• Aucun résultat trouvé

Réconcilier son point de vue pratique et théorique

2. Le constructivisme humien de Sharon Street

2.5 Réconcilier son point de vue pratique et théorique

Selon Sharon Street, la considération du dilemme darwinien devrait donc indéniablement nous mener à conclure que postuler l’existence de vérités normatives entièrement indépendantes de nos attitudes évaluatives nous mène nécessairement vers un scepticisme épistémologique intenable. En effet, la philosophe semble réussir à démontrer que quiconque accepterait la prémisse évolutionniste selon laquelle nos jugements évaluatifs sont, de manière directe et indirecte, saturés de l’influence des forces de la sélection naturelle, se retrouvera dans l’incapacité d’expliquer comment ses jugements normatifs concorderaient avec les vérités normatives indépendantes que postulent les réalistes. À l’inverse, il serait beaucoup plus aisé d’expliquer le lien entre l’influence des forces de la sélection naturelle et nos jugements normatifs en acceptant l’idée que nos attitudes évaluatives se seront développées de manière à rechercher ce qui était favorable à la survie et la reproduction de l’espèce. En d’autres mots, l’espèce humaine se sera adaptée

96 Dans les mots du philosophe: « It is not immediately obvious, then, how to state the remaining miracle. Still, I believe that a miracle remains. Even if as a conceptual matter, evolution could not have had a very different “aim” in “mind”, still our normative beliefs could have been (I think) shaped by forces with a different “aim” in “mind” (forces that for this reason would not merit the name “evolutionary forces”). Some miracle, it seems to me, does remain. But this remaining miracle does not place particularly heavy burden on Robust Realism. » Enoch (2011), p.170-171.

97 Sharon Street prétend que ce présupposé aurait vraisemblablement la forme d’un engagement ontologique aveugle, voir d’un acte de foi, faisant du réalisme moral une forme de « religion » un peu étrange. Street (2016), p. 6. La conclusion peut sembler par contre un peu forte.

72

au cours des processus de l’évolution à ses circonstances et à son environnement en développant des tendances à valoriser ce qui lui était utile, et force est de constater que cette influence peut toujours se retrouver dans le contenu de nos jugements normatifs aujourd’hui.

Si l’anti-réalisme moral semble donc s’imposer à nous comme la position la plus vraisemblable telle que le défend la philosophe, il reste cependant à voir comment l’on peut rendre compte positivement du phénomène moral malgré ce que semble présupposer notre expérience, soit l'impression évidente que nos jugements moraux portent sur des faits réels et objectifs. La réponse anti-réaliste au dilemme darwinien apporte évidemment un premier élément de réponse en défendant l’idée que nos jugements évaluatifs ont une utilité d’un point de vue évolutionniste. Cependant, Street n’est pas sans reconnaître qu’il ne suffit pas de faire appel à cette explication pour justifier l’ensemble du contenu de nos jugements normatifs. En effet, l’auteure admet le fait que tout agent moral se comprend comme un être capable de réfléchir sur son action et sur les raisons pratiques qu’il a de faire certaines choses (ce qu’il « devrait » faire, ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui a de la valeur, etc.), et ce sur des questions qui dépassent largement le cadre des éléments favorables à la survie et la reproduction de son espèce. L’auteure identifie d’ailleurs cette position comme le point de vue pratique de tout agent, soit cette position où nous nous trouvons comme ayant des jugements normatifs qu’on considère vrais, sinon valides à tout le moins. Par exemple, pour Street, lorsque nous considérons que nous « devrions contribuer à UNICEF », nous croyons bel et bien que nous avons des raisons de penser ainsi, que c’est un jugement vrai.98 Cependant, comme nous venons de le voir, force est de constater qu’on

