• Aucun résultat trouvé

La surveillance à l’épreuve du travail

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 186-192)

L’hypothèse de la « mise en risque » de la sûreté n’est pas seulement le résultat de l’analyse historique des problématisations de la sécurité et de la sûreté, présentée dans la première partie. Elle provient également du terrain. Alors que tout semblait laisser penser que les pratiques de surveillance en sécurité et sûreté seraient très distinctes, c’est au contraire la similitude des pratiques qui nous a surpris. Comme expliqué en Introduction (section 5), nous avons suivi des cas de surveillance, au-delà des distinctions organisationnelles et professionnelles (notamment en enquêtant au-delà du domaine strict de la Direction de la Sécurité)156, qui concourent à la « bonne marche des trains » d’un point de vue de la sécurité et de la sûreté. Ainsi, au-delà des métiers et des organigrammes, des façons de faire similaires nous sont apparues157. Ces façons de faire similaires, quelles sont-elles ?

Que l’on soit en sécurité ou sûreté, l’un des premiers enjeux est de pouvoir détecter les incidents afin de pouvoir agir le plus vite possible. Repérer un rail cassé ou un début de rixe entre voyageurs suppose la mise en place d’une stratégie visuelle. En effet, l’une des principales raisons d’être des dispositifs de surveillance est bien de repérer (et prévenir) les situations perturbatrices qui peuvent apparaître en tous points (du réseau ou de la gare), et en tout temps. Or, ce qui limite l’action de tous, c’est bien l’impossibilité d’être simultanément en tous points et en tout temps. Pour obvier à cette incapacité, c’est un appareillage technique et humain qui est mis en place afin de capter l’événement qu’il faudra gérer. Nous verrons que la spatialité des phénomènes implique cependant des stratégies de détection spécifiques (chapitre 3).

Deuxièmement, ces opérations de détection s’accompagnent de ce que l’on peut appeler avec Dewey d’ « enquêtes » réalisées par les acteurs, pour décider de ce qu’il faut faire de ces détections. En effet, que la détection soit technique (détecteur, alarme, etc.) ou humaine (patrouilles, rondes, alerte d’un usager, etc.), il faut s’assurer de sa crédibilité et de sa normalité : la détection porte-t-elle sur quelque chose de vrai, et si oui, nécessite-t-elle vraiment une intervention ? Il faut lever le doute qu’a fait advenir la détection. Nous verrons que le caractère automatique des détections, que ce soit en sécurité et en sûreté, n’enlève rien au travail d’enquête des acteurs (chapitre 4).

Troisièmement, les acteurs étudiés, que cela soit en sécurité ou en sûreté, sont amenés à impliquer des non-professionnels dans leur mission de surveillance. Ces stratégies d’implication se font essentiellement envers les usagers et sont considérées comme un moyen de pallier les ressources limitées des acteurs professionnels. Cette implication ne va

156 Nous ne nous sommes pas concentrés sur un métier particulier (la traction, la maintenance, la régulation, l’escale, le contrôle, etc.) ou sur une branche du groupe en particulier (Voyages, Gares & Connexions, Infra, etc.).

157 Cette intuition sur les façons de faire similaires dans les pratiques de surveillance, issue des premières expériences sur le terrain, nous semblait confortée par les appels tant dans les surveillances studies (Haggerty, 2006), que dans la géographie du risque (November, 2002), à dépasser les catégories classiques de l’objet surveillé (humain, non-humain) et du risque (naturel, technologique, urbain, etc.).

186

jamais de soi et suppose un enrôlement des non-professionnels dans la problématique d’action des acteurs. La systématisation de cette logique d’action est fonction du niveau de maîtrise du problème qu’estiment posséder les professionnels. Parallèlement, les gestionnaires s’attachent à empêcher la possibilité même d’advenir de certains comportements ou événements. Cela passe notamment par la modification de l’environnement matériel afin de réduire la « structure d’opportunité du crime » (selon la logique de la prévention situationnelle pour la sûreté) et ce que nous pourrions appeler, en miroir, la « structure d’occurrence de l’accident ». Il s’agit d’impliquer mais aussi d’empêcher (chapitre 5).

Enfin, une stratégie de normalisation est mise en place dans les deux cas, notamment grâce à la constitution de bases de données. L’objectif est de repérer des manifestations anormales (plus élevées que la moyenne) d’incidents afin d’y concentrer les ressources pour les ramener à un niveau jugé acceptable. Tandis que les stratégies de détections sont orientées vers l’action immédiate de résorptions des incidents, la normalisation relève plus du retour d’expérience, avec l’objectif in fine d’améliorer la détection. En mobilisant en partie la sociologie des bases de données, nous verrons que l’historicité et le degré d’endogénéisation du problème dans l’organisation implique une effectivité de cette stratégie plus ou moins grande : de la plus ou moins grande effectivité de la collecte des données et de leur représentativité dépend la valeur instrumentale de la base de données pour ses utilisateurs (chapitre 6).

