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Le tout naturel : l’animal et l’homme

2.2. Regards poétiques autres

3.1.2. Le tout naturel : l’animal et l’homme

Le romantisme s’affirme aussi dans la prise de conscience du potentiel sensible qu’offre la nature. La nature est un tout chez Malick. Elle constitue le monde en dehors de l’action de l’homme et de l’animal. L’homme et l’animal sont des figures comprises comme faisant parties de ce « tout naturel ». Ces figures se différencient des plantes ou des montagnes par leur autonomie, l’amplitude de leur mouvement, leur sensibilité et, chez l’humain, cette faculté d’intellectualisation. Il y a chez Malick la présence constante d’animaux, sans doute pour ramener l’homme à la relation profonde qu’il entretient avec la nature, la figure animale étant un moyen de réfléchir la forme vivante de cette correspondance. Les animaux, souvent en danger de mort dans le récit malickien, rappellent sans cesse la fragilité de la vie, reflétant alors la friabilité de l’expérience humaine. Une biche s’enfuit des champs brûlés de Days of Heaven, un chien mort git près d’une poubelle lors de la collecte de déchets faite par Kit dans Badlands, un oisillon tombé d’un arbre lors de la bataille dans The Thin Red Line s’ébat contre la mort, les garçons dans The Tree of Life font voler un crapaud sur un feu d’artifice, les bisons monumentaux (décimés à la fin du XIXe

siècle) entourent la voiture des amants de To the Wonder, les Algonquins de The New World s’enveloppent de fourrures animales pour survivre à l’hiver. Il y a aussi cette présence envahissante de la nature qui contient l’homme et l’animal. La neige endort les champs de Days of

196 Le Blanc, Charles, Laurent Margantin et Olivier Schefer. 2003. La forme poétique du monde, Anthologie du romantisme allemand. Paris : José Corti, p. 37.

Heaven, la terre refuse d’offrir l’or tant espéré par les colonisateurs dans The New World, l’enfant Mélanésien doit nager dans la mer pour s’endormir pour la sieste, les garçons de The Tree of Life se réfugient dans les herbes hautes pour pleurer leur déménagement, Kit et Holly s’enfoncent dans un désert sans fond pour fuir le monde « civilisé », Neil avance dans l’eau boueuse polluée par l’exploitation pétrolière dans To the Wonder.

Ces animaux et cette nature persistante et survivante sont-ils simplement le goût démesuré d’un cinéaste pour la beauté ? Nous y voyons avant tout un système de relations offrant une totalité opaque dotée d’une force agissante et réactive (un mouvement de va-et-vient). La nature et les animaux sont parfois indifférents à l’homme, comme les bisons dans To the Wonder et les herbes aux vents de The Thin Red Line, nous faisant alors sentir une immensité qui déborde la figure humaine. La nature et les animaux réagissent parfois à la présence de l’homme, comme le gibier s’affolant autour de la moissonneuse dans Days of Heaven, les remous de l’activité humaine nous tirant alors vers l’effroi. La nature et les animaux affectent aussi l’homme, comme cette terre qui fait mourir de faim les colonisateurs dans The New World, où la rivière qui refuse d’offrir des poissons à Kit dans Badlands. Voilà un ensemble de relations complexes non sujettes à une centralisation autour de la figure humaine. L’homme n’est pas au-dessus du système naturel chez Malick ; il en fait partie et participe à sa destruction ou sa vitalité. Voilà pourquoi la nature est si présente : elle est vivante, au cœur même de l’existence et du devenir.

