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Chapitre 2. Revue de littérature

2.1. Système électoral

En science politique, le problème de la médiane de permutations est vu comme un système électoral où m électeurs vont individuellement ordonner une liste de n candi- dats selon leurs préférences. La méthode de Kemeny-Young est parfois catégorisée comme fonction de choix social.

Dans ce contexte, des chercheurs se sont intéressés aux propriétés mathématiques de ce système électoral, aussi nommées "critères". Ces critères sont la base pour comparer différents systèmes électoraux et pour justifier le choix d’un système électoral dans une certaine application. Ils sont aussi pratiques pour avoir une bonne compréhension d’un certain système électoral.

2.1.1. Propriétés mathématiques de systèmes électoraux

La liste suivante présente une sélection pertinente de critères de systèmes électoraux en ordre alphabétique avec une courte description pour chacun. Leur applicabilité dans la méthode de Kemeny-Young, notée entre parenthèse (Oui/Non) est brièvement discutée. — 1) Critère d’anonymité [140] : (Oui) Le résultat de l’élection dépends seulement des votes et pas de leur provenance (électeurs). Ce critère est respecté par la descrip- tion même de la méthode de Kemeny-Young où aucune permutation n’est traitée différement des autres.

— 2) Critère de calculabilité : (Oui) Le résultat de l’élection a peu de chance d’avoir des égalités. Dans [130], ce critère est définit comme le fait que chaque égalité peut être rompue par un seul vote additionnel.

— 3) Critère de Condorcet [43] : (Oui) Si un candidat est préféré à tous les autres candidats dans une comparaison un à un, alors ce candidat est le vainqueur de l’élection. En fait, la méthode de Kemeny-Young fait partie de la famille des mé- thodes de Condorcet, qui regroupe toutes les méthodes respectant le critère de Condorcet.

— 4) Critère de consistance ou de séparabilité [125] : (Non) Si les votes d’une élection sont séparés en plusieurs groupes et que le même candidat est vainqueur dans chacun de ces groupes alors il est vainqueur dans l’élection. Dans [137], il a été montré que seulement les systèmes électoraux préférentiels à base de score sont séparables et donc la méthode de Kemeny-Young n’est pas séparable. Notez qu’on considère que le candidat vainqueur à la différence du critère 14 qui considère l’ordre de tous les candidats.

— 5) Critère de domaine non-restreint ou universalité : (Oui) Toutes les options de vote possibles peuvent être choisies par un électeur. La méthode de Kemeny- Young respecte ce critère car il n’y a aucune restriction sur les permutations de l’ensemble A.

— 6) Critère d’indépendance des alternatives non-pertinentes : (Non) La pré- férence entre deux candidats n’est pas affectée par un troisième candidat. Par le théorème d’impossibilité d’Arrow [9] (voir Section 2.1.2.1), il peut être démon- tré que Kemeny-Young ne respecte pas ce critère. Intuitivement, la méthode de Kemeny-Young qui tente de minimiser les désaccords, considère simultanément toutes les relations entre les paires de candidats pour trouver le consensus, donc la dépendance est clairement présente.

— 7) Critère d’indépendance locale des alternatives non-pertinentes [139] : (Oui) Si le vainqueur ou le dernier perdant est retiré d’une élection alors le reste du résultat ne doit pas changer. Dans une optique d’optimisation, on peut imaginer par contradiction, que le premier élément (ou le dernier) est enlevé et que le reste du résultat change. Donc, ce segment de la permutation "médiane" n’était pas optimal et donc le résultat n’était pas une permutation médiane. Ce critère est une conséquence de la propriété de stabilité locale discutée à la Section 2.1.2.2et dans [138]. Notez que ce critère est confondu avec le critère précédant dans [103]. — 8) Critère de majorité : (Oui) Si la majorité des électeurs préfèrent un candidat

à tous les autres candidats alors ce candidat doit être le vainqueur. Toute méthode de Condorcet respecte le critère de majorité, dont la méthode de Kemeny-Young. — 9) Critère de neutralité [140] : (Oui) Le résultat de l’élection ne dépends pas

des noms des candidats ou de l’ordre dans lequel ils sont présentés, i.e. tous les candidats sont traités de la même façon. Ce critère est respecté par la description même de la méthode de Kemeny-Young où aucun candidat n’est traité différement des autres.

— 10) Critère de non-dictature : (Oui) Aucun électeur n’a le pouvoir total sur l’élection. Ce critère est respecté par la description même de la méthode de Kemeny- Young où aucun vote n’est traité différement des autres.

— 11) Critère de non-imposition : (Oui) Tous les résultats d’élections sont possibles. Pour la méthode de Kemeny-Young, il suffit qu’une majorité d’électeurs votent tous

π pour que le résultat de l’élection soit π, pour n’importe quelle permutation π ∈ Sn,

grâce au critère de domaine non-restreint.

— 12) Critère de Pareto ou unanimité [138] : (Oui) Si tous les électeurs préfèrent un premier candidat à un second alors cette préférence se retrouve dans le résultat de l’élection. Une preuve de ce critère est donnée par le Always Theorem [26] présenté à la Section 2.7.

— 13) Critère de participation : (Non) Un ou plusieurs électeurs ne peuvent pas favoriser un candidat en s’abstenant de voter leurs préférences. Autrement dit, ajouter à l’élection un vote qui préfère un premier candidat à un second ne peut changer le résultat de l’élection tel que le premier candidat perd sa victoire en faveur du second. La méthode de Kemeny-Young ne respecte pas ce critère. Un contre-exemple peut être trouvé dans [62].

