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Techniques de combinaison

3.2 Questions Morphologiques

3.2.2 Techniques de combinaison

Sapir (1921) a subdivisé chaque groupe présenté ci-dessus concernant « la méthode préva- lente pour la modification de l’élément radical ».

Les langues de chaque groupe présenté plus haut peuvent afficher une préférence pour l’ag- glutination, la fusion ou le symbolisme. Pour le groupe A (et certaines langues appartenant

plutôt au groupe B), dans lequel le radical n’est pas modifié, il existe également un autre sous type appeléisolation. Bien que par la suite nous présenterons des langues comme appartenant

à un groupe en particulier, nous précisons tout de même que ces prototypes morphologiques ne sont pas mutuellement exclusifs. Il s’agit donc encore une fois d’uncontinuum typologique.

Isolation

Dans les langues isolantes, aussi appelé languesanalytiqu , les mots sont idéalement com-

posés d’un unique morphème, couramment associé à un ton. Ces mots ne portent aucun marqueur de relation syntaxique, et la phrase transporte plus de sens que les mots qui la composent. Pour compenser les lacunes d’information qui sont autrement portées par les va- riations morphologiques, les langues isolantes favorisent l’utilisation de mots grammaticaux ainsi qu’un ordre fixe pour les mots (Eifring & Theil, 2004, chap. 4). On donne souvent le chinois comme exemple de langue se rapprochant du type isolant.

3.2. QUESTIONS MORPHOLOGIQUES 53 (3.1) 他 tā 特 tè 别 bié 强 qiáng ‘Il est particulièrement fort’

Dans la phrase 3.1 (rappel de l’exemple 1.1), il est intéressant de noter que le mot « 特别 » («particulièrement »), composé des caractères « 特 » (« spécial ») et « 别 » (« distinguer, autre »), va à l’encontre de la correspondance idéale mot-morphème. Une analyse morpholo-

gique plus fine est possible. Par exemple, Feuillet (2006, chap. 1) insiste sur la différence entre desracin isolé et des mots isol : les langues à racines isolées (par exemple le chinois) n’au-

torisent pas d’affixe alors que les langues à mots isolés (par exemple l’indonésien) utilisent des affixes pour composer ou indiquer des fonctions grammaticales. Toutes les langues isolantes peuvent exhiber des processus morphologiques. Autrement dit, il n’existe pas de langue pu- rement isolante.

Agglutination

Le procédé d’agglutination fait partie des constructions ditessynthétiqu . Les construc-

tions synthétiques sont des configurations dans lesquelles des relations syntaxiques peuvent être incarnées par des morphèmes ou des mots. Un mot est composé de deux morphèmes ou plus : une racine lexicale et des affixes.

Dans les langues agglutinantes, les morphèmes portant l’information grammaticale (les « élé- ments relationnels » de Sapir) sont affixés aux racines en suivant un ordre immuable et sans que chaque élément soit modifié. Tous les morphèmes sont clairement identifiables car il n’y a pas ou peu d’allomorphie, c’est à dire que chaque morphème ne possède qu’une réalisation quels que soient ses contextes d’utilisation.

Poussée à l’extrême, l’agglutination peut aboutir à des constructionspolysynthétiqu . Dans

ce cas, les mots portent la quasi-totalité, si ce n’est la totalité, des informations syntaxiques et sémantiques de la phrase qu’ils composent.

(3.2) tə-meyŋə-levtə-pəγt-ərkən

⟨SBJ.1.SG⟩-⟨gros⟩-⟨tête⟩-⟨douleur⟩-⟨IMPF⟩

‘J’ai un violent mal de tête’

La phrase 3.2 (Skorik, 1977, p. 102) illustre sur le tchouktche (langue paléo-sibérienne parlée dans le nord-est de la Sibérie), le phénomène d’agglutination. Elle contient trois morphèmes lexicaux (⟨big⟩, ⟨head⟩, ⟨ache⟩) et deux morphèmes grammaticaux (⟨SBJ.1.SG⟩ and ⟨IMPF⟩).

54 CHAPITRE 3. VERS L’INDEPENDANCE DE LA LANGUE

Dans les langues fusionnelles, les frontières de morphèmes sont troublées. Il n’y a pas de correspondance univoque entre un affixe une fonction grammaticale : un affixe peut remplir plusieurs fonctions grammaticales, et une fonction grammaticale peut être exprimée par plu- sieurs affixes (allomorphisme). À l’instar de l’agglutination, la fusion fait également partie des constructions synthétiques.

