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5. La campagne

5.2. Le discours sur la campagne

Dans le sketch « Le Val-qui-rit», Gélinas tient d’ailleurs un discours ironique sur la campagne. Comme indiqué plus haut, Fridolin veut créer une pièce du terroir en s’inspirant des romans de l’époque. L’objectif est de parodier cette campagne qu’idéalise la littérature du terroir. Par exemple, pour concevoir le décor du sketch, Fridolin demande l’aide d’un machiniste avec qui il discute sur scène :

FRIDOLIN

(Voyant le décor.) Tiens… à peu près comme ça ! (Il se lève et va se planter au milieu de la scène, les poings sur les hanches, dos au public.) Oui… c’est bien comme ça dans les

livres ! (Soudain contrarié) Seulement, y a un petit quelque chose qui cloche. (Il crie vers

la coulisse.) Hé, venez ici une minute ! Entre un machiniste.

FRIDOLIN

C’est bien, monsieur le machiniste. Seulement, il me faudrait des fleurs : autour de la maison, autour de la grange… Partout, partout, partout !

LE MACHINISTE

Moi, j’ai jamais vu de fleurs à la campagne. FRIDOLIN

Vous avez déjà lu les poésies du terroir ? LE MACHINISTE

(À qui Fridolin parle grec.) Je pense pas, non… En tout cas, je sais que, les habitants, ils

75 FRIDOLIN

Écoutez, il s’agit pas de faire vrai ou faux : il s’agit de faire une œuvre du terroir. Allez me chercher des fleurs !217

Dans cet extrait, Fridolin demande plus de fleurs sur scène pour que le décor soit représentatif de la campagne telle qu’elle est célébrée dans une œuvre typique du terroir. Pourtant, cette vision idéalisée est contredite par le machiniste qui considère que les campagnards n’apprécient pas particulièrement les fleurs. Ainsi, Gratien Gélinas dénonce le discours magnifié sur la campagne des œuvres en question. Il finit même par avouer que l’important ce n’est pas de faire vrai ou faux, mais de correspondre à l’idéal véhiculé dans ces romans.

L’acte suivant consiste en une discussion entre Siméon et Cléophas. Siméon est convaincu d’avoir donné un pied de trop de sa terre à son voisin. Ce dernier refuse de céder. Cela provoque un conflit entre les deux hommes.

SIMÉON

Ben… en fouillant dans mes papiers, hier soir, je suis tombé sur le contrat qu’on a passé quand je t’ai vendu mon morceau de coteau, y a trois mois…

CLÉOPHAS

(Sur la défensive.) Qu’est-ce qu’il y a qui cloche dans ce contrat-là ?

SIMÉON

Je t’ai donné un pied de terrain de trop. CLÉOPHAS

Jamais de la vie ! SIMÉON

(Agressif.) Je te le dis, espèce de tête de croche : je viens juste d’aller vérifier ça avec

mon ruban à mesurer… puis la clôture, elle a un pied de trop au « sû ».

76 SIMÉON

Qui se prépare à vendre chèrement sa peau. Mon morpoche, toi…218

Fridolin, observant la scène, intervient d’un cri : « Voyons! Non, non et non ! Qu’est-ce que vous êtes après me faire écrire là, vous autres ? (Il se lève et vient vers ses

personnages.) Des chicanes à la campagne ? Voir si ça existe dans les œuvres du terroir!

Surtout des chicanes de terrain entre voisins ! Une belle gaffe qu’on était en train de faire là! (Retournant s’asseoir dans son coin) Recommencez ça, vous deux et montrons que nous l’avons lu, l’abbé Groulx, nous autres aussi !219 » Ici, Gélinas tourne en dérision

encore le discours que tient la littérature du terroir sur la campagne. Devant ce conflit Fridolin demande à ses personnages de rejouer la scène :

SIMÉON

Ça va comme ci, comme ça : j’ai pas le diable dormi, c’tte nuitte !¸ CLÉOPHAS

(Plein de solicitude.) Qu’est-ce que t’avais? Ça serait ben étonnant que t’aies été

malade… (Vers le public.) Parce qu’on est tous en bonne santé, nous autres, à la campagne !

SIMÉON

C’est-à-dire qu’avant de me coucher, je fouillais dans mes papiers puis je suis tombé sur notre contrat pour le coteau…

CLÉOPHAS

Aïe! Dis-moi pas que j’t’aurais pris trop de terrain ? SIMÉON

Au contraire : c’est moi qui t’ai donné un pied en moins ! LÉOPHAS

Bah! Qu’est-ce que ça fait? C’est rien ça, un pied de terrain ! SIMÉON

218 Ibid., p. 313.

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C’est rien ? Mais, si je mourrais de même, je voudrais pas arriver de l’autre bord avec un pied de trop sur la conscience. Je vais même te remettre les trois fourchetées de foin que

j’ai récoltées dessus… CLÉOPHAS

T’es ben honnête, toi Siméon ! (Ils se serrent la main, attendris.) SIMÉON

Honnête ? Certain ! Parce qu’on est tous honnêtes à la campagne !220

En rejouant la scène, les deux pères de famille sont exagérément courtois l’un envers l’autre. Grâce à cette exagération, on comprend que le dramaturge veut ridiculiser l’idéalisation de la vie rurale.

Après avoir passé un an à Montréal, Césaire retourne auprès de sa famille en bon héros de roman du terroir. C'est un Gaston St-Jacques221 fringant qui entre en scène. Bien

portant, il ne correspond pas à l'image que Fridolin se fait du personnage. Après un an en ville, il est impossible que Césaire revienne en santé et gras. Le jeune compère ordonne à son personnage de retourner en coulisse et de trouver une façon de perdre du poids rapidement. Quelques instants plus tard, par « miracle ! C'est en effet un Césaire rachitique

et minuscule qui paraît en vacillant sur ses petites jambes: on jurerait qu'il s'agit de Juliette Béliveau222 qui aurait endossé une réduction exacte du costume de Césaire 223 ». Devant

ce Césaire amaigri, Marie-Ange n’est plus certaine de vouloir se marier. Cléophas rassure sa future belle-fille. En campagne on peut le « remplumer224 » rapidement. En effet quatre

répliques plus tard, « Césaire, le vrai, le gros et gras, sort de la maison en finissant de

220 ibid., p. 314-15. 221 Interprète de Césaire. 222 Comédienne très petite. 223 Ibid., p. 336. 224 Ibid., p. 337.

78

manger un morceau de tarte, une serviette au cou et la figure couverte de bleuets.225 »

Encore une fois, le dramaturge use de l'exagération pour caricaturer l'opposition que crée la littérature du terroir entre la vie à la ville et la vie à la campagne.

Ainsi, dans le sketch Le Val-qui-rit, « tous les stéréotypes véhiculés par ces œuvres sont tournés en dérision, que ce soit la pureté des habitants, les ̎vraies ̎ valeurs de la ruralité, l’attachement à la terre (au point d’en manger, même si elle est couverte de fumier)226 ».

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