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Les obstacles à la tâche descriptive dans la sociologie du risque 32 Le colloque de Cerisy « Du risque à la menace » tenu en 2013 a rassemblé plusieurs Le colloque de Cerisy « Du risque à la menace » tenu en 2013 a rassemblé plusieurs

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contributions qui permettent de réaliser un bilan d’étape des « sciences sociales face aux risques » (Bourg, Joly et Kaufmann, 2013b). Ce bilan permet d’identifier des biais ou limites à l’appréhension du risque par les sciences sociales (notamment européenne et française) pour l’objectif que nous nous sommes fixé.

Premièrement, Borraz parle d’une « sociologie du risque limitée » et met en avant « [son]

faible contenu théorique ; [sa] faible dimension critique ; [et sa] contribution limitée à la compréhension des transformations politiques et sociales » (Borraz, 2013, p. 238‑239). Il compare pour cela les productions européennes et françaises aux travaux de Beck et Giddens, à ceux du courant de la gouvernementalité ou encore à ceux issus de la théorie culturelle de Douglas. « Le contraste entre ces deux ensembles de travaux est saisissant. Là où les seconds n’hésitent pas à faire du risque la pierre angulaire d’une nouvelle théorie du social, voire d’une nouvelle théorie de l’État, les premiers en revanche continuent de faire preuve de timidité devant une notion vis-à-vis de laquelle ils expriment une certaine méfiance » (p.239). La raison principale identifiée par Borraz est qu’après Beck et Giddens, les auteurs européens prennent le risque comme prétexte pour étudier autre chose, que ce soit la production scientifique, la mise à l’agenda des problèmes publics ou autre. C’est également pour cela, selon nous, que l’on peut peiner à trouver dans ces travaux des analyses pertinentes pour décrire les pratiques de surveillance à l’œuvre dans la gestion des risques.

Borraz estime également que les recherches consacrées au risque ont une faible portée critique. La raison serait que ces travaux sont souvent engagés dans une analyse des risques et souhaitent contribuer à une meilleure gouvernance des risques. On retrouve ce que nous disions sur la perspective critique de la sociologie du risque qui prend pour objet des problèmes dont elle estime que la surveillance est inexistante ou défaillante (et qu’il faut, dans un certain sens, améliorer). Borraz nous semble pourtant ici relativiser l’apport critique des études de mises sur agenda ou les travaux des STS qui en montrant les

32 Notre revue de la littéraire et bilan critique des surveillance studies est plus long et détaillé que celui que nous produisons sur la sociologie du risque dans la mesure où ce premier champ nous apparaît beaucoup moins connu et discuté en France.

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mécanismes de définition des problèmes publics et analysant les stratégies de divers groupes dans ces mécanismes peuvent permettre aux acteurs les moins dotés en ressources de plus peser dans les débats publics33. Borraz estime cependant que, malgré leur diversité, ces travaux ne donnent pas « plus de consistance que cela à notion de risque, puisqu’elle n’est finalement qu’un véhicule pour ces stratégies, attitudes et comportements » (p. 243).

Nous suggérons que le renforcement du contenu théorique et de la portée critique de la sociologie du risque doit passer par un renforcement d’abord empirique. En outre, l’enquête empirique ne doit pas être subordonnée à la perspective critique générale des sciences sociales du risque, souvent tournée vers une approche gestionnaire, du moins visant, à un certain point, à améliorer la gestion des risques34.

Sur le type d’enquête empirique dans les recherches sur le risque, le bilan établi par Gilbert (2013) est éclairant. Gilbert pointe notamment un éloignement, dans la sociologie du risque, des risques classiques et de « la sécurité telle qu’elle est, telle qu’elle se pratique sans souci normatif préalable » (p. 228). Trop centrées sur ce qui se joue dans l’espace public, les études sur le risque tendant à négliger les « boîtes noires » de la sécurité et du fonctionnement concrets des systèmes socio-techniques. Ainsi, on n’oublie que

« la gestion ordinaire de la sécurité est marquée par d’incessants dysfonctionnements (pannes, erreurs humaines, problèmes organisationnels) [et que] les activités dangereuses (associées aux activités industrielles, de transport, aux grands réseaux, aux laboratoires de recherche…) reposent sur de multiples compromis entre divers "impératifs" (rentabilité, maintien de l’activité et de l’emploi, maintien des capacités d’innovation, respect des normes administratives…) » (p. 226).

