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PARTIE I CLÉS DE COMPRÉHENSION GLOBALES ET SPÉCIFIQUES

1. CADRE D’ANALYSE

1.2 Le système des professions : nouvelles formes de coordination

Dans cette section, nous nous intéressons à l’activité professionnelle et, de façon plus large, à la sociologie des professions. Il s’agit d’un autre passage obligé pour

comprendre notre objet de recherche. À l’instar du cadre bureaucratique, l’activité professionnelle est également soumise à l’influence de l’environnement, qui

marquera son histoire, évolution et pouvoir. Mettre le travail infirmier en perspective avec d’autres professions m’apparaît être un angle d’analyse pertinent et utile pour mieux le comprendre. Pour ce faire, nous aborderons des classiques en matière de sociologie des professions pour ensuite nous référer à des œuvres plus

contemporaines qui tiennent compte des l’évolution des systèmes professionnels et de leur lien avec les formes d’autorité, dont celle administrative. De la sorte, nous

acquerrons des outils nécessaires pour comprendre, comme nous le verrons au chapitre 4, l’histoire et l’évolution du travail infirmier, d’une part, et les enjeux auxquels la profession infirmière fait face aujourd’hui, d’autre part.

La licence et le mandat

Hughes (1958) estime qu’une profession est le fait de posséder une licence pour contrôler son travail et un mandat pour l’accomplir. La première est, ni plus ni moins, la permission légale pour accomplir certaines activités tandis que la deuxième

représente l’« insistance » d’un groupe occupationnel à contrôler certaines activités au détriment d’autres occupations. La traditionnelle domination médicale sur le travail infirmier est un exemple patent (ex. sage-femme, infirmière praticienne). Dans son ouvrage, l’auteur ne s’attarde pas tant à questionner les différences qui opposent une occupation d’une profession, mais davantage à comprendre la relation qui s’opère entre la licence et le mandat, aux circonstances de leur apparition, mais aussi à la façon dont ils sont « attaqués », changent ou se transforment. Pour ce faire, il s’attarde longuement au pouvoir d’un professionnel de voir la société différemment et d’appliquer des sanctions sociales à certains aspects de la vie par le biais de

connaissances, de techniques et d’un langage abstraits. Pour qu’il soit reconnu à l’intérieur d’une profession, le savoir ainsi développé doit être en mesure d’offrir un

service à un client.

Hughes (1958) développe également les questions du rôle social et de la division du travail. En ce qui concerne la médecine, par exemple, cette division se définit en vertu de la confiance du public dans les compétences techniques du médecin ainsi que par leur « foi » en le système médical. C’est dans cette division du travail qu’une

hiérarchisation des tâches se définit et que les rôles sociaux s’établissent; par exemple les médecins prendront toujours la décision ultime et auront les infirmières comme « bras droit », en quelque sorte. La circulation des carrières s’effectuera à l’intérieur de ces frontières en plus de viser, ultimement, une portée « universelle » afin que le travail puisse s’accomplir dans une variété de situations8.

La hiérarchisation des professions au sein du secteur de la santé met en valeur les différents statuts des groupes d’individus et de leur pouvoir respectif à l’intérieur des organisations. La médecine constitue en quelque sorte l’« idéal-type » de pouvoir socio-économique et de reconnaissance sociale et légale. Même si les infirmières possèdent une histoire et un développement qui, au fil du XXe siècle, leur ont permis d’accroître, au Québec, leur reconnaissance légale (ex. Ordre professionnel) ou

8Le cas de la médecine est intéressant car, malgré le contrôle qu’ont les médecins sur leurs tâches et le mandat social dont ils bénéficient de la part du public, ils n’ont pas le monopole « universel » compte tenu, entre autres, des conceptions différente de la maladie à travers le monde (Abbott, 1988).

encore, dernièrement, par la reconnaissance du statut d’« infirmière praticienne », il reste néanmoins que leur pratique est clairement, et légalement, influencée par le pouvoir médical. Dans ce rapport contextualisé, certains auteurs considèrent même qu’elles ont un statut de « semi-professionnelles ».

Les semi-professionnels et les professionnels : la médecine comme idéal-type révisé

Un de ceux-là, Etzioni (1964), souligne en effet que les infirmières ne peuvent être considérées, selon une perspective sociologique, comme un groupe « professionnel », mais plutôt « semi-professionnel ». Dans son analyse, l’auteur tient compte des règles bureaucratiques qui encadrent leurs tâches au sein des organisations dans lesquelles elles travaillent: moins d’autonomie, évaluation de leur travail par une autorité administrative, davantage de règles institutionnelles, etc. L’auteur estime que les professions telle la médecine ont, au contraire, davantage d’autonomie, sont soumis à une évaluation par leurs pairs et ont une pratique qui est davantage guidée par un savoir académique de plus longue durée et moins par des règles administratives9.