On l’aura compris, ces façons de faire ne sont pas exclusives les unes des autres.

Chacune d’entre elle participe, d’une certaine façon, à l’effectivité des autres. On pourrait même soutenir que les trois dernières sont, in fine, au service de la première : impliquer les non-professionnels pour mieux détecter ; supprimer certains problèmes pour focaliser les efforts de la détection sur les difficultés restantes ; normaliser pour affiner la détection des incidents les plus importants. Ce découpage est donc plus analytique que narratif : détecter, lever le doute, impliquer et empêcher, normaliser.

Que signifie cette similarité des pratiques ? Est-ce à dire, au fond, que la sécurité et la sûreté sont des problèmes assimilables ? Ou que l’on peut les traiter de la même façon lorsqu’il s’agit de les surveiller ? Ou les surveille-t-on de la même façon parce qu’on les comprend de la même façon ? Ou que les acteurs étudiés, au-delà de leur domaine de spécialité, sont confrontés à des problématiques d’action similaires qui seraient spécifiques aux pratiques de surveillance ?

Au-delà du domaine dans lequel s’effectue la surveillance (ici la prévention des accidents et la prévention des actes dits malveillants), les acteurs qui les mettent en œuvre semblent confrontés à des enjeux pratiques similaires. Nous posons l’hypothèse que ces enjeux pratiques résident essentiellement dans le traitement de l’information et de l’espace, en vue d’une plus grande maîtrise des objets, groupes ou processus à gérer. L’informationnel et la spatialité sont effectivement les deux dimensions de la symétrisation des pratiques des professionnels de la sécurité et de la sûreté.

187 Concernant la première dimension, Beniger explique bien comment la résolution des crises de contrôle passe essentiellement par un meilleur traitement de l’information et de la communication. Le cas de la sécurité ferroviaire l’étaye relativement bien (cf. le chapitre 2). C’est également ce qui est en train de se jouer dans le cas de la sûreté. Les crises de contrôle sont résolues par des opérations de rationalisation, rationalisation qui, pour Weber, « "ne signifie nullement un accroissement de la connaissance générale des conditions d’existence dans lesquelles on se trouve" [mais] la croyance à la connaissabilité, et en conséquence à la maîtrisabilité du monde par les moyens du calcul » (cité par Wagner, 1996, p. 59). Deux interprétations de la rationalisation nous intéressent particulièrement ici. Celle de Peter Wagner tout d’abord qui, dans son étude sur la modernité, caractérise l’extension spatiale et temporelle des institutions modernes en termes de « formalisation », soit « une manière de réinterpréter le monde et de reclassifier ses éléments en vue d’accroître leur maniabilité » (p. 59). Celle de Beniger ensuite, qui assimile la rationalisation à une « technologie de contrôle », au même titre que la bureaucratie. Pour cet auteur, la plupart des définitions données de la rationalisation par Weber lui-même, ainsi que la plupart des interprétations faites après lui, sont subsumées par une idée essentielle : « le contrôle peut s’accroître non seulement en augmentant la capacité de traitement de l’information mais également en diminuant le volume des informations à traiter » (Beniger, 1986, p. 15)158. Pour être plus précis, Beniger explique que la diminution du volume d’informations à traiter s’effectue essentiellement par la rationalisation, complétée aujourd’hui par l’usage de l’ordinateur permettant un « pré-traitement » de l’information.

Ainsi pour Beniger, la « rationalisation pourrait être définie comme la destruction ou l’occultation d’une partie de l’information afin d’en faciliter le traitement » (Beniger, 1986, p. 15)159. Face à des environnements de plus en plus complexes, l’enjeu des acteurs devient la formalisation d’informations pertinentes, dont le corolaire est bien l’occultation de données non pertinentes. Dans les pratiques de surveillance que nous avons observées, le traitement de l’information est un enjeu constant, qui transcende tant le domaine considéré (sécurité ou sûreté) que les métiers étudiés (conducteur, mainteneur, agent Suge, etc.).

Chacune des façons de faire communes que nous avons identifiées – détecter, lever le doute, impliquer et empêcher, normaliser – peut s’interpréter soit comme une façon d’augmenter les capacités de traitement, soit comme une manière de réduire le volume d’informations à traiter. Si les études sur la surveillance – ainsi que les critiques citoyennes et politiques – se concentrent et s’inquiètent de l’augmentation du volume de données récoltées par les administrations et les entreprises, nous verrons que l’un des enjeux pour les acteurs pratiquant la surveillance est leur capacité à traiter de gros volumes d’informations.