Gilbert explique notamment ceci par le fait que les SHS ont surtout acquis une légitimité (en particuliers auprès des institutions publiques) à parler des risques par l’étude des

« nouveaux risques » et des dynamiques de débats publics, la place des savoirs experts et profanes, et l’importance des procédures pour favoriser une « démocratie technique » (Joly, 2009 ; Barthe, Callon et Lascoumes, 2001). La recherche s’est progressivement éloignée des « risques classiques » (notamment naturels et industriels) et de la « sécurité ordinaire ».

La difficulté d’accès au terrain et la sensibilité des activités industrielles risquées ont pu également contribuer à limiter les recherches sur ces risques classiques. Des recherches importantes ont cependant été menées sur ces aspects, qu’ils soient directement axés sur la notion de risque et de sécurité (Bourrier, 1999 ; Ponnet, 2011 ; de Terssac et Mignard, 2011), sur la notion de vigilance (Chateauraynaud et Trabal, 2007 ; Roux, 2006), ou plus généralement sur la question du travail et de la technique (Dodier, 1995 ; Rot, 2006). C’est

33 Borraz reconnaît bien que les STS participent à rendre plus égalitaires les relations entre experts et profanes.

Il semble également sous-estimer que la façon dont les sciences sociales du risque se sont émancipées de la commande sociale des pouvoirs publics, leur a permis de défaire, du moins de contester, des présupposés bien établis sur les risques (notamment la distinction risque objectif / subjectif et la division du travail scientifique qui en découle, cf. plus haut).

34 Cette précaution est avant tout méthodologique. Il est bien sûr à espérer que les travaux en sciences sociales puissent avoir une finalité, plus ou moins immédiate et concrète, pour les acteurs.

41 dans cette perspective que nous nous situons, en essayant d’être au plus près des activités concrètes devant assurer la sécurité d’activités et de processus dit risqués.

De cet ensemble de travaux, nous retiendrons l’idée que la sécurité est nécessairement négociée au sein des organisations, et que c’est l’une des conditions de son inscription dans les entreprises (Gilbert, 2011). Ainsi, le couple « insécurité – sécurité » n’est pas départagé par une règle, qui respectée maintiendrait dans la sécurité et non respectée plongerait dans l’insécurité. Que ce soit dans les transports, le nucléaire ou la chimie, les auteurs ayant centré leurs travaux sur les gestions des risques au quotidien montrent qu’on est loin d’un modèle déterministe où la définition d’une règle a priori et son respect suffiraient à assurer la sécurité. Comme l’explique Mathilde Bourrier :

« la plupart [des recherches] s’accordent aujourd’hui pour considérer que la sécurité ou la fiabilité se construisent dans une négociation quotidienne entre des exigences réglementaires, des contraintes de travail et des opportunités stratégiques de tous ordres. Ces arbitrages sont eux-mêmes enchâssés dans des représentations sociales, des visions du monde, des rapports symboliques et des rituels de socialisation contribuant à stabiliser le tout dans des équilibres plus ou moins dommageables pour la sécurité » (2001b, p. 17).

Il est frappant de constater que les travaux s’attachant à étudier les activités quotidiennes des organisations dangereuses parlent plus facilement de « sécurité » que de « risque ».

L’attention au travail concret des acteurs amène à mettre en avant une certaine positivité (en montrant comment les acteurs réussissent, malgré tout, à produire de la sécurité collective, quitte à prendre des risques individuels), tandis que l’attention au risque, lorsqu’elle passe par l’accident ou la catastrophe, fait surtout apparaître une négativité (ce qui n’a pas bien fonctionné, ce qui a fait défaut)35. En effet, partir des accidents et des catastrophes pousse forcément à mettre en avant les failles. Il faut aussi étudier la sécurité dans son quotidien (Bourrier, 1999). Dans cette thèse, l’accident de Brétigny et l’attaque du Thalys ne seront pas étudiés pour eux-mêmes (ni pour proposer des solutions), mais en tant que révélateurs des pratiques quotidiennes de surveillance.