Freidson (1970) a sûrement été l’un de ceux qui a le mieux approfondi la place de la médecine au sein des professions, notamment en étudiant ses influences politiques et culturelles. Pour ce faire, il s’est penché sur la construction du corpus de

connaissances ainsi que du niveau d’autonomie dont elle dispose sous forme de démarche comparative avec diverses professions, dont le droit, à travers le temps et différents pays. Selon lui, les professions sont organisées pour contrôler les

conditions de leur travail, le développement de leurs connaissances ainsi que le territoire exclusif de leur marché de travail. Il affirme que l’organisation politique est

partie intégrante de l’autonomie qu’aura une profession à l’intérieur d’une société. À cet égard, il estime que ce sont les États-Unis qui offrent le plus d’autonomie à la médecine en raison d’un contrôle étatique moins élevé comparativement à d’autres pays tels que la France. À l’instar de Hughes (1958), il s’intéresse également à la pratique quotidienne des médecins, à leur autonomie à l’intérieur de la division du

travail ainsi qu’aux rapports – formels et informels - qu’ils entretiennent avec leurs pairs ou les autres collègues. Ces derniers, nous dit-il, participent au maintien de leur place privilégiée au sein de l’organisation du travail.

De son côté, Larson (1977) a surtout examiné la relation des professions au marché et au système de classes. Elle montre plus spécifiquement comment les occupations que nous nommons professions se sont organisées pour dominer un marché et comment elles s’inscrivent dans un processus au cours duquel des producteurs de services spécialisés se constituent et contrôlent leur expertise. C’est cette quête

« monopolistique » qui constitue l’angle d’analyse de l’auteure. Cette dernière estime que les élites de la société commanditent et protègent les professions qui, de leur côté, définissent et construisent une réalité sociale qui leur confère une expertise : les professions dépendent ultimement du pouvoir de l’État à leur conférer une protection. Ce faisant, elle estime qu’une profession n’est pas uniquement une catégorie

occupationnelle, mais que son existence est plutôt reliée aux problèmes qui touchent les « stratifications sociales » : l’auteure place les professions au niveau de la classe moyenne et moyenne-élevée à l’intérieur d’une société. Dans cette optique, la profession médicale représente en quelque sorte l’idéal-type de ce modèle. Cette vision des professions constitue en quelque sorte l’antithèse de la bureaucratie et, en ce sens, elles se sont développées de manière plus spontanée dans les pays anglo- saxons qu’en Europe, cette dernière ayant une structure plus bureaucratique et une plus grande centralisation gouvernementale.

Freidson (1986) s’attarde longuement sur les difficultés à définir des professions. Il estime que celles-ci s’éloignent certes des occupations, mais, à l’instar de Hughes (1958), il cherche surtout à comprendre le processus qui favorise leur

professionnalisation à l’intérieur de l’organisation sociale du marché du travail. Il insiste également sur l’importance de comprendre l’émergence des professions selon un contexte historique et national déterminé, en s’attardant surtout aux pays anglo- saxons et à leur difficulté à définir ce concept compte tenu de l’apparition de nombreuses occupations au cours du développement de la classe moyenne dans un

marché caractérisé par une philosophie de laisser-faire. Contrairement à l’Europe, c’est le « mouvement » d’une occupation pour sa reconnaissance et sa protection à l’intérieur d’un marché qui prédomine, entre autres par le biais de l’attachement, la

loyauté et la compétitivité de leurs membres, et moins leur appartenance à de

prestigieuses institutions.

Mais il serait faux, aujourd’hui, de considérer les infirmières de la même manière que nous le faisions il y a quelques décennies. Les membres de ce groupe ont gagné en reconnaissance académique et légale, en plus de bénéficier d’une plus grande autonomie face aux médecins et de s’être positionnés dans des rôles décisionnels au sein des organisations de travail. En ce sens, Freidson (1986) souligne que le modèle wébérien des organisations rationnelles-légales s’oppose à l’autonomie et à la marge de manœuvre revendiquées par les professionnels dans l’accomplissement de leurs tâches, que ce modèle tend aujourd’hui à adopter une forme plus souple. Il est aujourd’hui important de considérer le fait que les infirmières, bien qu’elles ne correspondent pas pleinement à l’idéal-type professionnel et qu’elles travaillent au sein d’une division du travail hiérarchisée et dominée par les membres de la

profession médicale, bénéficient tout de même d’une marge de manœuvre dans leurs tâches qui se définie entre autres par la notion de « discrétion » (Friedson, 1986, p. 169) caractéristique de l’exercice de leurs fonctions. Mais, répétons-le, cette dernière est influencée par la division du travail à l’intérieur de laquelle elles travaillent et, en plus, par le type de diagnostic et le traitement. Mais c’est tout de même cette