73

doit aussi se comprendre comme des individus occupant une place dans un monde soumis à l’explication causale. Ainsi, même notre position pratique peut s’expliquer par un ensemble de facteurs contingents qui auront formé nos attitudes évaluatives et nos jugements normatifs de telle sorte que si ces facteurs avaient été différents, nos attitudes et nos jugements aussi auraient été différents. Parmi ces facteurs, il est possible de penser à la façon dont nous avons été élevés, à notre culture, au moment dans l’histoire dans lequel nous sommes nés, aux tendances psychologiques que nous avons héritées de nos parents, etc. Cette position dans laquelle se trouve tout agent moral est ce que Street appelle le point

de vue théorique de notre moralité.99 Ainsi, pour être en mesure de rendre compte

adéquatement du phénomène moral, une pensée philosophique devrait pouvoir réconcilier ces deux points de vue que nous avons sur notre expérience morale, et cela ne peut se faire qu’en adoptant une position anti-réaliste nous dit la philosophe.

En effet, pour Sharon Street, comme le dilemme darwinien le démontre bien, l’idée réaliste qu’il existe des faits et vérités normatives qui tiennent indépendamment de nos attitudes évaluatives sous-tend une tension irréconciliable entre nos points de vue pratiques et théoriques sur notre moralité. Pour la philosophe, la seule façon de répondre au défi que pose la réconciliation de ces deux points de vue serait d’adopter une vision anti-réaliste cohérente selon laquelle les choses ont de la valeur ultimement parce que nous leur accordons, et que toute raison normative ne peut que suivre d’un point de vue pratique d’un agent. Par exemple, il serait possible de défendre que le fait que X soit une raison pour un agent A de faire Y est constitué par le fait que le jugement que X est une raison pour A de Y découle de l’examen rigoureux de l’ensemble des jugements normatifs qu’implique la

74

position pratique de A. Ainsi, une telle position postulerait que la vérité normative ne serait simplement qu’une fonction des jugements normatifs que les forces causales nous auront amenés à faire. De cette façon, il serait possible d’expliquer à la fois pourquoi nous semblons avoir des jugements normatifs vrais et en quoi ils sont le résultat de facteurs

contingents. En d’autres termes, les jugements normatifs « vrais » sont ceux qui découlent

de l’examen rigoureux de l’ensemble des jugements normatifs qu’implique notre position pratique (position qui est le résultat de facteurs contingents), et pour les identifier il suffit d’explorer ce qui suit logiquement et instrumentalement de manière cohérente de nos convictions normatives que nous avons en concordance avec les faits non-normatifs.100

Aux premiers abords, une telle position semble effectivement pouvoir répondre de manière satisfaisante au défi que pose la réconciliation de nos points de vue pratique et théorique. Pour Sharon Street, du moins semble-t-elle plus plausible que l’alternative réaliste qu’elle considère qu’elle voudrait que ce ne soit que par un certain miracle que les facteurs contingents qui ont formé notre position pratique nous aient menés à développer des jugements normatifs en accord avec des vérités normatives indépendantes.101 En effet,

lorsqu’on considère que même les plus fervents défenseurs du réalisme reconnaissent qu’on attribue parfois des valeurs à certaines choses,102 alors que les tenants de l’anti-réalisme ne

s’accordent jamais à concéder l’existence de raisons normatives indépendantes de nos attitudes évaluatives, l’idée anti-réaliste selon laquelle les choses ont de la valeur ultimement parce que nous leur accordons semble en ce sens à tout le moins une possibilité.

100 Street (2016), p.15.

101 Street (2016), pp. 21-23. Se référer aux sections 2.2 et 2.3 du présent chapitre.

102 Attribuer ici s’oppose à « découvrir ». Voir section 1.5 sur les désaccords moraux du premier chapitre par exemple.

75

Nous voyons cependant que la solution que propose Sharon Street à ce problème ne prend ni la forme d’un non-cognitivisme, puisqu’il est question qu’il y ait bel et bien une forme de vérité normative, ni celle d’une théorie de l’erreur, puisqu’elle défend qu’il existe effectivement des faits normatifs, mais seulement qu’ils ne sont pas les faits objectifs et indépendants que postulent les réalistes. Ce que propose Street est donc un anti-réalisme moral constructiviste.

Documents relatifs