Cette branche de la sociologie du risque pousse à explorer « la fabrique de la sécurité » qui est une construction collective. Pour cela, il faut « comprendre les pratiques de sécurité en situation, [soit] mettre au jour la manière dont les individus élaborent des obligations communes orientées vers la sécurité en réponse à d’autres obligations parfois contradictoires » (De Terssac, Mignard, 2011, p. 13), sans oublier que ces obligations sont portées par une organisation36. Ces obligations communes font partie de ce que Dodier a

35 Concernant les facteurs organisationnels de la sécurité, la confrontation des approches de Perrow et du groupe de Berkeley (étudiant les High Reliability Organizations) illustre bien ces deux tendances : « pour Perrow, ce que l’on doit expliquer, c’est pourquoi la plupart de ces organisations complexes et à risque sont vouées à l’échec, à "l’accident normal" tandis que pour le groupe de Berkeley, ce qui reste à expliquer c’est pourquoi les échecs sont si rares et pourquoi donc on peut parler de "haute fiabilité"» (Bourrier et Laroche, 2001, p. 32).

36 Ainsi, il ne faut pas réduire la sécurité aux efforts de « sur-hommes » qui par obligation, plaisir ou stratégie réussiraient à assurer la fiabilité d’une organisation, comme ont pu avoir tendance à le faire des travaux en psycho-ergonomie et sociologie du travail (Bourrier, 2001, p. 22).

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appelé la « solidarité technique », soit « les liens créés entre les humains par le fonctionnement de ces vastes ensembles d’objets, articulés les uns aux autres, que constituent les réseaux techniques » (Dodier, 1995, p. 5). Dodier, tout en faisant référence à la théorie de l’acteur-réseau et à la philosophie des objets technique de Simondon, s’inscrit bien dans une perspective durkheimienne quand il définit la solidarité technique.

Dans la solidarité organique de Durkheim, c’est la division du travail entre humains qui crée des interdépendances entre eux. « Avec le développement généralisé de réseaux […]

la dimension sociologique des objets techniques apparaît dans toute son ampleur » (p. 15).

Pour Dodier, il y a alors une forme de solidarité issue de cet usage massif des techniques, une solidarité entre humains médiée par les techniques. L’échelle de cette solidarité n’est pas la société (avec pour objectif l’intégration), mais le réseau technique (avec pour objectif le fonctionnement). La « fabrique de la sécurité » participe alors grandement à cette solidarité technique. C’est dans cette lignée des travaux de sociologie du risque que nous nous situons et qui vont nous permettre d'étudier concrètement des pratiques de surveillance destinées à assurer la sécurité.

Enfin, un dernier constat sur les sciences sociales du risque (au-delà de la sociologie donc) est celui dressé par Valérie November, à partir de la géographie. Nous avons vu que la surveillance est un concept éclaté et flou, tant du point de vue des études académiques (en fonction des catégories de surveillance, en fonction des divisions disciplinaires, etc.) que du point de vue pratique (avec par exemple la distinction entre la politique de sécurité et la politique de sûreté). Ces divisions sont sans doute fondées du point de vue de l’efficacité (diviser afin de mieux étudier dans le cas des chercheurs, diviser afin de mieux surveiller pour les acteurs). De la même façon, November montre comment les divisions disciplinaires et pratiques ont contribué à la fragmentation de l’objet « risque » (November, 2002). Au-delà du schisme entre géographies physique et humaine, les études sur le risque peuvent se découper entre les approches gestionnaires et les approches par les représentations37. L’approche gestionnaire est caractérisée par la recherche d’une maîtrise du risque afin de le réduire grâce à la technique. On peut y distinguer les approches normative, probabiliste, sécuritaire ou encore assurantielle. Les approches par les représentations consistent à favoriser la perception plutôt que les manifestations du risque.