Dans le domaine de la sécurité, ce traitement de l’information semble plutôt maîtrisé par les acteurs. Dans le domaine de la sûreté, la rationalisation des informations est en cours. La révolution du contrôle n’a pas encore abouti dans ce domaine d’intervention, et

158 Notre traduction de l’original : « control can be increased not only by increasing the capability to process information but also by decreasing the amount of information to be processed ».

159 Notre traduction de l’original : « rationalization might be defined as the destruction or ignoring of information in order to facilitate its processing ».

188

les nouvelles capacités de traitement de l’information sont en train d’être formalisées.

Ainsi, depuis les années 1990 et la nouvelle problématisation de la sûreté, nous assistons à ce que Wagner appelle une « offensive de modernisation »160. L’hypothèse que nous posons est que cette modernisation de la gestion de la sûreté se fait en partie en important les façons de faire de la sécurité.

En sus de la dimension informationnelle, la deuxième dimension de la symétrisation des pratiques de surveillance en sécurité et en sûreté concerne l’espace. La dimension spatiale de la surveillance a été soulignée dès les travaux de Foucault dans Surveiller et Punir et son analyse du panoptique de Bentham (1975). Il y montre comment une architecture particulière produit des effets sociaux et politiques sur les corps qui y sont soumis. Plus généralement, depuis le « tournant spatial » des années 1960 et 1970 – avec lequel l’espace ne serait plus réduit à une fonction de support et de réceptacle des processus sociaux, mais reconnu comme actif dans leur structuration (Soja, 1989) – deux tendances semblent se distinguer dans la façon dont les sociologues prennent en compte l’espace dans leur analyse (Löw, 2008) : la première, d’inspiration marxiste et lefebvrienne, met en avant ses effets de structure, notamment son rôle dans la production d’inégalité, tandis que la seconde, d’inspiration interactionniste et pragmatique, s’intéresse à la façon dont les acteurs « font avec » l’espace et voient l’espace à la fois comme ressource et contrainte de l’action161. C’est plutôt dans cette seconde tendance que nous nous situons. Il s’agit ainsi de prendre l’espace comme ressource de l’activité sociale et résultat de cette activité.

Etudier la spatialité, c’est prendre en compte toutes les entités (humaines et non-humaines) qui réalisent des actes constructifs de l’espace social (Lussault, 2007)162. Cette construction de l’espace résulte du « traitement par les groupes humains du problème redoutable de la distance » (Lussault, 2007, p. 40). La question des risques est assez révélatrice de la dimension spatiale des sociétés et de cette gestion de la distance. Pour November, la gestion des risques en milieux urbains est dominée, depuis le XIXe siècle, par une grammaire spatiale dépassée : l’éloignement des risques. Le risque est pensé à partir de sa source, et le principal principe de gestion est l'éloignement. Plus les risques sont éloignés des fortes densités urbaines, moins il y aura à craindre de grandes catastrophes. Dans la

160 En effet, pour Wagner, les institutions modernes, qui prennent appui sur les formalisations, ont nécessairement un « double rôle d’habilitation et de contrainte », c’est-à-dire qu’elles sont constituées à la fois de « règles et de ressources sur lesquelles les gens peuvent s’appuyer dans leur action » (Wagner, 1996, p.

4748). Une offensive de modernisation consiste en une modification de l’organisation dont les effets d’habilitation attendus sont une plus grande maîtrisabilité du problème à gérer. En combinant les approches de Wagner et Beniger, nous pourrions dire que l’ « offensive de modernisation » tend à déboucher sur une « révolution du contrôle », soit à une meilleure maîtrise d’un problème grâce à de nouvelles capacités de traitement de l’information.

161 Pour une analyse détaillée de ces deux tendances et une proposition de résolution pragmatique des réductions de chacune – la géographie et la sociologie critiques de l’espace ayant tendance à limiter l’analyse spatiale à la « matérialisation spatiale de la lutte des classes » (Periera, 2015, p. 113) tandis que certaines descriptions des épreuves spatiales se limitent au constat que l’espace est relationnel, sans en tirer des pistes pour la critique – voir Pattaroni (2016).

162 En reprenant le terme d’ « actants » et en considérant qu’ils sont à « l’épreuve de l’espace », Lussault s’inspire librement de ce que l’on appelle la sociologie pragmatique. D’ailleurs, on a du mal à voir la différence entre ce qu’il propose (une géographie de la spatialité) et ce que l’on pourrait appeler une sociologie pragmatique de l’espace.

