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La technologie et le progrès

Comme indiqué dans l’introduction, la technologie et le progrès sont parmi des thèmes préférés des revuistes. Germain Lacasse en fait même l’une des principales caractéristiques de la revue de fin d’année. Les dramaturges semblent obsédés par les nouvelles technologies qu’amène la modernité et développent un discours ambigu à leur endroit. Gratien Gélinas adopte le même point de vue critique.

230 Marais en anglais.

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En 1938, il écrit le sketch « Nestor et le pot au lait231». Ce numéro, coécrit avec Claude Robillard232, met en scène Philémon qui découvre que, en modifiant son poste de

radio, il peut entendre les émissions du lendemain. Ainsi, il peut écouter les résultats sportifs et ceux de la bourse de Montréal vingt-quatre heures avant tout le monde.

En écoutant les informations, les deux hommes apprennent que l’action de la mine Macaroni a fait un bond de cent points. Ils tentent de trouver une façon d’avoir de l’argent pour investir dans la mine. Philémon et Nestor s’encouragent. Ils doivent vendre leurs meubles, leurs vêtements et ceux de leurs femmes pour pouvoir doubler leurs gains vingt- quatre heures plus tard.

Pendant leur discussion, l’animateur continue d’annoncer les nouvelles du lendemain. Philémon et Nestor apprennent qu’ils ont investi 3000 $ dans la mine. Bien qu’ils ne comprennent pas comment ils ont pu trouver cet argent en moins d’une journée, ils continuent de rêver. L’annonceur de radio continue, en expliquant que les deux hommes ont fait un million de profit mais que, en apprenant cette nouvelle, « Nestor et Philémon furent tellement ébranlés que tous les deux tombèrent raide morts!233 » Après avoir appris

leur mort imminente à la radio, les deux hommes meurent réellement.

Ce sketch montre que les avantages du progrès peuvent devenir des désavantages La radio qui permet aux personnages de connaitre l’avenir cause, en même temps, leur mort. Ce discours sur le progrès et la technologie confirme ce que disait Lacasse : les

231 GÉLINAS, Gratien, Les Fridolinades 1938, 1938 et 1940, Montréal, Leméac, 1988, p. 32.

232 Notons que Gélinas aurait eu plusieurs co-auteurs. Louis Pelland, Claude Robillard, Fred Barry, Bernard Hogue. Il est difficile d’avoir des précisions, puisque Gélinas était discret sur ce sujet.

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revuistes sont à la fois fascinés et inquiets par les effets du progrès technologique. L’importance du thème des nouvelles technologies dans la revue souligne sa modernité.

Dans la revue de 1940, Fridolin présente aux spectateurs le Kodak qu’il a emprunté à sa sœur. Il propose de prendre le public en photo. Fridolin demande aux « hommes mariés qui ne seraient pas avec leur femme234 » de changer de place. Il demande au public de se

constituer trois rangées. Les gens de la première rangée doivent s’asseoir au sol, ceux de la deuxième doivent se mettre à genoux et les autres doivent se tenir debout. Par la suite, le jeune garçon s’installe pour prendre la photo. Il prend le jupon de sa mère pour se recouvrir, dit au public qu’il ne peut pas prendre la photo parce qu’un des spectateurs « a une couette qui lui tape sur les nerfs.235 » Après quelques observations, il finit par prendre

en photo le public. Dans ce monologue, il fait véritablement de la technologie un matériau dramaturgique.

En 1941, Gélinas remet la radio en scène. Amanda, une fidèle auditrice de l'émission « La course aux trente sous236», attend impatiemment le début de son émission puisqu'elle doit participer au concours. Amanda devra répondre à une question de culture générale pour remporter trente sous. Le comique de la scène réside dans le fait qu'Amanda sera soutenue par tout son entourage. En effet, les femmes se préparent pour pouvoir répondre à la question de l’animateur.

LA VOISINE

Donnes-y ton Histoire Sainte, aussi : la semaine passée, ils ont posé une question sur Marie Scapulaire. (Elle s’affairera jusqu’au bout comme la mouche du cloche,

personne ne s’occupant d’elle.)

234 Ibid., p. 239. 235 Ibid., p. 240.

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AMANDA

(Qui attend, collée sur le téléphone.) M’man, allez donc chercher le dictionnaire ! LA MÈRE

Vas-y, Lucinda : il est sur la deuxième tablette dans le « closets ». (Lucinda part en courant.)

LA VOISINE

Églantine, donnez-y donc le livre du téléphone, au cas qu’il lui poserait une question de géographie.

AMANDA

(Pliée en deux.) Môman, j’ai mal au ventre ! LA MÈRE

T’aurais bien dû étudier à l’école, aussi !

Tout le sketch repose ainsi sur un dialogue doublement technologique, à la fois téléphonique et radiophonique, qui bouleverse la vie d’une famille, voire d’un quartier pour, finalement, presque rien. Tout en envahissant le quotidien des gens, les technologies ne feraient paradoxalement que le remplir de vide.

7. Conclusion

Les thèmes abordés par Gélinas dans ses revues sont variés. Il accorde une place importante à la nouvelle réalité des femmes. Dans un premier temps, le dramaturge attribue des rôles sociaux et des qualités traditionnellement réservés aux hommes à certains de ses personnages féminins. Alice, par exemple, s’intéresse à la politique internationale. L’armée de Fridolin, dans la revue de 1941, est dirigée par une femme. De plus, il présente des femmes qui travaillent dans les usines d’armement et qui revendiquent leur indépendance financière. En fait, il met en scène la Femme Nouvelle grâce aux personnages d’Aurore et

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de Mme Lacasse qui travaillent à l’usine. De plus, les revendications des femmes sont clairement exposées. Gratien Gélinas traite aussi de l’Église catholique. Le dramaturge s’amuse à détourner certains symboles importants tels que les saints et l’ange de la Fête- Dieu. Il critique aussi l’hypocrisie de l’Église à l’égard de la pauvreté et dénonce le fait qu’elle empêche l’émancipation individuelle. Dans le même sens, le dramaturge s’oppose au discours passéiste et à la glorification de la culture française hexagonale à laquelle contribue activement l’Église catholique.

Le thème de la campagne aussi prend une place importante dans son œuvre. Les

Fridolinades mettent en scène un personnage typique de la revue de fin d’année, le

campagnard naïf. À travers lui, Gélinas critique l’idéalisation de la vie rurale et la propagande de l’époque qui encourage la colonisation. Finalement, comme pour la majorité des revues, la technologie et le progrès sont des thèmes dominants. Comme ses prédécesseurs, Gélinas tient un discours ambivalent sur la question. Certes, il y a de nombreux avantages au progrès, mais celui-ci risque de se retourner contre les usagers comme c’est le cas pour Nestor et Philémon. On note cependant que les technologies nouvelles ne sont pas seulement des motifs thématiques, elles deviennent à l’occasion des fondements dramaturgiques et scéniques comme on peut voir dans « Nestor et le pot au lait.»

Bref, si nous tentons de faire une synthèse globale du traitement de ces thèmes, nous pouvons avancer que les revues de fin d’année de Gélinas proposent un regard moderne sur la société canadienne-française. Il s’oppose au discours passéiste traditionnel qui idéalise la vie rurale et la culture française hexagonale. Il critique l’Église catholique

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qui est particulièrement puissante à l’époque. De surcroît, le dramaturge met ainsi en scène les enjeux sociaux qui marquent les années 1940 tels que la guerre, la condition des femmes et le progrès technologique.

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