« discrétion » qui modifie, par exemple, leur relation avec les gestionnaires, entre autres en ce qui a trait à l’allocation des ressources :

« Parce que la discrétion est intrinsèque à la performance de la tâche professionnelle, il est théoriquement plus facile pour un professionnel que pour un autre travailleur de (négocier avec succès) avec ce qu’il considère être des ressources inadéquates car davantage de flexibilité leur est possible que ceux dont la cadence

(de travail) est liée à une chaîne de montage » (Freidson, 1986, p. 169, traduction libre)10.

La profession en tant que système complexe

Abbott (1988) s’appuie sur les principaux concepts développés par les précédents auteurs pour développer sa réflexion sur les notions de « revendication » et de « juridiction » en plus d’approfondir les éléments qui gravitent autour de la « frontière » des professions. Selon lui, une profession contrôle des tâches et un savoir abstrait en vue d’assurer sa domination face aux revendications de territoires venant de l’extérieur de sa juridiction professionnelle; un contrôle de techniques et de connaissances abstraites permet entre autres à une profession de s’assurer un

monopole dans une économie de marché. Selon l’auteur, les actes professionnels se définissent principalement par deux concepts clés : diagnostic et traitement. Or, les traitements sont surtout développés par un savoir académique qui se veut plus symbolique que pratique, servant alors à légitimer une pratique professionnelle. Il donne en exemple le fait que les découvertes médicales sont issues de recherches qui seront mises en pratique par les médecins et non les chercheurs, bien que le public ait tendance à associer ces deux groupes. Les connaissances abstraites d’une profession et l’efficience de ses traitements sont deux dimensions qui influenceront sa crédibilité face à l’opinion publique. En fait, nous dit l’auteur, les connaissances doivent être suffisamment abstraites pour conserver leur prestige et les traitements suffisamment efficients pour conserver la confiance du public. Selon l’auteur, la dimension de savoir académique et celle de frontières d’une pratique professionnelle se définissent dans un environnement particulièrement complexe et dynamique qui se caractérise par les éléments suivants :

10 « Because discretion is intrinsic to professional task performance, it can in theory be easier for professional than it is for other workers to cope with what is seen as inadequate resources because more flexible adaptation is possible for them than it is for those whose pace is tied to the speed of an assembly line » (Freidson, 1986, p.169).

 Les « assauts » d’une profession sur des frontières d’une autre profession (la chiropratique sur la médecine ou la psychiatrie sur le droit, par exemple);  La clarté juridique d’une frontière professionnelle;

 Les forces « sociales » (démographie, technologie, politique, économie);  La compétition entre les professions pour influencer l’opinion publique.

Comme nous venons de le voir, un système professionnel est influencé et mis en forme par le contexte historique, national et social d’une société. Des sources

d’influences variées et diversifiées (démographie, politiques publiques, organisations de travail, etc.) favoriseront tantôt le contrôle d’une profession sur des connaissances et des techniques abstraites, tantôt un déplacement relatif de ce pouvoir au profit d’autres occupations « licenciées » qui revendiqueront un « mandat du public », reconnu légalement, pour leur offrir un service. Mais il apparaît également important de saisir d’autres éléments qui influencent de nos jours cette sociologie des

professions.

Lamothe (1996) a cherché à comprendre le fonctionnement de la structure professionnelle clinique d’un hôpital de soins ultraspécialisés, et comment elle s’articule avec le système administratif. Pour ce faire, elle s’est plus spécifiquement intéressée à deux dimensions : 1) interrelations et divers mécanismes de coordination utilisés par les professionnels dans l’exécution de leurs tâches et 2) fonctionnement du système administratif et ses liens avec le centre opérationnel. La lecture de sa thèse nous permet de mieux comprendre l’évolution de la sociologie des professions depuis les écrits majeurs précédents. Elle illustre de quelles façons plusieurs

professionnels redéfinissent leurs domaines de juridiction tout en développant une « pratique d’ensemble ». Cette analyse s’avère éclairante à la lumière des

transformations organisationnelles des dernières années et de leurs impacts sur les professions.