189 pratique, ceci se traduit par la séparation de l’espace urbain en « zones » d’activité précises (industrielle, habitation, consommation, transport, etc.) et en cercles concentriques autour de la source qui indiquent la baisse progressive du danger. Cette tentative de « pacification de l’urbain » (November, 2011), repose cependant sur une conception pauvre de l’espace qui n’apparait que comme un territoire sur lequel sont projetés les risques. Cette conception est doublement dépassée. La technique de l’éloignement et du zonage n’est pas pleinement adaptée à nombre de risques technologiques majeurs ou aux « nouveaux risques » (Godard et al., 2002) qui font jouer d’autres dynamiques spatiales. Les risques liés au transport de marchandises dangereuses ou à l’approvisionnement énergiques sont des

« risques-réseaux » qui « se déploient sur tout un trajet, indépendamment des caractéristiques du territoire » (Galland, 2003 ; November, 2013, p. 280). De cette analyse, November tire deux propositions théoriques. La première – en suivant les enseignements de Latour et Callon – est de prendre en compte les multiples traductions dont les risques font l’objet. Là où les découpages disciplinaires ou les différentes approches sur le risque tendent à en dissocier et à en étudier spécifiquement certaines dimensions, son approche tend à considérer le risque comme un assemblage. C’est par exemple le cas de la distinction risques perçus / risques réels reprise par plusieurs approches (normative, sécuritaire, probabiliste, assurantielle, représentationnelle, etc.) : il est plus fructueux de prendre pour objet le fait que les acteurs prennent (plus ou moins) en compte ces deux dimensions plutôt que de se focaliser sur une des deux (November, 2002). La deuxième est de faire de la relation risque-territoire une relation géographique et non pas seulement géométrique, c’est-à-dire de réaliser une géographie de la spatialité du risque. « Le risque ne peut plus uniquement se mesurer en termes de sources de risques, ni même en termes de réseau puisqu’il est à la fois local et global, et qu’il traverse des échelles géographiques multiples.

En d’autres mots, ce n’est pas seulement ce qui est le plus proche qui est le plus risqué » (November, 2013, p. 281). Le principe de contiguïté – exigeant un éloignement du risque – a occulté d’autres dynamiques spatiales du risque, notamment la connexité (November, 2004). Dans cette « spatialité du risque » – que l’on peut définir comme l’ensemble des opérations spatiales réalisées au nom du risque, ce dernier transformant l’espace autant qu’il est déterminé par lui (November, 2008) – réfléchir en termes de distance devient essentiel. Si la régulation des distances est affaire de tous, c’est une question particulièrement saillante pour les gestionnaires de risque (entendu ici au sens large)163. En effet, ces derniers doivent tenir à distance le risque, et pour ce faire doivent se rapprocher et entretenir un lien avec d’autres entités : non seulement des autres professionnels impliqués à un moment donné dans la gestion et la prévention du dit risque, mais aussi des populations, des pouvoirs publics, etc., et également certains éléments de l’environnement qui en sont constitutifs du risque : pour prévenir un accident, il faut bien savoir repérer les rails cassées, pour prévenir une crue, il faut bien disposer de capteur sur le niveaux des eaux, etc. Les acteurs que nous avons étudiés pourraient à ce titre être

163 Que l’on peut définir comme « quelque chose de potentiel, qui ne s’est pas encore produit, mais dont on pressent qu’il se transformera en événement néfaste pour les individus ou pour une collectivité dans un ou des espaces données » (November, 2011, p. 276)

190

qualifiés de professionnels de la distance (Créton-Cazanave, 2010)164. Etudier cette gestion des distances dans cette perspective permet alors d’analyser d’une manière symétrique les pratiques de surveillance, que celles-ci aient lieu dans le domaine de la sécurité ou de la sûreté. Ainsi, l’hypothèse que nous posons est que la plus ou moins grande prise en compte, par les acteurs, de la spatialité du risque (autrement dit des distances que l’on établit avec lui) détermine en partie les pratiques de surveillance.

164 La sociologue et géographe Créton-Cazanave opère un déplacement par rapport à la définition de la distance de Lussault. Si pour ce dernier la distance équivaut au principe séparatif (à la séparation), pour Créton-Cazanave la distance est relationnelle, c’est le traitement de la séparation : « la distance n’est donc pas une donnée mais une construction, qui procède de la sélection des réalités que l’on va prendre en compte, et de l’établissement d’un registre de relation entre, et avec, ces réalités » (Créton-Cazanave, 2010, p. 64).

191

Chapitre 3 :

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 186-192)