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La suspecte promotion de l’État de droit dans la mise en œuvre du droit de l’UE au sein des ordres juridiques nationaux

Demos et déviations autoritaires Demos and authoritarian drifts

II. L’Union Européenne promeut-elle l’État de droit en tant que « valeur européenne » ?

2.2. Les enjeux du contrôle juridictionnel du pouvoir au sein de l’UE La Cour de justice de l’UE considère, sur la base du libellé de l’article 19 TUE,

2.2.1. La suspecte promotion de l’État de droit dans la mise en œuvre du droit de l’UE au sein des ordres juridiques nationaux

Dans un important arrêt rendu en 1978, l’arrêt Simmenthal que nous avons déjà eu l’occasion de citer, la Cour affirme :

« L’applicabilité directe du droit communautaire signifie que ses règles doivent déployer la plénitude de leurs effets, d’une ma-nière uniforme dans tous les États membres, à partir de leur en-trée en vigueur et pendant toute la durée de leur validité. Les dispositions directement applicables sont une source immédiate de droits et d’obligations pour tous ceux qu’elles concernent, qu’il s’agisse des États membres ou de particuliers ; cet effet concerne également tout juge qui a, en tant qu’organe d’un État membre, pour mission de protéger les droits conférés aux parti-culiers par le droit communautaire. »

De ce paragraphe, le lecteur pourrait de bonne foi déduire que le juge communautaire applique, au droit communautaire, l’un des acquis principaux du principe de l’État de droit, à savoir que toutes les normes validement adoptées dans le cadre de l’ordre juridique communautaire doivent développer leur plein effet juridique à l’égard de tous les sujets de cet ordre juridique, que ce soit dans l’ordre juridique de l’UE lui-même, ou au sein des ordres juridiques des États membres. Cette affirmation, fondée explicitement sur le principe d’applicabilité directe du droit communautaire, constitue une avancée majeure de ce droit d’un nouveau genre, qui le distingue ainsi du droit international classique (dont sont issues les Communautés, puis l’Union Européenne). Le droit international énonce ou crée lui aussi des droits pour les individus, mais la mise en œuvre et le respect de ceux-ci, donc leur effectivité, dépendent du bon vouloir des États.

Pareille discrétion pour les États dans la mise en œuvre, au sein de leur ordre juridique national, de droits qu’ils contribuent à élaborer au niveau international ne satisfait bien évidemment pas aux exigences de l’État de droit, car dans l’articulation entre droit international et droit interne, il n’y a alors pas

« prééminence du droit », mais prééminence de considérations relevant de l’opportunité de choix politiques.

En effet les États peuvent contribuer au développement et à l’adoption de normes en droit international public, mais ensuite s’abstenir d’avoir à les respecter, en évitant de rendre opérationnel dans leur ordre juridique national ces droits formulés au niveau international. Deux stratagèmes s’offrent pour ce faire à eux : soit s’abstenir de ratifier des normes conventionnelles, qui alors n’entrent pas formellement en vigueur dans l’ordre juridique interne ; soit, même une fois ces règles formellement valides dans leur ordre juridique interne, faire en sorte sur la base de principes structurels ou constitutionnels de leur ordre

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juridique interne, que les juges nationaux ne soient pas en mesure de les appliquer. Faute de mécanisme international de contrôle approprié auquel pourraient faire appel les individus, un tel comportement est sans aucune conséquence pour un État en droit international29. Par l’interprétation audacieuse qu’elle fait des conséquences de sa jurisprudence antérieure sur la primauté du droit de l’UE, combinée aux « pouvoirs » que la structure de l’ordre juridique de l’UE, appuyée sur le mécanisme original de la question préjudicielle, offrirait aux juges nationaux et que la Cour « révèle » par cet arrêt, celle-ci assure l’efficacité du droit communautaire et semble de la sorte rapprocher le droit de l’UE d’un système juridique fondé sur l’État de droit. Ce progrès doit cependant être mis en balance avec ce qui suit ; la Cour dit en effet :

« Le juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel. »

L’on est fondé à se demander si cette exigence posée par le juge de l’Union au juge national d’écarter, de sa propre initiative – donc sans base juridique formelle dans son propre ordre juridique national – et sans respecter « tout autre procédé constitutionnel », est bien compatible avec la notion de respect de l’État de droit, au sein de l’ordre juridique des États membres.