La nature dans la philosophie romantique est chaotique. Le chaos n’est pas l’absence d’ordre, mais la totalité insaisissable de l’absolu. Pour Schlegel, l’homme peut extraire du chaos de l’intelligible. La totalité de cette nature chaotique ne peut être saisie, mais cette quête d’absolu permet de sélectionner au moyen de l’intuition certains morceaux de sens. Cette sélection possible dans le chaos est nommée « inconditionné », du mot allemand das Unbedingte, signifiant « ce qui est valable sans restrictions et […] libre

de toutes déterminations197

». N’est soumis à aucune condition celui qui possède cet absolu en lui, et qui crée ainsi un système de relations propres et libérées de toute contrainte198

. Malick accomplit-il cette pensée romantique en retirant du chaos de la nature des compositions de sens ? Il tente de rendre intelligible ce que la nature exprime en elle-même : « Elle est une impulsion intérieure ou une conviction qui nous enseigne l’importance de notre propre épanouissement naturel et de notre solidarité avec celui des créatures auxquelles nous sommes apparentés. C’est la voix de la nature en nous199

. » Malick s’inscrit dans la pensée d’Emerson, pour qui « La nature contient déjà dans ses formes et ses tendances la description de son propre dessein200

. » Pourquoi « Le balancement des branches dans la tempête est nouveau pour moi et ancien201 ? » La nature possède-t-elle une force morale, spirituelle et philosophique qu’il faut décrire et explorer ? Lorsque je regarde la jungle dans The Thin Red Line, je me regarde par ses yeux : la jungle se pense en moi, elle me surpasse, son organisation m’engloutit. Son chaos, « l’inconditionné » qu’elle porte me souligne ma propre fragilité, il me place à ma juste place dans l’univers. La jungle est à la fois en moi et hors de moi. Lorsque je suis en son creux, elle me rappelle les relations que j’entretiens avec la nature. Malick nous remémore que l’homme n’a jamais surpassé la nature. L’homme s’est éloigné de ses dangers et a réduit ses traces pour croire en un certain contrôle. En le faisant, il a oublié que la nature lui était intrinsèquement liée, et qu’elle ne se limitait pas qu’au désordre et au danger, mais qu’elle était aussi fascination, réconfort et espace de réflexion en mouvement. La jungle existe, même si je m’en éloigne. Les soldats de The Thin Red Line y sont confrontés ; ils doivent y faire face. Si je ne reconnais pas la jungle comme faisant partie de mon monde, je me suis alors aliénée de ce qui me constituait et me surpassait. Voilà ce qui rend le cinéma de Malick opaque aux yeux de plusieurs. Si l’on ne reconnait pas comme faisant partie de nous et de notre monde ces animaux et cette nature, nous voilà plus facilement aptes à les

197 Ibid., p. 174.

198 William Blake nous rappelle : « I must create a system or be enslaved by another man’s. I will not

reason or compare : my business is to create. »

199 Taylor, Charles. 1998 [1989] Les sources du moi, la formation de l’identité moderne. Montréal :

Boréal, p. 463.

200 Emerson, Ralph Waldo. 2011 [1836]. La Nature [Nature]. Paris : Allia, p. 8. 201 Ibid., p. 15.

absoudre de notre entendement. La biche qui s’enfuit de la terre brûlée me permet de reconnaitre l’expérience de la peur. La biche me rappelle ce sentiment, mais aussi que mes gestes influent sur l’existence des autres créatures. Le vent chaud circule en moi comme le murmure du repos, du calme, du confort. La lumière observée dans le pertuis des feuilles par un jeune soldat mourant est la même que j’observerai aux derniers battements de ma vie. Cette expérience du soldat m’unit à la nature et à l’homme, me solidarise. La grenouille sur le brin d’herbe qui tremble me fait prendre conscience de mon pouvoir de tuer, tout comme il réitère mon souci de protéger cette fragilité. Ceux qui critiquent Malick lui reprochent souvent ce genre de scènes naturelles jugées opaques et même prétentieuses. Ils n’ont peut-être pas cherché à comprendre ou reconnu comme faisant partie de leur monde cette biche ou cette lumière dans les feuilles. Ces plans s’éloignent de toute prétention, puisqu’ils cherchent justement à redonner à l’homme sa juste place dans le monde naturel.