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I must create a system, or be enslaved by another man’s

William Blake

Si la poésie demeure cette tentative de rendre sensibles des forces invisibles, nous croyons qu’elle peut envahir le champ cinématographique par une mise en forme multisensorielle qui donne à ressentir les images de façon parfois plus prenante que dans une forme plus classique, celle de la poésie littéraire. Par le moyen des images, nous avons cherché à décrire cette poésie en nous attardant à l’expérience immédiate du régime de sensation, « métastable » dans le cas de Malick. Par des moments empreints de « photogénie », fugaces et mobiles, nous avons parlé de « sensation », de « sentiment » et de « monde du sentir » pour mieux cerner comment la manifestation de la poésie s’opérait. Nous avons exploré des concepts de Merleau-Ponty tels que la

75 Dupond, Pascal. 2008. Dictionnaire Merleau-Ponty. Paris : Ellipse, p. 204.

« chair », le « chiasme », la « réversibilité », « l’entrelacs » et la « déhiscence » pour chercher une résonnance tangible dans le cinéma de Malick. Nous avons décrit plusieurs scènes des films en les comparant à d’autres médiums artistiques, tels que la peinture avec Andrew Wyeth et la littérature avec William Faulkner. De cette façon, nous avons montré que cette force de poésie ne s’affirmait pas uniquement au cinéma, mais bien ailleurs, renforçant sa complexité, mais aussi son potentiel de réfringence. Ces réflexions nous ont permis de découvrir une phénoménologie de la gravitation et de la lumière chez Malick, qui rend visibles des forces de mouvement et de temps. Par ses personnages, nous avons découvert que la gravitation et la lumière agissaient telles des ondes sensibles qui permettaient au spectateur d’avoir accès au monde du sentir des films. Par cette « réversibilité », la peinture, la littérature et le cinéma nous regardent comme nous les regardons, et c’est peut-être par cette « armature » qu’est l’écran, la toile ou l’écriture que nous nous versons dans l’œuvre d’art tout comme elle se verse en nous.

Chapitre 2 : La poésie sonore, les voix « ouvertes », les

bruits et la musique : une seule partition musicale,

regards poétiques autres

Un enfant nage sous l’eau enveloppante d’une piscine à ciel ouvert. Les trois frères de la famille O’Brien s’amusent sous le regard détendu de leurs parents. Ils sont enjoués, se taquinent entre eux, nous remémorant un moment typique des loisirs de l’enfance. Ils plongent tour à tour dans l’eau. Soudainement, un corps surgit, flottant, la tête immergée. Un sifflet retentit alors que les parents O’Brien observent la tragédie. Doucement, la symphonie no

1 de Malher nous fait entendre ses premières notes. La musique est-elle simplement un matériau musical ou une présence à part entière ? Nous voyons le garçon noyé sous l’eau. Nous sommes sous lui ; sa silhouette se détache de la lumière qui le berce, créant une auréole.

Illustration retirée / Fig. 16 : L’enfant noyé dans The Tree of Life (Terrence Malick, 2011).

© Cottonwod Pictures, River Road Entertainment, Brace Cove Productions et Plan B Entertainment.

Le silence de l’espace sous-marin contraste avec les déplacements visuels hors de l’eau. L’enfant est retiré du bassin, sa mère suppliant qu’on le réanime. Sa voix paniquée et implorante se masque soudainement pour nous laisser entendre le doux

clapotement de l’eau. Le film s’anime par lui-même ; les éléments sonores et visuels construisent de leur propre chef le montage. On aperçoit la mère des trois garçons regarder le drame, impuissante. Les deux mères se ressemblent à s’y méprendre, si bien qu’il nous faut observer la scène attentivement pour vérifier que ce n’est pas un fils O’Brien qui vient de se noyer. Le bruit ambiant revient tranquillement. Jack, l’ainé des frères, observe la scène, horrifié. Regarde-t-il la mort pour la première fois ? Le père O’Brien essaie de réanimer l’enfant, sans succès, puis éloigne la foule du drame. Les gens sont réticents à partir, presque hypnotisés par l’évènement.

Nous voilà à l’enterrement du garçon. Les trois frères font des pirouettes entre les pierres tombales, tentent de s’effrayer tour à tour. On entend le vent, puis leurs rires. Jack apparait dans un fragment de mémoire à contrejour, baigné d’une lumière qui rappelle la silhouette de l’enfant noyé. Sa mère lui fait boire de l’eau, eau qui a noyé son ami. Le son direct nous ramène au cimetière où les frères jouent. Ces sons se masquent alors que la caméra s’élance à la poursuite de l’un des frères. Nous ne savons plus si l’image crée les modulations du son ou si le son bouscule l’image. Encore, est- ce leur enlacement qui dessine la trajectoire du film ? Nous voyons un plan de l’enfant noyé (ou est-ce un frère O’Brien ?) sous terre, les yeux ouverts. La voix de Jack surgit : « Was he bad ? » C’est maintenant la musique classique d’Alexandre Desplat qui accompagne la scène. Le jeune noyé sous terre ferme les yeux. Les trois frères regardent à l’intérieur d’un trou. Sur le terrain de la famille, R-L demande à sa mère : « Will you die too ? You’re not that old yet, mom ? » La famille marche vers le jardin. La mère O’Brien apparait sous un cercueil de verre au milieu de la forêt ; la végétation reprend possession de son cadavre. Jack joue à la balle, demandant au ciel : « Where were you ? » La voix de Jack n’est pas individualisée ; elle se meut comme une parole immémoriale, celle du premier et du dernier des croyants questionnant les cieux. Est-ce réellement lui qui parle, s’agit-il de notre voix, de la voix humaine ? Est-elle prononcée au passé, au futur, au présent ? Les trois garçons se disputent la balle, qui sans cesse apparait puis disparait au-dessus d’eux. Jack poursuit : « You let a boy die. » Dans la maison familiale, nous avançons vers le vent qui soulève les rideaux. Devant les

décombres de la maison incendiée du voisin, les pierres jonchent le sol. Le jeune ami de Jack regarde les débris de sa demeure : « You let anything happen. » La tête de son ami nous laisse observer les brûlures qu’il a subies lors d’un l’incendie. Nous voyons les flammes envelopper bruyamment sa maison. Il regarde son copain brulé, et des hommes donnent des coups de masse dans la pierre pour concasser les débris restants. Des camions de la ville projettent de l’insecticide dans le quartier. La troupe d’amis plonge dans la fumée qui s’échappe. L’un d’eux s’écrit joyeusement : « I see nothing ! » La voix de Jack nous dit alors : « Why should I be good, if you aren’t ? »