriture ou la vie apparaissent pendant l’écriture de Netchaïev est de

retour. Par un drôle de dédoublement, l’auteur fait rencontrer à son personnage Roger Marroux

lui-même : « Subrepticement, au détour d ’une page de fiction qui n ’avait pas semblé tout d ’abord exiger ma présence, j ’apparaissais dans le récit romanesque, avec l ’ombre dévastée de cette mémoire pour bagage. » (EV : 238) Cette apparition change aussitôt la narration qui passe au « je », les mots viennent, comme si une valve avait été ouverte :

À partir de ce moment, en effet, l’écriture avait tourné vers la première personne du singulier. Vers l ’extrême singularité d’une expérience difficile à partager. J’écrivis longtemps, avec impatience. Dans l’aisance des mots justes qui affluaient, me semblait-il. Dans la douleur tonique d ’une mémoire inépuisable, dont chaque nouvelle ligne écrite me dévoilait des richesses enfouies, oblitérées. (EV : 239)

Par le recours à un narrateur homodiégétique, l’écriture des souvenirs s ’enclenche et bascule dans « un vertige de la mémoire » (266). Il ne s’agit bientôt plus du roman Netchaïev est de retour : « Un autre livre venait de naître, je le savais. » (EV : 240) Ces premières pages d’un projet qui s’intitulera alors « L ’écriture ou la mort » seront immanquablement liées par l’annonce, quelques heures après, de la mort de Primo Levi...

Ironiquement, ce projet entamé en 1987, ne peut se terminer qu’après un retour aux sources, un retour à Weimar en 199225. Les souvenirs se trouvent confrontés à la réalité et aux perceptions de celles-ci. Ce retour signifie également affronter le travail d ’écriture :

Il [le voyage] devait me permettre de retrouver fugitivement la force de mes vingt ans, leur énergie, leur volonté de vivre. Ainsi, sans doute, peut-être, en me retrouvant, trouverais-je la force, l’énergie, la volonté d ’aller ju sq u ’à la fin de cette écriture qui se dérobait sans cesse qui me fuyait. (EV : 293)

Même si le doute persiste, appuyé par les « peut-être », « sans doute », c ’est à ce moment que se substituera « la mort » pour « la vie » dans le titre du livre.

Ce voyage dans le temps de l’écriture nous ramène à notre comparaison avec l’amont de l’écriture. L’anticipation et la remémoration, procédés largement utilisés par l’auteur espagnol, font partie des effets temporels du carnet d ’écrivain : « On sait que carnets et cahiers demeurent souvent actifs pendant de longues périodes. Des notations fugitives peuvent ainsi devenir éveilleurs de la mémoire et les carnets acquièrent le pouvoir de déclencher un des plus puissants ressorts de l’écriture : ‘passage du vécu au revécu, de revécu à l’im aginaire.’ » (Hay : 16) Cette dynamique s’applique parfaitement à l ’écriture semprunienne où n ’importe quel détail devient un prétexte à l’analepse ou à la prolepse. Le pouvoir de la mémoire par l ’écriture est bien ce qui mène ce récit.

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