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Claude Calame

1. Les tékhnai de Prométhée chez Eschyle

Prométhée est le héros culturel à avoir retenu l'attention d'Eschyle qui lui a consacré une trilogie entière. Dans un passage célèbre de la seconde de ces trois tragédies, le héros se vante devant le groupe choral formé par les filles d'Océan des biens nombreux qu'il a accordés aux hommes mortels66.

66 Eschyle, Prométhée enchaîné 436-506. L'authenticité de la tragédie a souvent été mise en question: cf. Griffith, M., Aeschylus. Prometheus Bound,

Dans une première phase -se vante le héros appartenant à la génération des fils de Titans- les mortels vivaient non pas exactement comme des bêtes sauvages, mais comme des fourmis.

Ils passaient leur vie souterraine dans des grottes où ils végétaient comme des formes fantomatiques et des figures de rêve (oneiráton morphaí), à l'instar des pauvres âmes qu'Ulysse rencontre dans l'Hadès, à l'occasion de sa descente aux Enfers67. Pour les hommes, cette obscurité implique qu'ils ne peuvent faire usage ni de la vue, ni de l'ouïe. Mais incapacité sensorielle signifie aussi impossibilité de déchiffrement et d'interprétation: qui ne voit ni n'entend est incapable de percevoir les mouvements des astres; il est dès lors incapable de les interpréter comme des indicateurs pour les travaux des champs. Pour l'homme, exercer ses sens signifie aussi donner du sens. C'est pourquoi Prométhée apporte aux hommes deux types de savoirs. Il y a d'une part les artifices que sont les sophísmata (v.

459 et 470). Ces inventions requérant adresse et ingéniosité appartiennent à l'art sémiotique susceptible de développer l'entendement (gnóme) d'hommes mortels à l'origine aveugles et sourds. Parmi ces savoirs relevant de l'artifice ingénieux on trouve la lecture des signes célestes et l'écriture conçue comme «artisane mère des Muses» (mousométor'ergáne, v. 461) et artifice de la mémoire68; mais il y a aussi les expédients inventifs que sont les mekhanémata (v. 469) et qui fournissent aux mortels des moyens techniques tels que l'art de la voile.

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Cambridge, Cambridge University Press, 1983, pp. 31-35 et Saïd, S., Sophiste et tyran ou le problème du Prométhée enchaîné, Paris, Klincksieck, 1985, pp. 9-80.

67 Homère, Odyssée 10, 495 et 11, 539-635; pour cette conception de la vie des âmes dans l'Hadès, voir Sourvinou-Inwood, Ch., 'Reading' Greek Death. To the End of the Classical Period, Oxford, Clarendon Press, 1995, pp. 56-94.

68 Cette représentation de l'écriture comme expédient artisanal a été développée par Platon dans le Phèdre (274c-275b) par l'intermédiaire du récit de Toth: cf. Vegetti, M., «Dans l'ombre de Toth. Dynamique de l'écriture chez Platon», in Detienne, M. (ed.), Les savoirs de l'écriture. En Grèce ancienne, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1988, pp. 387-419. Saïd, op. cit., pp. 131-186, a bien montré l'ambivalence des techniques prométhéennes et leurs relations avec les savoirs dispensés par les Sophistes.

Tous ces produits de l'invention de Prométhée dépendent de l'intelligence artisane, de la mêtis69. Ils correspondent à des savoirs techniques (tékhnai) et à des voies pratiques (póroi) permettant aux hommes mortels d'échapper aux apories du non-civilisé. S'y ajoutent encore, probablement saisies également en tant que mekhanémata, les différents remèdes (pharmaká) susceptibles par un juste mélange de guérir les malades, ainsi que les différents arts oraculaires qui, en tant que sophísmata, permettent d'éclairer et d'interpréter des signes (sémata, v. 498) obscurs. Avec une seule allusion au sacrifice sanglant (v. 496-497), les rapports des humains avec les animaux ne sont pris en considération que dans la mesure où ils rendent plus faciles et plus transparents les relations des hommes avec les dieux et avec leur volonté. La structure annulaire qui englobe ces différents arts techniques dans la catégorie des tékhnai (v. 477 et 506; voir aussi v. 497) les adresse à l'ensemble du genre humain (ánthropoi au v. 501); ils sont finalement présentés comme des sources de profit (ophelémata, v. 501) pour tous les hommes.

La contribution de Prométhée à la fabrication et à la civilisation de l'homme consiste donc en différentes techniques qui facilitent, en particulier, la communication des mortels avec les dieux.

Pourquoi donc Zeus aurait-il dû prendre ombrage de ces dons du Titan aux humains?

