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La taxonomie réaliste de Street

2. Le constructivisme humien de Sharon Street

2.4 Objections et réponses à l’argument de Street

2.4.1 La taxonomie réaliste de Street

Bien sûr, plusieurs critiques et objections pourraient être faites à l'argument de Sharon Street. Elle-même dans son article entrevoit trois principales objections auxquelles elle tente de donner réponse, dont une qui nous intéressera ici particulièrement: l'objection naturaliste. La philosophe reconnaît que son argument s'attaque tout particulièrement à des formes de réalismes non-naturalistes. Comme nous l’avons vu, un tel réalisme est parfaitement incarné dans la pensée de David Enoch qui soutient que les faits évaluatifs, normatifs et moraux sont non réductibles, parfaitement objectifs, universels et absolus, et sont donc complètement indépendants de toute forme de réponse ou d'attitude. Dans les mots d’Enoch, un tel réalisme « rejette l’idée naturaliste […] selon laquelle les faits normatifs ne sont en rien différents des faits naturels. »74 Le philosophe reconnaît

73 Enoch (2011), p.164.

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cependant que le réalisme non-naturaliste se trouve dans une position difficile face au dilemme darwinien étant donné que les faits normatifs qu’il défend devraient aussi être, puisqu’entièrement indépendants, causalement inertes.75 Il s’accorde donc d’une certaine

façon avec la conclusion de Street selon laquelle faire appel à une certaine capacité rationnelle qui serait capable de percevoir ces faits normatifs indépendants ne saurait répondre à la nécessité d’expliquer notre connaissance de ceux-ci, puisqu’elle devrait alors être une faculté perceptuelle causale, ou non. Affirmer qu’elle est une faculté causale signifierait que les faits qu’elle permet de percevoir ne pourraient pas être causalement inertes, alors qu’affirmer qu’elle ne serait pas une faculté causale rendrait impossible d’expliquer la corrélation entre nos croyances normatives et les faits normatifs indépendants.76 Les vérités normatives indépendantes que postule le non-naturalisme ne

pourraient donc pas en elles-mêmes êtres responsables de nos croyances normatives. Une stratégie que pourrait alors adopter un réaliste moral pour répondre au dilemme de Street serait de défendre justement une vision naturaliste des faits évaluatifs et d'avancer que ceux-ci sont identiques à certains faits naturels. En avançant ainsi que les faits moraux sont réductibles à des faits naturels, il deviendrait alors possible d'affirmer que de manière analogue à la façon dont nous avons été sélectionnés pour être capables d'identifier, avec nos jugements non-évaluatifs, des faits comme les feux, les prédateurs et les falaises, nous avons aussi été sélectionnés pour être capable d'identifier avec nos jugements évaluatifs les faits évaluatifs, qui sont identiques avec les faits naturels.

75 Enoch compare la position du réalisme non-naturaliste au platonisme mathématique en ce qu’il défend des vérités qui « sont supposées être indépendantes des mathématiciens et de leurs croyances, et ainsi les croyances des mathématiciens ne sont pas causalement (ou constitutivement) responsables des vérités mathématiques. » (Nous traduisons) 2011, p.159. Voir aussi section 1.4 du premier chapitre. 76 Enoch (2011), p.163. Pour le philosophe il n’est cependant pas question que l’argument de Street réfute la possibilité du réalisme non-naturaliste, mais ne pose qu’un défi à sa défense.

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Pour être en mesure de relever les défis que pose le dilemme darwinien, Street avance qu'une telle théorie devra alors répondre à deux conditions.77 A) D'abord celle

d'identifier précisément quels faits naturels sont identiques aux vérités et faits évaluatifs indépendants, en plus d’être en mesure d'expliquer comment nous en serons venus à être capables d'identifier, favoriser, valoriser et rechercher ces faits naturels. B) Comme deuxième condition, la position naturaliste, pour qu'elle soit considérée comme véritablement réaliste, devra se défendre de faire appel à une identité des faits évaluatifs à des faits naturels, N, qui seraient reliés d'une quelconque façon à des attitudes évaluatives. Par exemple, une position naturaliste avançant qu'une vérité évaluative Y serait identique au fait naturel N « ce qui est considéré Y par le plus grand nombre » ne saurait être reconnue comme véritablement réaliste selon la taxonomie qu'emploie Street. Encore une fois, il est question pour la philosophe qu’une position réaliste doive laisser concevoir l'éventualité où, peu importe les attitudes et jugements évaluatifs qu'il nous serait possible d'avoir, les faits évaluatifs (et les faits naturels correspondants) resteraient irrémédiablement les mêmes. Il s’agit d’ailleurs selon elle du cœur du débat sur le réalisme moral: une théorie réaliste doit pouvoir défendre l’idée que nous avons des raisons objectives en faveur ou en défaveur des certaines choses, c’est-à-dire peu importe nos dispositions, attitudes, ou points de vue par rapport à celles-ci, et sans compromis.78

Cependant, advenant qu'il serait possible d'avancer une telle position naturaliste, la philosophe considère tout de même qu'elle serait menacée par le même dilemme darwinien. En effet, pour identifier quels faits naturels auraient identité de faits évaluatifs

77 Street (2006), p.136-137.

78 Street (2008), p.222-223. L’auteure fait parfois la distinction entre avoir des raisons d’un certain type et avoir des raisons tout court.

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indépendants, Street nous rappelle qu'il serait nécessaire de faire appel à l'ensemble de nos jugements évaluatifs fondamentaux. Comme le reconnaît Enoch, le dilemme darwinien demande de pouvoir expliquer la corrélation entre nos croyances évaluatives et les faits évaluatifs indépendants que postulent les réalistes.79 Affirmer que certains faits naturels

auraient identités de faits évaluatifs serait donc le type de jugement précis que la question du dilemme demande d’expliquer. Cependant, pour la philosophe, il a déjà été établi que le contenu de nos jugements évaluatifs aura été grandement influencé par les forces de la sélection naturelle. Il serait donc question que le réaliste naturaliste fasse appel à un jugement normatif pour justifier ses autres jugements normatifs substantiels. Il reviendrait alors encore une fois au réaliste de prendre position sur la nature de la relation qu'aurait l'influence de la sélection naturelle sur le développement du contenu de nos jugements évaluatifs et l'identification des faits naturels ayant identité de faits évaluatifs indépendants. Les deux mêmes options se présenteraient avec les mêmes conséquences, soit nier qu'il y ait une relation, ou alors postuler une relation de détection, ce qui reconduit la philosophe à avancer que de telles démarches ne sauraient être fructueuses et que seule l’explication du scénario de l’adaptation peut réussir à rendre compte du phénomène.80

79 Enoch (2011), p.159. Voir aussi section 1.6 du premier chapitre.

80 Dans les mots de Street: « if the tracking account failed as a scientific explanation when it came to arguing that we were selected to track independent evaluative truths, then it will fail even more seriously when it comes to arguing that we were selected to track independent facts about natural-normative identities. For it is even more obscure how tracking something as esoteric as independent facts about natural-normative identities could ever have promoted reproductive success in the environment of our ancestors. The adaptive link account again wins out: the best explanation of why human beings tend to make some evaluative judgments rather than others is not that these judgments constituted an

awareness (however imperfect) of independent facts about natural-normative identities, but rather that the relevant evaluative tendencies forged links between our ancestors’ circumstances and their responses which tended to promote reproductive success. » Street (2006), p.141.

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