Les propriétés morpho-syntaxiques exprimées par ce paradigme morphologique peuvent être classés dans descatégori flexionnell : nombre, temps, personne, degré, mode, cas, aspect,

voix, participialité, etc. Les réalisations de certaines catégories flexionnelles peuvent coïncider (comme c’est le cas par exemple pour l’impératif et le présent subjonctif en anglais) (Lieber & Štekauer, 2005). Cependant, il est fréquent de rencontrer des allomorphies imprévisibles (cf. les exemples 3.3 et 3.4 en français). Ce cas de figure correspond, dans les termes de Sapir, à lafusion symbolique.

(3.3) irai

⟨aller⟩⟨1.SG.IND.FUT⟩

(3.4) va

⟨aller⟩⟨1.SG.IND.PRS⟩

La notion demorphe a été introduite entre autres pour faciliter la description théorique de l’al-

lomorphie. Un morphe correspond à n’importe quelle réalisation phonique d’un morphème qui soit porteuse de sens. En d’autres termes, un morphème peut être considéré comme un en- semble de morphes. Dans les exemples 3.3 et 3.4,⌈i-⌉ and ⌈v-⌉ sont deux morphes correspon- dant au morphème⟨go⟩. La distinction entre agglutination et flexion est un point d’achop- pement récurrent en morphologie. Haspelmath (2009) dresse un bilan relativement tranché en faveur de l’illégitimité de la distinction entre agglutination et fusion.

Les principes très généraux ainsi énumérés souffrent néanmoins de certaines imperfections régissant des contre-exemples ou des cas particuliers (supplétion, troncation, morphèmes vides, clitiques, morphèmes liés...). Alors que la plupart des langues jusqu’ici abordées, sauf cas exceptionnel, exhibent une morphologie concaténative compatible avec les différentes tech- niques de combinaison énumérés ici, il existe des langues pour lesquelles la morphologie doit être envisagée en discontinuité. Autrement, dit, pour ces langues, le système morphologique ne souscrit pas aux règles énoncées jusqu’ici. Parmi elles, on trouve notamment des langues sémitiques.

Prenons pour exemple l’arabe. La majorité des mots arabes, à l’exception des particules, sont exprimés par trois (parfois quatre, et rarement plus ou moins) consonnes radicales représen- tant la racine sémantique. Cette racine (notée √ ) est modifiée à l’aide d’un patron de voyelles

3.2. QUESTIONS MORPHOLOGIQUES 55 (infixe discontinu, parfois également appelé « gabarit ») exprimant la catégorie grammaticale du mot, qui s’intercalent entre les consonnes radicales. Les exemples 3.5 et 3.6 montrent deux mots construits à partir de la racine arabe√N QB(Rubio, 2005). Une fois la racine associé à des voyelles, il est alors possible d’y attacher d’autres affixes (Badawiet al., 2013).

(3.5) munaqqibun muC1aC2C2iC3 chercheur (3.6) tanqībun taC1C2īC3 enquête

Pour de telles langues, la typologie morphologique classique perd de son sens. McCarthy (1981) a proposé de dédoubler l’analyse en deux strates différenciant les analyses morpholo- giques et phonologiques/prosodiques. Ainsi, les éléments morphologiques peuvent être as- sociés à des formes phonologiques discontinues correspondant pourtant à un seul et unique segment. Sans rentrer dans les détails de sa grammaire morphologique, McCarthy (1981) a grandement influencé la reconnaissance et le traitement de la morphologie non concaténa- tive. Toutefois, séparer le patron de consonnes de ces voyelles intercalées est une procédure coûteuse (Rubio, 2005).

Par ailleurs, ce mode de description n’est cohérent que dès lors qu’il peut être généralisable à un nombre d’observations suffisamment grands pour une langue. C’est ce que fait remarquer An- derson (1992, p. 62) lorsqu’il s’interroge sur le bien-fondé de la méthode de McCarthy (1981) dans une langue à morphologie concaténative, en prenant l’exemple du verbedive (« plon-

ger » en anglais). Ce dernier peut avoir de formes passées :dived et dove. Selon l’analyse mor-

phologique utilisée pour détecter la racine de ce mot (concaténative ou non-concaténative), on peut obtenir des conclusions paradoxales, voire contre-intuitives , en terme de complexité interne.