Qui se considère comme sensible à la dimension énonciative de tout texte envisagé en tant que discours ne saurait mettre entre parenthèses le contexte de la longue tirade mise par Eschyle dans la bouche de Prométhée. A cet égard, plusieurs phénomènes d'ordre intra-discursif sont à relever. Tout d'abord au nunc (intra-discursif) de l'éloge par Prométhée des dons dont il a gratifié les hommes correspond un hic dramatique précis. Au moment où il récite sa tirade, le héros se trouve aux confins de la terre habitée, sur l'une

69 Voir notamment Detienne, M., Vernant, J.-P., Les ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974, pp. 84-103.

des frontières du monde connu par les Grecs. Il a été conduit en cette région liminale de la lointaine Scythie par Force et par Violence; Kratos et Bia le contraignent donc à séjourner dans «un désert sans mortel» (ábroton eis eremían, v. 2). Dans la mise en scène imaginée par Eschyle, Prométhée parle donc dans une région totalement privée de civilisation70.

Dans ce même prologue de tragédie, on apprend également qu'en se montrant un philánthropos, (v. 11 et v. 27), Prométhée a précisément dépassé les limites de la justice (díke, v. 30). Dans la mesure où il a accordé aux mortels des honneurs (timaí) d'origine divine, il n'a pas respecté le pouvoir souverain (turannís, v. 10) de Zeus. C'est pourquoi il a suscité la colère des dieux en général. C'est ainsi que Prométhée, à nouveau de manière paradoxale, se révèle être un hubrístes, un être qui a franchi les limites assignées à l'homme mortel71. Au moment où le héros est enchaîné au rocher aux confins du monde habité, Kratos peut lui adresser les mots suivants:

Maintenant fais ici l'arrogant (húbrizei) et dépouille les dieux de leurs privilèges pour les donner aux éphémères mortels.

Quelle réponse les mortels seront-ils capables de donner à tes peines?72

70 Eschyle, Prométhée enchaîné 1-22 et 28-30. Kratos et Bia sont les puissances de la nouvelle souveraineté exercée par Zeus: cf. Griffith, op. cit., pp.

80-81. Quant à la position marginale de la Scythie en particulier dans la représentation du monde habité donnée par Hérodote, voir Hartog, F., Le miroir d'Hérodote. Essai sur la représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 2001, 3e éd., pp. 69-97.

71 Sur le concept de húbris comme franchissement indu des limites assignées à l'homme notamment chez Eschyle, voir en particulier Lloyd-Jones, H., The Justice of Zeus, Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press, 1971, pp.

28-54 et 85-99.

72 Eschyle, Prométhée enchaîné 82-84; la signification du verbe hubrízein est explicitée par Griffith, op. cit., pp. 98-99.

Comme c'est fréquemment le cas dans la tragédie, la leçon provisoire de l'histoire est formulée par le chœur. D'une part, précisément avant la longue rhêsis au cours de laquelle Prométhée énumère tous les savoirs techniques et les bienfaits qu'il a accordés à l'homme, les choreutes dénoncent le pouvoir violent (kratúnon, v.

402) de Zeus. Par son arrogance (huperéphanos, v. 404), le dieu a lui aussi dépassé les limites! D'autre part, les mêmes choreutes reconnaissent juste après la tirade de Prométhée que le héros n'a pas craint la puissance de Zeus (comme ces jeunes Océanides tendraient au contraire à le faire); elles estiment que le héros a démontré à l'égard des mortels trop de respect (sébei, v. 543). Au pouvoir autoritaire (krátos) de Zeus le «tyran» est opposé l'entendement (gnóme) des choreutes elles-mêmes (v. 527), puis de celui de Prométhée (v. 543)73.

Avec ce contraste, l'action n'a naturellement pas encore atteint son terme. Que le Prométhée enchaîné ait été réalisé ou non par Eschyle, le drame appartient à une trilogie74. En probable position centrale dans le triptyque, le Prométhée enchaîné devait être représenté après le Prométhée porte-feu et avant le Prométhée libéré. Dans la troisième tragédie, Héraclès délivrait finalement Prométhée de ses liens en échange d'indications sur le chemin pour atteindre le jardin des Hespérides. Libéré sur l'ordre de Zeus, Prométhée devait porter une couronne rappelant son enchaînement75. Ainsi, en conclusion à la trilogie, un produit de l'activité artisanale de l'homme était donné comme le souvenir (mnêma) matériel du travail artisanal que représentent les liens

73 Eschyle, Prométhée enchaîné 526-543; pour la première partie de ce bref stasimon, voir Griffith, op. cit., pp. 182-186, et, en général, Saïd, op. cit., pp. 302-310.74 La question de la trilogie est traitée notamment par Griffith, op. cit., pp. 281-305. On pourrait ajouter ici le chant choral de Sophocle, Antigone 332-375: «Parce qu'il dispose des ingénieux moyens d'un savoir technique plein d'espoir, l'homme emprunte parfois le chemin du mal, parfois le chemin du bien» (v. 364-366).

75 Eschyle fr. 202 Radt; cf. aussi p. 306 Radt. Il convient de ne point oublier que, précisément dans l'Athènes classique, Prométhée est l'objet d'un culte héroïque: cf. Pisi, P., Prometeo nel culto attico, Roma, Ateneo, 1990, pp. 21-51.

forgés par Héphaïstos, par ailleurs eux-mêmes un symbole métaphorique du pouvoir de Zeus; mais, dans un processus d'ordre étiologique, il est aussi la marque de la réconciliation entre Zeus le tyran et Prométhée le philanthrope.