Une telle question peut en fait se poser depuis l’arrêt fondateur Van Gend &

Loos (1963) par lequel la Cour s’arroge – en contradiction avec le texte clair du traité, comme n’avaient pas manqué de le faire remarquer plusieurs Etats membres dans la procédure menant à cet arrêt30 – le droit de définir l’effet des normes du droit communautaire au sein des ordres juridiques nationaux, le cas échéant au mépris du respect des règles constitutionnelles et procédurales nationales (ce que garantit pourtant la notion « nationale » et classique de l’État de droit). Si du point de vue des bénéficiaires individuels des prescrits de l’OJCE/UE, la décision de la CJE peut être comptabilisée comme un indéniable progrès, en ce sens que le droit produit par la CE/UE n’est plus – comme trop souvent pour ce qui est des normes issues de textes internationaux – seulement déclaratif ou programmatoire, mais devient effectif, l’observateur se doit par contre de noter que ce progrès s’effectue aux dépends de la cohérence interne des ordres juridiques nationaux, et plus particulièrement, et de manière

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29 Voir, LEVRAT, Nicolas, “ D’une exigence de légalité dans les relations internatio-nales contemporaines”, in MORAND, Charles-Albert, La crise des Balkans de 1999, Bruxelles – Paris, Bruylant et LGDJ (coll. Axes-savoir), 2000, pp. 245-297.

30 Voir les arguments des gouvernements néerlandais et belge (État intervenant) dans le Recueil de jurisprudence de la Cour, 1963, pp. 12 et 13.

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préoccupante, au mépris du respect de principes structurels de l’État de droit tel que conçu dans le cadre national, comme le respect de la séparation des pouvoirs et celui de la légalité.

De manière encore plus choquante et problématique, la Cour exigera dans un arrêt de 1989 que

« Tout comme le juge national, une administration, y compris communale, a l'obligation d'appliquer les dispositions […] de la directive et d'écarter l'application de celles du droit national qui n' y sont pas conformes. […] Lorsque sont remplies les conditions requises pour que les dispositions d'une directive puissent être invoquées par les particuliers devant les juridictions nationales, tous les organes de l'administration, y compris les autorités décentralisées, telles les communes, sont tenus de faire application de ces dispositions . »31

L’initiative qu’impose la CJE aux administrations nationales d’écarter le droit national ne peut même plus s’appuyer sur la justification d’un dialogue avec le juge de l’UE – auquel l’administration n’a pas accès dans le cadre du mécanisme de la question préjudicielle, ce que n’avait d’ailleurs pas manqué de relever l’avocat général32. Ainsi les exigences de la CJE concernant la mise en œuvre effective du droit de l’UE au sein de chaque ordre juridique national se fait au détriment du respect de principes fondamentaux de l’État de droit – séparation des pouvoirs et légalité – tels qu’énoncés et évalués du point de vue du droit constitutionnel propre à chaque État membre. Sauf à considérer que le droit des États membres est pleinement intégré à l’ordre juridique communautaire (ou de l’UE), ce que semble hésiter à faire la Cour33, car dans ce dernier cas, on aurait alors un système juridique clairement hiérarchisé et le principe de l’État de droit serait sauf. Mais nous allons voir ci-dessous que pareille conception du système juridique de l’UE ne semble pas être celle de la CJE, ce qui conséquemment l’amène à revisiter la notion d’État de droit.

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31 Arrêt du 22 juin 1989, Fratelli Costanzo SpA contre Comune di Milano, aff. 103/88.

32 Voir les conclusions de l’avocat général Lenz dans l’affaire Fratelli Costanzo SpA contre Comune di Milano, aff. 103/88, Recueil 1989, p. 1851.

33 Dans cet arrêt Costa de 1964 – qui reste le seul fondement de la primauté du droit de l’UE sur les droits nationaux, comme l’ont rappelé les États membres réunis en conférence intergouvernementale (CIG) à Lisbonne en décembre 2007, en faisant une référence expresse à cet arrêt dans la Déclaration n° 17 relative à la primauté annexée au TFUE (voir JOUE C 202/364 du 7 juin 2016) – la Cour semble hésiter sur ce point, parlant tantôt « d’intégration au droit de chaque pays membre de dispositions qui proviennent de source communautaire », et tantôt d’ordres juridiques nationaux et communautaire distincts. Voir pour une réflexion sur ces ambiguïtés, Ioanna RADUCU et Nicolas LEVRAT,

« « Le métissage des ordres juridiques européens (une « théorie impure » de l’ordre juridique) », Cahiers de droit européen, 2007, pp. 111-148.

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2.2.2. L’inapplicabilité d’un contrôle judiciaire extérieur au droit de l’UE