En se référant à un certain nombre d’auteurs11 qui ont étudié l’évolution des

professions au cours des dernières décennies, Lamothe (1996) se questionne à savoir si les conditions sociales actuelles favorisent toujours le maintien des mécanismes élaborés par les institutions d’enseignement et les associations professionnelles. L’auteure précise les axes qui influencent la relation professionnel-client : le

professionnalisme, les choix du client et l’État. Dans les trois cas, nous assistons, dit-

elle, à une pression sur les systèmes professionnels traditionnels. Chacun des axes met en effet en valeur les éléments suivants : 1) les spécialisations affaiblissent

l’homogénéité professionnelle, qui se répercute par une efficacité de contrôle moindre de la profession, 2) les clients mieux informés exercent une pression sur l’autonomie professionnelle et 3) les orientations étatiques contrôlent davantage les professions, entre autres, dans leurs choix technologiques ou sur les questions d’ordre éthique. Sur ce dernier point, précisons également que la place de plus en plus grande que

prennent maintenant les gestionnaires renforce leur position face au pouvoir des professionnels, surtout en raison du rôle que leur confie l’État dans une perspective de restrictions budgétaires.

Bien que ce ne soit pas le but de l’auteure, cette dernière idée peut être mis en lien avec le propos de Dubar (1996a) à l’effet que l’intérêt des dirigeants est de réduire l’autonomie et le pouvoir des professionnels alors que ces derniers ont plutôt comme objectif de s’organiser et de défendre leurs positions. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’il analyse la notion de compétence comme un rapport de forces au service de l’entreprise afin de déqualifier les salariés. Selon lui, la seule façon de définir empiriquement les identités professionnelles et sociales de ces derniers est de

considérer les positions occupées par les individus à l’intérieur du « procès du travail et de leur appartenance de classe, c’est-à-dire leur position dans les rapports sociaux de production » (Dubar, 1996a, p. 162).

Conclusion

Nous avons vu comment les systèmes professionnels se sont historiquement construits à l’intérieur d’influences de la part de l’environnement qui prend des formes diverses. Depuis les années 90, un contexte de restrictions budgétaires donne davantage de pouvoir administratif sur le centre opérationnel constitué de

professionnels. C’est dans ce contexte qu’une remise en question s’affiche à l’endroit des « mécanismes » élaborés par les associations professionnelles et les

établissements d’enseignement (Lamothe, 1996).

Les piliers intellectuels en matière de sociologie des professions nous invitent à bien comprendre la manière dont les attaques et l’insistance de certains groupes

influencent, à travers le temps, les notions de licence et mandat. La pensée de Abbott (1988) s’avère alors d’une grande pertinence en vue de saisir les multiples éléments en jeu non seulement à l’intérieur des frontières professionnelles, en particulier le contrôle des tâches et du savoir abstrait, surtout en matière de diagnostic et de traitement, mais aussi à l’extérieur, en particulier les « forces sociales » que nous avons déjà identifiées (démographie, politique, économie, technologie). S’il y avait un point à retenir en ce qui concerne l’évolution de la sociologie des professions, celui de l’influence d’un environnement complexe et dynamique sur les frontières professionnelles serait sans contredit le plus important.

Loin de remettre en question le « statut » social des professionnels et la division hiérarchique du travail, surtout dans la domaine hospitalier, avec la médecine comme « idéal type », il reste néanmoins que leur pouvoir de « sanctions sociales » (Hugues, 1958) n’a plus la même portée qu’autrefois. C’est ainsi que la nuance théorique que Mintzberg (1982) apporte à la pensée de Etzioni (1964) en ce qui concerne le lien entre le pouvoir administratif et celui professionnel est d’une grande pertinence, surtout dans un contexte de restrictions budgétaires et de problématiques complexes et dynamiques. Dans l’environnement actuel, le piège en matière de gestion d’une organisation de professionnels de la santé serait de mettre en place des formes de contrôle propres à la bureaucratie mécaniste qui ne tiendraient pas compte des capacités de communication et de coordination entre les professionnels. Cette

dernière tendance a le mérite de valoriser le concept de « discrétion » (Freidson, 1986) propre à l’activité professionnelle, dont celle les infirmières, et constitue une voie qui apparaît prometteuse afin de répondre à l’environnement et aux

problématiques complexes et dynamiques actuelles. Tous ces éléments s’inscrivent dans un contexte de changements qui influencent considérablement les interactions professionnelles, et plus particulièrement les approches de gestion qui tendent à privilégier l’interdisciplinarité, le client, le partenariat ou encore le milieu de vie.

Enfin, ces dernières considérations évitent finalement de ne pas suffisamment

distinguer l’organisation hiérarchique industrielle de l’organisation professionnelle, et particulièrement l’offre de service spécifique que nous retrouvons chez cette dernière, et qui fait appelle à des « compétences relationnelles » (Gadrey, 1996). Elles

permettent également de faire la nécessaire nuance entre une sociologie traditionnelle française, prise dans un contexte historique et social qui lui est propre et les

caractéristiques sociétales québécoises, en particulier la plus grande souplesse de son cadre législatif.

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