— 14) Critère de renforcement [139] : (Oui) Si les votes d’une élection sont séparés en plusieurs groupes et que le résultat électoral est le même pour chaque groupe alors il doit être le même pour l’élection. Young et Levenglick montrent dans [140] que Kemeny-Young respecte ce critère (nommé consistance, mais ensuite renfor-

cement dans [139]). Intuitivement, si une même permutation minimise le score de Kemeny pour chacun de ces groupes, le choix d’une autre permutation ne pourrait qu’augmenter le score de Kemeny pour chacun de ces groupes et pour l’élection. — 15) Critère de symétrie inverse : (Oui) Si un candidat est le vainqueur d’une

élection et que tous les votes sont inversés, alors ce candidat ne doit pas être vainqueur dans l’élection inversée. Soit A ⊆ Sn un ensemble de permutations. Il

suffit de voir dans un optique d’optimisation que pour minimiser le score de Kemeny de l’ensemble Ar = {πr ∣ π ∈ A}, où πr = πnπn−1...π

2π1, il suffit de renverser la

permutation qui minimise le score pour A : K(π,Ar) = K(πr,A). La preuve est

présentée par le Corollaire A.0.1 de l’annexe A.

— 16) Critère de temps de calcul polynomial : (Non) Le résultat de l’élection peut être calculé en temps polynomial. La méthode Kemeny-Young ne satisfait pas ce critère [14], ce qui n’est pas très souhaitable. Par contre, il est intéressant de souligner que le résultat est quand même calculable par opposition à certains systèmes électoraux probabilistes. De plus, pour un petit nombre de candidats (n≤ 30), une médiane peut être facilement calculée [97].

Les premiers travaux sur le problème de la médiane de permutations ont été réalisés dans le contexte du système électoral et sont présentés dans la sous-section qui suit.

2.1.2. Travaux liés aux systèmes électoraux

2.1.2.1. Travaux de Kenneth Arrow

Le livre "Social Choice and Individual Values" [9] de Kenneth Arrow publié en 1970, qui ne traite pas directement de Kemeny-Young mais qui y est fortement lié, a été un pilier de la théorie du choix social. Dans cet ouvrage, l’auteur introduit un théorème,

mieux connu sous le nom du "théorème d’impossibilité d’Arrow" dans lequel il explique qu’il est impossible d’avoir un système électoral avec ordonnancement des candidats (et avec domaine non-restreint) qui respecte les trois critères suivants : A) non-dictature, B) Pareto, et C) indépendance des alternatives non-pertinentes. Dans le cas de la méthode de Kemeny-Young, c’est le critère C) qui n’est pas satisfait.

2.1.2.2. Travaux de Peyton Young

Hobart Peyton Young a réalisé dans [140] les premiers travaux sur le problème de la méthode de Kemeny-Young en 1978 avec Arthur Levenglick ; d’où le nom de la méthode. Ils montrent que ce système électoral est le seul qui respecte le critère de renforcement (critère #14) (nommé consistance dans leur travail), le critère de neutralité (critère #9) et le critère de Condorcet [43] (critère #3). Ils montrent aussi que le système est anonyme (critère #1).

Young poursuit dans un travail très important, en montrant qu’une permutation mé- diane est un estimateur de maximum de vraisemblance selon un modèle où les permuta- tions de l’ensemble de départ sont des permutations obtenues par perturbation à partir d’une "vraie" permutation [138]. Une interprétation intuitive est celle où l’on voit les permutations de l’ensemble A comme des observations bruitées d’une réalité sous-jacente et le consensus de Kemeny permet d’estimer cette réalité. Dans ce modèle, introduit par Condorcet en 1785 [43], les électeurs choisissent, pour chaque paire de candidats, le meilleur candidat avec une même probabilité 1

2 < p < 1. Ce modèle est montré équivalent

[6] au modèle Mallows-φ de Mallows [89].

Young montre aussi, dans ce travail, que la méthode de Kemeny-Young est localement

stable : Si on considère un segment dans une permutation médiane, alors la projection de

l’ensemble des candidats de ce segment dans une élection doit donner un résultat identique au segment. Dans le cas où plusieurs médianes sont possibles pour le problème projeté, le segment peut être changé par chacune des médianes du problème projeté et la permutation contenant ce segment reste une médiane pour l’élection générale.

Dans [139], Young défend la médiane comme meilleur consensus contre la moyenne (qui serait la permutation qui minimise la somme des distances au carré). Il désigne parfois la méthode de Kemeny-Young comme la "méthode de maximum de vraisemblance" en référence au modèle de Mallows. De plus, il montre que la méthode de Kemeny-Young est localement indépendante des alternatives non-pertinentes (critère #7).

Cette série de travaux est très importante car elle offre une base théorique sur laquelle on peut s’appuyer pour justifier le choix de la méthode de Kemeny-Young dans une ap- plication. En effet, plusieurs auteurs d’articles d’application du problème (voir Section 3) justifient l’utilisation de Kemeny-Young avec cette base. Parallèlement, plusieurs autres auteurs justifient son utilisation avec une approche empirique.

Après ces travaux pionniers sur le problème, plusieurs années ont passées et le problème est revenu en force à l’attention de la communauté informatique depuis les 20 dernières années.