On peut y distinguer l’anthropologie culturelle de Douglas (1985), l’approche sociologique de Beck (1986) ou une optique plus foucaldienne avec Lupton (Lupton, 1999). Ainsi, les risques ont souvent été étudiés séparément, en fonction de leur nature ou de leur catégorisation. November explique que si chaque approche permet de voir ce que les autres occultent, le concept de risque demeure flou, les définitions et les usages très différenciés. En résulte une appréhension partielle du phénomène, tout comme nous avons essayé de le montrer à propos de la surveillance (par exemple en distinguant les

37 D’autres découpages peuvent bien évidemment être réalisés, comme celui de Claude Gilbert lorsqu’il retrace différentes acceptions du risque à partir de la notion forgée dans le cadre de l’assurance. Il parle ainsi des approches des systèmes techniques où l’on objectivise les dangers, des approches environnementales qui s’intéressent à l’effectivité des dangers par les dommages qu’ils causent, et enfin les approches centrées sur la vulnérabilité (Amalberti, Fuchs et Gilbert, 2002).

43 approches se différenciant sur deux axes : haut/bas ; exception/banalité, cf. supra p. 11).

Pourtant, un certain nombre d’indices témoignent d’une certaine « logique générale » ou « dimension générique » du risque, notamment la récurrence des risques sur un même territoire et la différenciation spatiale des risques. November propose ainsi de repenser le risque globalement pour lui redonner une certaine cohérence objectale. Pour ce faire, elle étudie le risque dans sa relation avec le territoire afin de prendre en compte la « spatialité du risque ». Pour être en cohérence avec son cadre théorique et analytique, elle prend en compte plusieurs risques sur différents territoires afin de faire émerger cette « dimension générique ». Cette approche multirisque nous semble tout à fait pertinente afin d’étudier les pratiques de surveillance. En effet, en faisant varier les domaines (dans notre cas, la politique de sécurité et la politique de sûreté) dans lesquels s’effectuent ces pratiques, on peut espérer distinguer ce qui est propre à un domaine et ce qui est commun à l’activité de surveillance.

Ainsi, nous avons identité plusieurs biais dans les surveillance studies et les sciences sociales du risque, biais qui sont autant d’obstacles pour mener à bien la tâche descriptive des pratiques de surveillance. Le tableau 1 résume ces obstacles et les recours adoptés.

Tableau 1- Obstacles et recours théoriques et méthodologiques pour étudier les pratiques de surveillance

Obstacles Recours

Surveillance Studies Aporie définitionnelle Prendre en compte des

pratiques de surveillance (telles

Sciences sociales du risque Faible contenu théorique et portée critique

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Une dernière difficulté à surmonter est liée à l’approche multirisque adoptée. Les domaines de la sécurité (la prévention des problèmes accidentels) et de la sûreté (la prévention des problèmes intentionnels) ne sont presque jamais étudiés ensemble. Ce constat se vérifie dans les surveillance studies et les études sur le risque, mais également dans les travaux ayant pris pour objet le monde ferroviaire. En effet, la plupart des travaux sur le ferroviaire portent en principe sur tel ou tel métier, et abordent (de façon plus ou moins centrale) la sécurité ou la sûreté. Pour ceux abordant la sécurité, on notera les travaux sur la maintenance du matériel roulant (De Terssac et Lalande, 2002), sur la maintenance des voies (Ponnet, 2011), sur les conducteurs (Clot, 1997 ; Fortino, 2014, 2015) ou sur la maintenance des trains à la RATP (Thibault, 2013). Pour ceux abordant la sûreté, on notera la thèse de Bonnet (2006) sur la « production organisée de l’ordre » (dans les gares et les centres commerciaux), ou les travaux sur les contrôleurs de billet (Elguezabal, 2010 ; Suquet, 2011). Seuls les travaux d’historiens du ferroviaire abordent les deux aspects (Caron, 1997, 2005 ; Ribeill, 1993 ; Sauget, 2005). Cependant, ils les traitent de manière toujours séparée.

Pour mettre en équivalence ces deux domaines et étudier les pratiques de surveillance dans chacun d’eux (en évitant les biais identifiés), nous allons effectuer une sociologie du travail des professionnels de la sécurité et de la sûreté. Plus précisément, nous nous référerons à la sociologie de l’activité, et ce dans une visée pragmatiste, afin de dépasser le cloisonnement entre surveillance studies et sociologie du risque.

3.3. Une sociologie de l’activité des professionnels de la sécurité et de la

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